Louis Fréchette à l’heure américaine

Mark Twain planifiait de temps à autre un court séjour au Canada pour veiller à ses droits d’auteur. Ce fut le cas en novembre 1881. Fidèle à ses habitudes, l’auteur des Innocents en voyage, jette un regard faussement candide sur la réalité autochtone. À Québec, les mœurs hivernales de ses hôtes aiguisent sa verve comique. Quelle étrange contrée ! Un cocher l’a conduit en traîneau sur les hauteurs d’une côte abrupte au beau milieu d’une poudrerie pour l’inviter à admirer une tempête de neige, raconte-t-il dans une lettre à son épouse, « alors que j’aurais pu l’observer de la fenêtre de ma chambre d’hôtel en fumant tranquillement un cigare ».

Lors de son arrêt à Montréal pour assister au banquet que Louis Fréchette et ses amis ont organisé en son honneur, Twain ne rate pas l’occasion de brocarder la cité aux cent clochers. « C’est une ville où l’on ne peut lancer une brique dans les airs sans frapper un vitrail d’église ! » Parle-t-il français ? Couramment ! affirme-t-il aux journalistes ahuris. Sauf que je ne comprends pas un traître mot de ce que je dis ! L’homme d’esprit est à la hauteur de sa réputation.

Au lendemain d’une soirée où Louis Fréchette l’a toasté hardiment, on doute fort qu’il ait pu tenir les propos de Jack Kerouac en 1967, après son passage au Sel de la semaine, une émission de télévision animée par Fernand Séguin. « Cet homme-là a sans doute lu beaucoup de livres dans sa vie, mais pas un seul des miens ! »

Très peu de temps après leur rencontre, Fréchette honorait l’invitation de Mark Twain à le visiter à sa résidence de Hartford, au Connecticut. Le biographe de l’humoriste américain, Albert Bigelow Payne, fait mention d’une grande sympathie entre les deux hommes, sûrement accentuée par le fait qu’Achille, le frère de Louis, avait épousé la soeur du meilleur ami de Twain, le romancier américain, William Dean Howells, dont le père avait été pendant longtemps, consul des États-Unis dans la ville de Québec.

Lors du mariage d’Achille, qui a été journaliste à Chicago et dans l’Arkansas, l’autre frère de Louis, Edmond était présent. C’est l’aventurier de la famille. Il a combattu les Féniens en 1866 et joint les rangs des Zouaves pontificaux en 1868 contre Garibaldi. En 1877, il fait partie de la North West Mounted Police au Manitoba où son contingent a été assigné, entre autres affectations, à la garde de Sitting Bull. Ses histoires fascinent la famille Howells au point que William Dean lui conseille de les mettre sur papier. Ce qu’il fera deux ans plus tard, à la recommandation de sa belle-sœur Annie, dans un magazine d’aventures pour les jeunes, Youth’s Companion. Les récits d’Edmond Fréchette sont à l’origine de l’image mythique de la police montée dans l’imaginaire états-unien.

Obnubilés par l’eurocentrisme de leur culture et l’hugolisation du poète, la plupart des critiques québécois ont ignoré la profonde appartenance nord-américaine de Louis Fréchette. Lors de son séjour de cinq ans à Chicago, où il a remplacé Thomas Dickens, le frère de Charles, comme secrétaire correspondant du Département des terres de l’Illinois, Fréchette se lance en politique dans les rangs du Grand’Ole Party républicain et participe à la campagne pour soutenir la candidature du général Ulysses S. Grant à la présidence des États-Unis, dont Mark Twain publiera plus tard les Mémoires.

La partie authentiquement québécoise de l’œuvre de Fréchette, celle des contes et des souvenirs, s’apparente par son régionalisme, l’utilisation de la langue du cru et son humour, à la littérature américaine de l’époque. Celle de Bret Harte et de Mark Twain. Leur grand défenseur, William Dean Howells, est un romancier réaliste et socialement engagé qui a ouvert la voie à Stephen Crane et Frank Norris.

