Le capot de poil, le boa de plumes et les couche-tard

Le portulan de la bohème

Les alentours immédiats du Collège Sainte-Marie avaient un pied dans le passé le plus lointain de Montréal, le marché de la fourrure, et l’autre dans ce qui se présentait à l’époque comme la fine pointe de la cinématographie.

Le cinéma Alouette, rue Sainte-Catherine (plus tard le Spectrum) et le théâtre Imperial, rue Bleury, étaient voués exclusivement au Cinérama, un procédé technique révolutionnaire qui voulait reproduire l’expérience du champ de vision humain par la projection, sur un écran incurvé, d’une image trois fois plus grande que le rectangle habituel.

Devant la hauteur majestueuse des chutes Yosemite ou la profondeur vertigineuse du Grand Canyon, l’effet était à couper le souffle, à avoir froid aux yeux dans les virages des bolides de course et à hurler de peur en chevauchant à tombeau ouvert les descentes et les montées abruptes des montagnes russes. C’était le parc Belmont au centuple ! Sans oublier l’exotisme des cavalcades de zèbres, des caravanes de chameaux, des temples de l’Inde, des forêts amazoniennes ou des neiges éternelles du Mont Fuji.

Lorsque le Cinérama a tenté d’aborder la fiction avec How the West was won, son vocabulaire visuel limité – plan général, plan d’ensemble et plan moyen – le condamnait à l’enchaînement d’une succession de tableaux vivants dans la foulée de l’ancêtre du pageant historique cinématographique, le Napoléon d’Abel Gance. Avec moins de bonheur ! Le noir et blanc avaient doté l’épopée napoléonienne d’une aura poétique, la palette de couleurs saturées qui affligeaient la conquête de l’Ouest l’avait transformée en un festival de la carte postale western.

Le gigantisme de l’écran s’appliquait mal à la grammaire des films d’action ou d’amour. Même sur un fond symphonique ensorcelant, le rapprochement vers le centre de l’écran, de deux énormes bouches pour s’embrasser en gros-plan, et la soudure, en très gros-plan, de deux lèvres peinturlurées rouge cerise de cocktail à deux lèvres surmontées d’une moustache noire effilée, auraient plutôt évoqué la rencontre de deux plaques tectoniques qu’un happy end romantique.

La démesure du Cinérama n’était pas faite pour la fiction dramatique à échelle humaine et vingt ans plus tard, l’exotisme des voyages assis avait pâli. Les gens préféraient s’acheter un billet d’avion et un sac à dos. Pour toute la jeunesse, le moins en tout était devenu un plusse en toute. Ce qui faisait dire aux éternels sédentaires des tavernes que c’était « une génération de carmes déchaussés ! »

Dans l’habillé des Québécoises des années cinquante, la toque, le manteau et le manchon de fourrure représentaient le nec plus ultra. Toute la honte de l’infortunée qui se présentait à une réunion de famille avec un col de renard miteux et un manteau de drap rejaillissait sur son époux. Plus que les colliers, les brochettes ou les bagues, le manteau de vison établissait le crédit d’un mari.

« Vous avez vu ce qu’il m’a offert pour Noël ? » avait lancé la plus jeune de mes tantes avant de se débougriner pour un réveillon. Et comment donc ! C’est le seul cadeau qui se présentait sur deux pattes, tout déballé et prêt à être envié par toutes les filles en âge de se marier. « Y a-tu une plus belle preuve d’amour que d’être bien fourrée ? » avait lancé le plus égrillard de ses frères. Toute la parenté s’était esclaffée, le cadeau avait minaudé et son donateur gloussé de satisfaction. À chaque nation, son étiquette ! La Vénus québécoise n’aurait pas retiré son capot de poil devant l’Éternel.

De mon temps de collège, le siège social de la Hudson’s Bay Company, faisait face à la cour des grands, rue Saint-Alexandre. Son salon de vente aux enchères était alors le cœur du commerce des fourrures dont la traite avait été l’assise fondatrice de Montréal. La confection et le traitement des pelleteries étaient situés plus au nord, dans un étroit petit bout de rue, enclavé entre Bleury et City Councillor’s, et parallèle à Sainte-Catherine et à de Montigny (Maisonneuve aujourd’hui).

De jour, la rue Mayor débordait d’activités. Elle était constamment bloquée par des camions qu’on chargeait ou déchargeait dans un va-et-vient incessant. À tout moment, les passants devaient sautiller du trottoir à la chaussée, ou inversement, pour éviter des commis qui tiraient des portemanteaux à roulettes, remplis de housses.

