À la recherche d’une fin de nuit heureuse

Le portulan de la bohème

Le soleil ne se couchait jamais sur l’Empire britannique et à une échelle plus modeste sur le red light de Montréal. Il pouvait s’effacer des façades et des marquises à l’heure réglementaire de fermeture, mais il continuait de briller de tous ses feux dans les clubs, les boîtes de nuits, les blind pigs et les barbottes, comme autant de lampes de sanctuaire dans les églises.

Comment mettre fin à une veille sans fin ? Les journées se passaient comme on s’était levé, du mauvais côté du lit ou du bon pied. Les fins de nuit, elles, ressemblaient rarement aux débuts de soirée. Tout était possible après minuit. On quittait le fuseau horaire ordinaire pour s’enfoncer dans une zone blafarde et crue, où tout nous sautait aux yeux comme dans un film 3-D ou dans une toile expressionniste.

Cette nuit-là, nous étions attablés au Mocambo, un des avant-postes du red light, situé tout près du Terminus de l’Est. La salle était immense, assez pour qu’au centre, un crouneur susurre avec l’appui feutré des cuivres d’un orchestre de danse, pendant qu’une bagarre battait son plein à l’une des extrémités et qu’à l’autre, un avaleur de sabre ajoutait une touche de modernité à son numéro, en s’enfonçant un néon dans le tube digestif.

L’atmosphère était volatile et tout déplacement demandait une connaissance étendue des us et coutumes des différentes tribus qui peuplaient le territoire du Mocambo. Mon père avait trois frères ; le pompier, un taupin comme lui, le gambleur, toujours prêt à lever les baguettes en l’air à la moindre contradiction et Ti-Loup, dont l’irascibilité, avec un coup dans le nez, était inversement proportionnelle à son gabarit.

Chaque fois qu’ils étaient réunis dans un cabaret et que Ti-Loup devait traverser la salle pour aller pisser, mon père racontait qu’ils devaient s’attendre à ce que, dans la demie heure qui suivait, deux ou trois enragés surgissent avec un point d’interrogation menaçant au bout des bras. C’est vou-z-autes les frères de l’aute ? Habituellement, il suffisait que la réponse se lève pour mettre fin à la discussion. Ça vous cause un problème ? Lorsque les assaillants s’avéraient lents de comprenure ou ne se fiaient pas à leur première impression, les poings des trois frères aplanissaient les différends d’une argumentation solide et imparable, avant de récupérer Ti-Loup, qui proférait toujours des menaces à l’autre bout de la salle, protégé par son inconscience du danger.

Comme toutes les autres tribus, la tablée des artistes était un monde refermé sur lui-même où la discussion s’animait cette fois autour de la dernière exposition novatrice de Jean McEwen. Certains parlaient d’impressionnisme abstrait, d’autres de textures colorées. Je ne me souviens plus qui a avancé la théorie qu’il s’agissait plutôt de tapis verticaux. Le raisonnement labyrinthique de son défenseur était qu’en O-r-r-r-ient, on accrochait les tapis volants aux murs. En guise de conclusion, il avait proposé qu’à ses prochains vernissages, Denise Delrue remplace dorénavant le Québérac par des muffins au haschisch. Pour aider les critiques à dé-coller avec les toiles ! L’heure était aux petites illuminations.

Au Mocambo, le trajet qui menait à la pissotière était aussi hasardeux que le parcours emprunté par La Vérendrye pour se rendre dans les Pays d’en Haut, de Montréal à la rivière Rouge. Lors de ces déplacements, on rencontrait des groupes dont il valait mieux ne pas croiser le regard, alors que leurs membres ne se gênaient pas pour vous détailler effrontément de la tête aux pieds. Il y avait aussi ceux qu’il aurait été mal avisé d’effleurer physiquement et encore moins de bousculer. Ce qui occasionnait une révision constante de la navigation.

