Quand l’imagination sortait en patins de la baignoire

Le portulan de la bohème

Quand j’ai atteint l’âge de remplacer le visage éploré des statues de la Mère de Dieu par un ravissement durable devant la splendeur infinie du corps féminin dénudé, Lili St-Cyr avait déjà quitté son havre montréalais pour un écrin hollywoodien. J’ai découvert beaucoup plus tard que même dans l’imagerie sulpicienne, le visage de la Madone pouvait exprimer parfois une extase qui appartenait plus à la maîtresse du peintre qu’à la Vierge Marie.

J’appartiens à une génération qui a vu une progression inexorable de la libération sexuelle dans chaque nouvel allègement du vêtement féminin. Dans les films, chaque bain de mousse, chaque tétin furtivement dévoilé, chaque chemise détrempée, qui collait au corps comme une deuxième peau, comptaient comme autant de victoires sur la censure. Chaque lisière de nudité libérée par les grands couturiers nous rapprochait du grand dévoilement.

Gorgeuse et bien en chair, la liberté n’était pas un vague fantasme. Elle tombait la gaine en se déboutonnant, se dégrafant et se dézippant. Chaque année la silhouette du corps féminin se précisait. Les robes s’écourtichaient de partout, les manches longues s’envolaient et les jupes rapetissaient jusqu’au rase-bonbon si cher à Ferré. Mini-mini, tout est mini ! chantera Dutronc. Les maillots de bain se dédoublaient, du sac ajusté au mouchoir, du bikini au monokini, jusqu’à la totale.

Après, il ne nous resta plus qu’à découvrir que se mettre à poil n’était pas l’ultime vérité. La nudité était également un costume. Tout tenait à la manière dont il était porté. Il ne suffit pas de se dénuder pour que la magie opère. Le strip-tease a été notre initiation à l’art du désir. C’était l’avant-goût et l’avant-garde d’un effeuillement intégral qui remplacera le chapelet par le string.

Je n’ai pas vu Lili St-Cyr sur la scène du théâtre Gayety, ni Maurice Richard sur la glace du Forum. Mais j’en ai entendu parler autant comme autant. L’imagination a fait le reste. Comme la radio pour le Rocket. Je me rappelle, tout jeune, assis à la table de cuisine, avoir été emporté par la description en direct de ses exploits héroïques par Michel Normandin. Il n’y a pas de légende sans un barde pour la chanter.

La description d’une montée de Maurice Richard par Normandin était digne du Combat des arbrisseaux de Taliesin, surtout lorsque les Canadiens jouaient contre les Maple Leafs de Toronto. Le Rocket, qui tirait derrière lui Bill Eznicki accroché à son épaule, un autre joueur à sa culotte et un troisième à son chandail, parvenait à déjouer les défenseurs, qui tentaient de le mettre brutalement en échec, et dans un effort surhumain, à glisser la rondelle du bout de son bâton dans le filet adverse. C’est un but ! hurlait Normandin d’une voix éraillée par l’émotion.

La narration épique permettait à des milliers et des milliers d’auditeurs de reprendre le jeu à leur guise en l’amplifiant à chaque reprise jusqu’à ce que les trois ou quatre joueurs à la feuille d’érable se transforment en une pieuvre de foreman et de big boss qui se pendaient aux basques de leur héros. C’est ainsi que naissent les légendes !

Les reprises au ralenti de la télévision laissent peu de place à l’imaginaire. Sauf pour Maurice Richard ! Je lui ai écrit une colère dans le cadre d’une série télévisuelle que j’ai scénarisée, Canadiens, canailles, canayens.

Pour l’illustrer, nous avions trouvé dans les archives sportives une montée dramatique du Rocket qui s’apparentait à celle de mon souvenir radiophonique. Le dénouement se passait à la vitesse de l’éclair et nous n’arrivions pas à identifier le moment où le bâton du Numéro 9 touchait la rondelle. Elle était là, toute noire, sur la glace, la palette s’en approchait, puis, elle était dans le filet.