La tradition, semblait-il, voulait qu’en dévalant la rampe d’un camion ou en gravissant celle d’un immeuble, chacun gueule à tue-tête le numéro et la destination de son chargement et fonce droit devant lui. Le joyeux tintamarre de cette agitation effrénée était tout ce qui restait d’un commerce qui se résumait désormais à célébrer conjointement l’élégance féminine et la réussite sociale du couple.

Vers minuit, la même rue déserte était sinistre. Le seul signe de vie, coin Saint-Alexandre, provenait de l’entrée à peine illuminée d’une boîte de nuit, dont le nom, La Cave, n’avait rien d’engageant. Sauf la singulière intensité érotique d’une réclame nous invitant à franchir le seuil du cabaret pour apprécier les charmes sensuels de « Lala Saint-Cyr ». Le rince l’œil était prometteur. Ici les femmes ne gagnaient pas leur ciel en s’habillant chaudement.

Dans les clubs où l’on chantait en français, le client aboutissait invariablement à Montmartre ou à Pigalle et chaque marche de l’escalier qui conduisait à La Cave nous rapprochait du Paris de sa chanteuse attitrée. Avantagée du grand décolleté pigeonnant, les épaules dénudées dans une robe du soir sans bretelles, la crinière blonde cendrée, Michèle Sandry scintillait dans l’éclairage d’une petite scène, où elle poussait la complainte de Julie la Rousse ou de Mimi la Rose.

À la manière de ses débuts parisiens à la Butte Montmartre, elle goualait un répertoire crève-coeur de chanteuse réaliste exposée au pilori du « gran-t-amour ». Quelques années plus tard, son cafard culturel s’était drôlement métamorphosé. Michèle Sandry partagera alors l’affiche du Cochon Borgne avec Marc Gélinas et Richard Bizier, dans un spectacle de chansons qui s’intitulait Les Indépendantistes.

La salle bondée était enfumée, le public réchauffé et, même après minuit, l’atmosphère gaillarde était demeurée relativement conviviale. Fruste certes, mais sans être carrément vulgaire comme au Vic’s Café (maintenant Les Foufounes électriques) à la même heure. Tout portait à croire que le strip-tease serait à l’avenant, sans apprêt et vite fait, en deux temps et trois mouvements à l’arraché : la robe, le soutien-gorge, la petite culotte !

Le numéro de Lala Saint-Cyr, dans le contexte, m’a fait le même effet qu’aurait provoqué l’arrivée inexplicable d’une musicienne classique pour interpréter une suite de Bach, avec ses glissando langoureux, ses legato coulants, ses staccato jouissifs et ses pizzicato haletants. Tantôt piano, tantôt fortissimo. C’était du grand art ! Lala n’était pas la caricature de Lili, mais sa sublimation.

Dans mon souvenir, le saxophone qui accompagne sa pantomime licencieuse n’a rien de sirupeux ou de graveleux, il a la sonorité enveloppante d’un Lester Young et la même autorité feutrée dans les attaques. Sans jamais la brusquer, la musique guidait la main de Lala lorsqu’elle retirait les longs gants qui masquaient le satiné voluptueux de ses bras et décrochait ses bas, un à un, du porte-jarretelles, en dévoilant progressivement le galbe parfait de ses longues jambes élancées.

L’illusion fantasmatique tient au fondu-enchaîné des mouvements. Dans un film surréaliste de Fernando Arrabal, Le Grand Cérémonial, l’héroïne, Marcella Saint-Amant, est enchaînée toute nue au chevet d’un lit dans une chambre blanche. Lorsque l’Orphée de service s’avance d’un pas éthéré pour la libérer de ses entraves, l’interprète éprouve une légère difficulté à décoincer les menottes qui auraient dû se détacher sans effort comme dans un rêve. En une fraction de seconde, le phantasme n’était plus qu’une mise en scène sado-maso.

La chorégraphie érotique de Lala Saint-Cyr était d’un classicisme impeccable. Tout l’art de la suggestion était dans sa main qui effleurait la peau sans jamais la caresser. S’identifier au frôlement électrique des doigts de la strip-teaseuse est un privilège qui appartient au regard lubrique du voyeur. Lala jouait son public avec une maestria aussi consommée que Lili.