La vision ne devait jamais quitter le mode périphérique et veiller à ne pas s’arrêter sur une coiffure excentrique, un maquillage dégoulinant ou les dents en or d’une dentition proéminente. Face à toutes les saillies provoquées par la vue des cheveux longs et le port d’une barbe, l’indifférence était de rigueur dans tous les territoires. Comme la concupiscence visuelle ! Tu ne convoiteras pas la femme d’une bande voisine. Dans les circonstances, le seul soupçon d’un « Wow ! le beaux pétard ! » dans le visou aurait été suicidaire.

Une fois debout devant l’urinoir, la nécessité de reprendre le même trajet à l’envers gâchait le plaisir extatique de soulager sa vessie. Tu fais-tu partie du show ? me demande mon compagnon de stalle. J’allais lui répondre lequel ? Je me suis contenté d’un hochement de tête. Tu me fais penser au juggleur qui sait pas jongler, t’sé, celui qu’y échappe toutes ses assiettes ! Entoucas, si tu le rencontres, tu y diras que ma femme l’a trouvé drôle. Son nom, c’est Rita ! Une autre petite illumination ! Je me suis imaginé un instant partir à la recherche du jongleur qui ne savait pas juggler pour lui annoncer à sa sortie de scène que Rita l’avait trouvé drôle.

À six heures du matin, le soleil qui ne s’était jamais couché au Mocambo accueillait les travailleurs à la fin de leur chiffe de nuit avec le dernier spectacle de la veille ou le premier de la journée. Tous ceux qui s’obstinent à décrire les clubs comme la grande école du showbiz semblent avoir oublié combien le public pouvait s’y montrer rustre et grossier. Une histoire navrante que m’a racontée Vic Vogel fait plus que le confirmer.

Une illusionniste présentait son numéro sur une des scènes du Mocambo. Elle lançait des cartes à jouer dans la foule et la perruche qu’elle avait dressée pendant des années se posait sur l’épaule d’un des spectateurs. Une fois que sa maîtresse avait révélé la couleur et la figure de la carte qu’il tenait à la main, l’oiseau savant la rapportait sur scène sous les applaudissements nourris du public. Le numéro était très apprécié pour sa finesse et l’intelligence surprenante de sa vedette à plumes.

Un petit matin, à l’aube, alors que la salle était pleine de débardeurs, la perruche a atterri sur l’épaule d’une brute hirsute et ventrue qui, sous l’œil horrifié de la salle et de l’illusionniste, a saisi l’oiseau dans sa main, lui a arraché la tête d’un coup sec avec ses dents et rejeté le corps du volatile sur le plancher du cabaret. On a jamais connu la valeur de la carte que l’ostrogoth zoophobe avait tirée. On aimerait croire que c’était un deux de pique.

Ma dernière visite dans l’Est profond remontait à la courte époque où j’avais repris de Paul Dignard le premier théâtre de poche des Apprentis Sorciers, rue Davidson. Ces derniers avaient déjà l’habitude de planter leur scène dans des endroits inhabituels : d’abord une ruelle, puis une boulangerie, rue de Lanaudière, et finalement, un fond de cour, rue Papineau, dont j’ai également hérité une douzaine d’années plus tard.

Je m’étais déjà attaqué à une adaptation et une mise en scène de Mademoiselle Julie de Strindberg, avec une seule chaise comme décor sur un plateau incliné, et nous avions présenté Escurial de Ghelderode dans une salle paroissiale où Pierre Maheu s’était éclaté dans un rôle de fou persécuté, qui allait comme un gant à son mal d’être.

J’avais trouvé une mère Ubu idéale en Janou Saint-Denis et conçu une façon tout à fait originale de monter Ubu Roi d’Alfred Jarry, une pièce réputée injouable. Depuis, j’ai assisté à plusieurs versions, toutes aussi hénaurmes les unes que les autres, dont l’insurpassable mouture Europe de l’Est de Denis Marleau, avec Pierre Lebeau, Carl Béchard et la fanfare de Jean Derome.

La transposition que j’avais imaginée n’a rien perdu de sa singularité et de sa pertinence. Pas plus d’ailleurs que les émules contemporains de l’infréquentable Grande guidouille verte n’ont cessé d’allonger la liste des supplices que le Maître des Phynances avait établi pour assurer la sécurité de l’État : Torsion du nez, arrachement des cheveux, pénétration du petit bout de bois dans les oreilles, extraction de la cervelle par les talons, lacération du postérieur, suppression de la moelle épinière, ouverture de la vessie natatoire et grande décollation.