Nous avons repris la séquence image par image sur la visionneuse de la table de montage pour tenter d’isoler le vingt-quatrième de seconde où le contact se faisait entre la palette et la rondelle. Elle était là, elle n’était plus là. C’est le genre de miracle qui manquait au Frère André pour assurer sa canonisation. Maurice Richard, lui, était un demi-dieu.

Lili St-Cyr était-elle une déesse ? Sûrement lorsqu’elle empruntait le trottoir pour se rendre au Théâtre Gayety, comme elle l’a décrit dans ses Mémoires. À Montréal, j’étais la femme fatale que j’avais toujours rêvée d’être. Quand je déambulais rue Sainte-Catherine, les hommes cessaient toute activité pour me regarder passer et des attroupements se formaient. J’avais une robe de crêpe dont la traîne s’envolait derrière moi dès qu’il ventait. Chaque fois que je la portais, ça provoquait tout un scandale !

Sa notoriété était assez grande pour qu’un député anglophone et francophobe de la Chambre des Communes se fende d’une déclaration tonitruante qui a fait la une des journaux : La culture canadienne-française se résume à Lili St-Cyr et à Maurice Richard. Sans doute était-il également partisan des Maple Leafs ? La rebuffade offensante est tombée à plat. Les Montréalais, qui s’étaient pâmés devant la beauté de la première, vénéraient le second.

La grande rivale de Lili St-Cyr, Peaches, officiait, rue Saint-Laurent, au Théâtre Roxy, qui a été démoli pour faire place au boulevard Dorchester, en même temps que le mur d’enceinte du Collège Sainte-Marie. Guy L’Écuyer est le seul de ses admirateurs que j’ai connu. Il gardait de son art un souvenir enjoué et attendri. A-a-a-h-h-h ! P-e-a-c-h-e-s !

J’avais deviné, au soupir prolongé et à la lueur libidineuse qui s’était allumée dans son œil pour gagner sa face rubiconde, qu’elle était plutôt ronde et potelée, dodue de poitrine, la fesse rebondie, la cuisse accueillante, la chair joyeuse et probablement blonde. Un fruit mûr et une pêche succulente !

Du temps qu’il fréquentait les Beaux-arts, Gilles Carle et ses confrères d’atelier avaient été engagés pour brosser la toile de fond du décor d’un des numéros de la reine du Gayety, une vue panoramique des gratte-ciel new-yorkais. Déjà on s’éloignait du burlesque pour se rapprocher du théâtre. A-a-a-h ! L-i-l-i St-C-y-r ! En partageant son souvenir, le visage de Gilles s’est fendu d’un large sourire et ses yeux se sont mis à pétiller d’admiration pour une grande artiste.

J’ai reconnu la même pluie d’étoiles dans le regard d’un plombier qui m’a arrêté un jour dans la rue pour me confier que son plus grand titre de gloire était d’avoir installé la fameuse baignoire de Lili St-Cyr sur la scène du Gayety. À l’époque, il pratiquait son métier dans le Red Light et connaissait tous les bordels, dont il m’avait entendu parler à la radio.

La pantomime de déshabillage a débuté à Paris au tournant de l’autre siècle avec Le Coucher d’Yvette. Dans le décor d’une chambre coquette, Blanche Cavelli s’ennuie de son mari et s’apprête à se mettre au lit toute seule. Elle quitte son corsage, sa robe, ses jupons blanc et rose, son corset et s’arrête au moment de retirer son pantalon et ses bas.

À moitié nue, elle s’est avisée soudainement de lui écrire une lettre. Sa recherche d’inspiration la pousse à adopter diverses poses de réflexion pour le plus grand bonheur des spectateurs. Avec le dernier mot de sa missive, elle tombe le pantalon et les bas et se glisse sous les draps. La seule exigence de la Censure avait été que Blanche et ses imitatrices portent des dessous de soie. On est au théâtre, que diable !