La salle s’était progressivement tue, comme si la beauté avait le pouvoir d’adoucir les mœurs. Je conserve une image mi-ombre mi-lumière de la silhouette de la Saint-Cyr, mais dans mon souvenir, elle est plus que nue, elle irradie la nudité dans toute la liberté du jeu amoureux.

Lala faisait carrément l’amour avec un boa de plumes, qui l’embrassait, l’enlaçait, l’étreignait, l’enserrait, la frottait de haut en bas, par devant et par derrière, la branlait, la tringlait et la ravaudait, en empruntant explicitement les postures amoureuses qui ont inspiré de si jolis noms aux poètes persans et chinois : la « Vis d’Archimède » ou le « Saut du Tigre blanc ».

Lorsque la dernière figure du strip-tease de Lala s’est dématérialisée dans le noir, la réaction du public de La Cave n’a pas été l’habituel tumulte de sifflements, de cris inarticulés et de farces grasses, mais une salve nourrie d’applaudissements. Je n’ai jamais revu une performance érotique aussi pure dans l’exécution et aussi osée dans la représentation avant l’explosion de la danse contemporaine des années 80.

Encore tout enivrés d’avoir assisté à un grand moment de théâtre, nous caracolions joyeusement rue de Montigny, deux heures plus tard, en direction du port d’attache de tous les oiseaux de nuit montréalais, l’endroit par excellence pour enterrer une nuit de bamboche.

L’enseigne et les vitrines du Ben’s De Luxe Delicatessen and Restaurant brillaient comme un phare dans la nuit, coin Metcalfe. Sur l’heure du midi, les couleurs tranchées de la décoration art-déco du haut lieu du smoked meat sandwich correspondait parfaitement à la définition d’une cafétéria.

Aux petites heures du matin, l’éclairage cru donnait une tout autre allure au personnel et à une clientèle disparate et bigarrée de fêtards de la haute, de carabins en goguette, de musiciens et d’artistes de club ou de la bohème. Le seuil franchi, on faisait irruption dans une zone crépusculaire où tout semblait surréel et inquiétant comme dans un épisode de Twilight Zone. Dans cette lumière blafarde, la plus belle fille du monde aurait plutôt inspiré un cauchemar livide qu’un nu charnu de Borremans.

Avec la bénédiction de deux murs couverts de photographies souriantes et autographiées d’une pléiade de célébrités du music-hall américain et du jazz, qui, à diverses époques, avaient fréquenté leur établissement, les serveurs ne sentaient plus le besoin de faire bon visage. En les observant se déplacer l’œil vide comme des zombies, on s’amusait à imaginer qu’ils avaient tous été condamnés à travailler de nuit chez Ben’s pour expier un outrage aux mœurs.

En s’inspirant de l’air singulier de chacun, il restait à identifier la catégorie. La caissière avec ses lunettes cerclées d’écailles, sa face renfrognée et son allergie de gripette au français avait fait l’unanimité : la marâtre, dans une version juive d’Aurore l’enfant martyre. Éternel dissident du consensus, Jean-Paul Bernier opinait que c’était plutôt Aurore, si elle avait survécu.

Tout le long du mur du fond, il y avait un comptoir avec des tabourets pivotants. Il était souvent occupé par une faune qui ajoutait une touche d’insolite au climat d’étrangeté.

Trois ou quatre bellâtres noirs de peau, minces et grands, semblaient tenir salon sans jamais s’adresser la parole. Ils portaient des habits impeccablement coupés qui frappaient par leur élégance mais surtout par leurs couleurs incroyables : rose bonbon, jaune canari et bleu poudre. Je ne les ai jamais vus s’occuper à autre chose qu’à se limer les ongles, jouer avec leurs boutons de manchette et répondre, de temps à autre, à la sonnerie du téléphone payant, en bougeant avec une lenteur étudiée.

Aux premières lueurs de l’aube, une volée d’oiseaux de nuit exotiques avec l’orbite des yeux maquillés en triangle des danseurs s’engouffrait soudainement dans la salle comme un vent tourbillonnant. C’était la bande à Guilda qui foutait le bordel, bruyante, emphatique, caquetante, riant à gorge déployée, faisant de grands gestes, passant toutes les commandes dans le désordre, éclatant de rire à tout propos, hurlant en choeur : « On meurt de faim ! » Même la plus folle des nuits n’aurait pu être enterrée avec autant d’appétit pour la prochaine !