Une connaissance de première main de la culture de l’Amérique n’est pas un trait unique à Fréchette. C’est même une constance chez les écrivains québécois de la fin du XlXe et du début du XXe. Une grande partie d’entre eux ont fait des séjours plus ou moins prolongés aux États-Unis. Bien avant les années 1960 et 1970, Rémi Tremblay, Honoré Beaugrand et Olivar Asselin ont ressenti l’appel des States ; et pour Faucher de Saint-Maurice, du Mexique.

Le médaillon de la littérature québécoise du XlXe siècle possède un envers états-unien qu’on relègue habituellement dans l’ombre. Un revers complètement occulté, du fait qu’il n’a pas donné de fruits. Les générations littéraires subséquentes, celles de l’avant-guerre, de l’entre-deux-guerres, et de l’après-guerre, ayant choisi de se mettre à l’heure française de l’Europe pour s’internationaliser, n’ont réussi, somme toute, qu’à se mettre en retard par rapport à l’heure d’Amérique. Croyant sincèrement s’universaliser, elles se sont marginalisées encore plus.

Pendant longtemps, seul le docteur Ferron a su retrouver le pouls du continent en poursuivant obstinément une œuvre qui s’inscrit dans la filiation directe des oeuvres dites folkloriques des écrivains du siècle de Fréchette. Il accouche du XXe en mettant l’horloge québécoise à l’heure d’Amérique du début du siècle. Ferron fait le passage entre le conteur et l’écrivain, le conte et la littérature, le folklore et l’histoire.

Au début des années soixante-dix, en nous entraînant dans les chemins d’un arrière-pays que les romanciers américains des années trente, Faulkner et Steinbeck, ont déjà défriché, les romans de Victor-Lévy Beaulieu, écartillés entre Melville et Kerouac, amorcent une nouvelle remise à l’heure américaine de l’horloge québécoise.

Au même moment, le théâtre, en imposant le québécois comme une langue autonome, se met à son tour à l’heure du continent et s’emploie à rattraper le retard québécois, puisque c’est dans les années vingt que la langue américaine a obtenu ses lettres de noblesse sur scène avec Eugene O’Neill. Et sa consécration avec la publication d’un ouvrage majeur, The American Language, du critique et humoriste H. L. Mencken.

Orphelins d’une première génération d’écrivains à l’européenne de génie comme Nathaniel Hawthorne, Herman Melville ou Edgar Allan Poe, les écrivains québécois se sont inscrits naturellement dans un mouvement de pensée qui, à ce moment-là, nourrissait et charriait toute la culture du continent nord-américain.

Deux handicaps de taille expliquent notre retrait prématuré de la grande mouvance culturelle de l’Amérique du Nord. Tout d’abord, l’inexorable fait que le Québec vit sous la domination politique britannique. Ensuite, le catholicisme, qui exclut toute possibilité d’accéder de plain-pied à la pratique d’un gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple.

Métissée et colonisée, l’Église québécoise propose un amalgame de devoirs catholiques (la soumission complète à l’autre vie et à l’autorité de l’Église) et de devoirs protestants (le travail comme un but en soi et le mépris du plaisir). Ce faisant, elle frustre ses ouailles des valeurs positives du catholicisme et du protestantisme : le sens de la fête et du sacré du premier et la liberté de parole et de pensée du second. Bref, on y perd sur les deux tableaux. Au pays de l’immobilisme tranquille, comme aux limbes, il n’y avait pas besoin d’horloge.

Les États-Unis sont libérés de la domination politique britannique depuis 1812. Dans un deuxième temps, ils cherchent à s’extirper de sa domination culturelle. D’où leur intérêt pour les premiers habitants du continent qu’ils continuent néanmoins d’exterminer (Francis Parkman et W. H. Prescott), la popularisation de leur histoire coloniale (Fenimore Cooper) et la valorisation de la culture populaire américaine (Mark Twain et Jack London) qui impose peu à peu l’American way of life.

En même temps, au Québec, piqués au vif par le Rapport de Lord Durham, les French Canadians se dotent d’une histoire avec François-Xavier Garneau et s’intéressent aux premiers habitants du sol. Il existe un nombre impressionnant de contes et de légendes indiennes dans la littérature de cette période qui tente de donner une voix populaire au Québécois way of life (Fréchette, Joseph-Charles Taché, Faucher de Saint-Maurice).