L’Ubu Roi de l’éphémère Théâtre Antonin Artaud n’a pas vu le jour. La première fois que j’avais mis les pieds sur la scène du Gesù, dans une production étudiante, une adaptation des Oiseaux d’Aristophane, je m’étais senti chez moi et j’ai toujours eu la tête faite pour la mise en scène. Diriger un théâtre, en revanche, était une vocation prématurée. Ça ne s’improvisait pas, ça prenait plus que de l’enthousiasme.

La présence des artistes dans un quartier populaire n’allait pas de soi. Les comédiens amateurs des Apprentis avaient brisé la glace. Certains des habitants des rues avoisinantes avaient découvert le théâtre dans la petite salle de 30 places, en assistant à une représentation de La Cantatrice chauve d’Ionesco. Comme quoi le théâtre d’avant-garde n’est l’avant du peloton que pour l’arrière-garde.

Paul Dignard m’avait conseillé de fréquenter le pool room pour obtenir un renouvellement du visa de séjour dans les alentours. Une sorte de mission de la paix pour maintenir de bonnes relations avec le milieu culturel. Le fait que les hot-dogs stimés n’étaient pas trop détrempés m’invitait à revenir fréquemment. Comme ça, t’es un acteur qui joue dans le p’tit théât’ poche là ? me demande le patron à ma deuxième ou troisième visite. Une autre petite illumination ! Même si c’est seulement en fourchant de la langue, tout le monde a un talent naturel pour la critique.

Je m’empresse de rectifier. Un metteur en scène ! Appuyé sur sa queue de billard, un des joueurs de la première table me lance une pique. C’est quoi ? Un aut’p‘tit boss ? Son partenaire a pris le temps de bien blouser sa bille avant d’en rajouter. Y a plutôt de l’air d’un gars de l’office ! C’était à mon tour à frapper la boule blanche. Un metteur en scène, ça fait qu’y a un show sus a scène quand le rideau se lève, parce qu’y a organisé toute la chibagne. Sans metteur en scène, les strip-teases dureraient deux minutes, comme Chez Paree, et les lignes de filles lèveraient pas la jambe en même temps.

Le patron buvait mes paroles avec un sourire satisfait. Qu’est-ce j’vous avais dit, les gars ? C’est pas un acteur ! Parce que, lui, y parle pas comme les acteur à tévé. Lui, y leu fait des scènes pour leu-z-apprendre à parler comme des acteurs ! Mais, dans a vie, y peut parler comme du monde ! J’aurais pu lui raconter que Jean Gascon parlait souvent dans la vie comme les personnages dans les pièces, mais je me suis contenté d’acquiescer. Quand on est accepté, on ne regarde pas la bride.

À chacun son Javert, le mien était un constable qui s’était promu chef de l’escouade anti-artiste de l’Est. Tous les soirs, lorsque je quittais le théâtre vers minuit pour retourner sur la Rive Sud, il m’attendait rue Sainte-Catherine, près du viaduc des ateliers Angus, un peu avant la rue d’Iberville, pour m’interpeller. Le dernier autobus orange de la Chambly Transport quittait le terminus de Papineau, coin Sainte-Catherine, à une heure du matin.

Chaque fois, il m’obligeait à ouvrir ma serviette, à soulever le couvercle de mon dactylo portatif et à lui prouver que je possédais les cinquante ou soixante-quinze sous qui l’empêchaient de m’arrêter pour vagabondage. Je n’ai jamais croisé son regard. Mon être tout entier l’offensait et sa haine était palpable.

Un soir, à ma grande surprise, il n’était pas là. Une fois dans l’autobus, j’ouvre la serviette, pour me rendre compte que j’y avais glissé tout ce qu’il espérait y trouver pour me coffrer : un marteau, des pinces et un tournevis, bref des outils de cambriolage. Le pauvre Jalbert ne pouvait pas se douter que l’arme la plus redoutable que je possédais était ma Remington portable.