Il appartenait à une célèbre inconnue, Mlle Angèle Héraud, d’ajouter un peu de piquant et de mouvement à la pantomime avec Les mésaventures d’une puce. La femme est toujours dans son boudoir et s’apprête à passer la porte pour rejoindre son amant lorsqu’elle est agacée par un picotement à la main. Elle se dégante et la puce passe sous la manche. Elle dégrafe son corsage et la puce étend le fourmillement sous la chemise, dans les jupons, sous le corset pour s’établir dessous le dernier dessous, dans le pantalon. Le nouveau moteur de l’action dramatique avait ajouté une urgence et une frénésie au déshabillage qui était du plus bel effet.

Le numéro a fait le tour de l’Europe, mais le parcours de la puce a été réglementé par la censure de chaque pays. Pas question de retirer le corset en Autriche, ce que la Prusse a autorisé. À Berlin, on interdit à la strip-teaseuse de relever le bas de son pantalon pour se gratter la cuisse, mais à Bruxelles, on lui accorde la permission de se gratter les fesses à travers la fente du pantalon. D’interdit en interdit, la pudibonderie zigzaguait entre la pure sottise et l’absurde.

Le grand art toutefois naît souvent d’une contrainte. La pantomime la plus célèbre de Lili St-Cyr, La baignoire, était le fruit d’une réglementation new-yorkaise fin-finaude qui n’interdisait pas la nudité mais de sortir de scène avec moins de vêtements qu’à l’entrée. Ça m’a donné l’idée de créer un numéro qui respectait la loi à la lettre et qui m’a permis de quitter la scène souvent mieux vêtue qu’à mon arrivée, racontait-elle malicieusement aux journalistes.

L’astuce avait séduit les Newyorkais. À Montréal, le public en redemandait. C’était le délire ! a rapporté Jacques Normand qui était un peu le Michel Normandin de la St-Cyr. On ne l’imaginait pas sans sa fameuse baignoire et chaque fois qu’elle refaisait le coup, c’était un succès assuré. Lili se dévêtait, Lili entrait dans sa baignoire, Lili prenait un bain de mousse, Lili ressortait du bain, et, après quelques coups de brosse dans sa chevelure magnifique, elle se rhabillait. Il faut admettre que dans le cadre de la pratique artistique du strip-tease, c’était un trait de génie.

Jacques Normand était fin connaisseur. La légende de la St-Cyr lui doit beaucoup. Elle n’était pas seulement une effeuilleuse ou une strip-teaseuse qui se contente de faire quelques pas plus ou moins langoureux tout en enlevant ses vêtements, Lili était une bonne danseuse de ballet-jazz.

Tous ses numéros étaient construits comme des arguments de ballet. La Ceinture de chasteté n’attendait que le moment où elle en trouve la clé pour s’en libérer et révéler dans un éclair un mont de Vénus emperlé scintillant sous l’éclairage.

Dans L’Oiseau d’amour, le perroquet empaillé perché sur son épaule retirait son soutien-gorge avec son bec au moment précis où les projecteurs s’éteignaient. L’art saint-cyrien a atteint au sublime avec Suicide. Après s’être lancée par la fenêtre de son penthouse dans la rue, elle ressuscitait sous la forme d’un fantôme et dansait presque nue pour s’envoler comme une âme entraînée par un fil invisible vers le ciel. Dommage qu’on ne l’ait pas invitée dans les églises pour fêter l’Assomption, l’ascension de Lili aurait fait un malheur et un scandale méritoire !

Entendre le récit de ses exploits n’est plus probant pour nos contemporains qui ne croient que ce qu’ils voient. Or les images d’archives de Lili, comme celles de Maurice Richard, sont à la hauteur du génie qu’on lui prête.

Dans un documentaire consacré aux divines du strip-tease, de Gypsy Rose Lee à Rita Renoir en passant par Georgia Southern et toutes les émules de Peaches, Lili St-Cyr règne suprême.

Là où les autres étalent et déballent la marchandise, elle pince les cordes du désir. Le public pour elle est le miroir d’une concupiscence qui l’habille tout en la déshabillant des yeux. À l’époque capiteuse où Montréal était la ville du Péché, une déesse l’a incarnée, scandaleuse à faire rougir un évêque jusqu’à la pourpre cardinalice.