Quant à la poésie américaine, jusqu’à l’arrivée de Walt Whitman, toutes les tartines patriotiques à-la-Longfellow ou précieuses à-la-Lowell s’avèrent aussi illisibles que les inanités québécoises de Crémazie ou de Fréchette. À l’heure d’Amérique, la poésie vient après la prose. Et tous les écrivains nord-américains de l’époque vivent le même conflit, le même déchirement, et la même dualité culturelle : France-Québec ! Angleterre-Amérique !

La dualité conflictuelle états-unienne sera résolue définitivement par l’apostasie de T.S. Eliot un peu avant la Première Guerre mondiale. Né Américain, l’auteur de The Waste Land, renonce à sa nationalité américaine pour devenir citoyen et auteur britannique. Plus tard, la Lost Generation poursuivra le tour d’Europe et du monde inauguré par Mark Twain.

Comme tous les écrivains de son époque, Fréchette souffre d’une double polarisation culturelle et ses écrits, dignes d’intérêt, sont marqués par cette constante dualité. Les autres sont des sous-produits comme l’étaient les romans victoriens de Washington Irving en comparaison avec ses contes américains (Rip van Winkle) ou ses carnets de voyage aux États-Unis (Crayon Books).

Quand Fréchette décrit ce qu’il a observé ou vécu, il est nord-américain. Quand il tente d’en donner une interprétation « littéraire », on a l’impression qu’il a la tête en France. Krieghoff incarnait la même problématique dans le domaine de la peinture : ses sujets étaient indéniablement canadiens et ses ciels invariablement italiens, peints dans la plus pure tradition vénitienne.

Dans une bonne partie de la littérature en prose de cette époque, plus particulièrement celle dite « folklorique », la vitalité québécoise éclate de toutes parts et en même temps, la pensée qui soutient le récit en est complètement coupée. Quand elle n’est pas catholique et gallicane, elle reste désespérément européenne. On vit ici, on meurt ici, mais pour penser, on fait des aller-retour en Europe. Plus souvent qu’autrement dans une France antirépublicaine, nostalgique de l’Ancien Régime.

Les générations littéraires subséquentes remplaceront la pensée romantique de la génération de Fréchette par celle de Baudelaire, puis celle des symbolistes décadents par celle des surréalistes, puis les post-surréalistes par les poètes de la Résistance et se donneront ainsi l’illusion d’être de leur temps à l’heure de Paris. Le problème de la mise à l’heure d’Amérique restera entier jusqu’aux années soixante.

Criblé d’honneurs, pensionné à vie par Honoré Mercier, couronné par l’Académie Française pour sa Légende d’un peuple, soit juste avant, soit au retour de son troisième voyage en Europe, Louis Fréchette publie Originaux et Détraqués, en 1892. Il a 53 ans. Ses prétentions politiques se sont évanouies, ses ambitions tant matérielles qu’artistiques sont satisfaites et surtout, son magnus opus, La Légende d’un peuple, le chef d’œuvre, sur lequel il a tant travaillé et trop sué, pourrait-on dire, est derrière lui.

Enfin, il peut écrire pour son plaisir. Et le nôtre. Il écrit alors un petit livre de souvenirs sans aucune prétention littéraire. Originaux et Détraqués. On s’y laisse prendre. C’est pourtant, à mon avis, un petit chef d’œuvre de duplicité. Jamais Fréchette n’aura cherché aussi évidemment à être un simple témoin et à ne pas jouer à l’écrivain « inspiré ». Jamais il n’aura été plus écrivain. Les histoires sont croquées sur le vif. Mais d’abord et avant tout, c’est un livre écrit. Admirablement. Une oeuvre de maîtrise.

Le livre de souvenirs de jeunesse ou de voyages est un genre littéraire mineur pratiqué avec brio par presque tous les grands humoristes anglais ou américains du XlXe siècle, Dickens, Stevenson, Thackeray et Mark Twain. Sous leur plume, l’imaginaire, le vécu, le légendaire, la fiction et le réel s’entremêlent habilement pour présenter leurs propres originaux et détraqués dans le plus simple appareil.