Bouchard, l’homme qui avait peur de son ombre

Les deux récentes sorties de Lucien Bouchard nous permettent de revenir sur le rôle qu’il a joué au lendemain du référendum de 1995 et sur l’impact de sa gouverne sur la suite des événements. On se rappellera que le Canada anglais était alors en état de choc, suite à une si courte victoire.

L’arrivée de Lucien Bouchard à la tête du Parti Québécois et du gouvernement du Québec n’allait pas atténuer leur frayeur. On imputait au charisme de Bouchard la remontée du Oui lors des dernières semaines de la campagne référendaire. On le jugeait imprévisible. Dangereux. D’autant plus qu’au fur et à mesure qu’étaient rendues publiques les allégations de fraude du camp du Non, le Oui progressait dans les sondages. Les Québécois désiraient un match revanche.

Au Canada anglais, on craignait que Bouchard ne déclenche rapidement une élection, pour assurer sa propre légitimité à titre de premier ministre, et qu’il en profite pour proposer la tenue d’un autre référendum, une démarche nécessaire étant donné que la loi référendaire ne permet pas la tenue de plus d’un référendum à l’intérieur du même mandat. Il fallait donc sortir l’artillerie lourde.

Dans ses Mémoires, The Way it Works, Inside Ottawa (McLelland & Stewart), Eddie Goldenberg, qui a été pendant trente ans conseiller et ami de Jean Chrétien, écrit que ce dernier voulait en 1995 faire de la partition du territoire du Québec un des thèmes centraux de la campagne référendaire. Les sondages internes au camp fédéraliste révélaient que 6 % des partisans du Oui se rangeraient dans le camp du Non si on utilisait l’argument que « si le Canada est divisible, le Québec l’est aussi ».

Mais, comme l’écrit Eddie Goldenberg, les libéraux du Québec étaient en total désaccord avec cette approche et « si Chrétien – comme il le voulait désespérément – avait utilisé l’argument de la partition du Québec, l’intransigeance des stratèges du camp de Daniel Johnson aurait signifié la très grande possibilité que toute la coalition et la campagne fédéralistes implosent ».

Mais, après la grande frousse de 1995, les fédéralistes ont balancé par-dessus bord leurs scrupules. Jean Chrétien avait les mains libres pour appliquer le « Plan B ». Il a recruté Stéphane Dion, demandé un avis à la Cour suprême, fait adopter la Loi sur la Clarté et n’a pas hésité à recourir à la menace d’amputer le territoire québécois du Nord autochtone et du West Island.

Quelle est la réaction de Lucien Bouchard ? D’abord, il s’empresse d’aller rassurer les anglophones de Montréal lors de son célèbre discours au Centaur. Puis il rabroue ceux qui, lors d’un congrès du Parti Québécois, voulaient donner du mordant à la législation linguistique. Il déclare qu’il ne pourrait plus « se regarder dans le miroir » si les congressistes adoptaient une résolution visant à invalider la loi 86 de Claude Ryan pour revenir à l’intégrité de la loi 101. De plus, il fait condamner Yves Michaud par l’Assemblée nationale pour des propos présumés antisémites que personne n’avait entendus ou lus afin de l’empêcher d’être candidat à l’élection partielle de la circonscription de Mercier où il sollicitait explicitement le mandat d’aller défendre la cause du français à l’Assemblée nationale.

On peut également se demander si son grand projet de fusion des municipalités ne visait pas d’abord et avant tout les municipalités du West Island dans le but de contrer d’éventuelles menaces de partition avant de déclencher un nouveau référendum.

Il faut savoir qu’au lendemain du référendum de 1995, le député Stephen Harper a déposé à la Chambre des Communes un projet de loi stipulant que le gouvernement fédéral tiendrait son propre référendum au Québec le même jour qu’un éventuel référendum du gouvernement québécois. Il avait même formulé la question en deux volets du référendum fédéral. Elle se lisait comme suit : a) le Québec devrait-il se séparer du Canada et devenir un pays indépendant sans lien juridique spécial avec le Canada ? – OUI ou NON b) si le Québec se sépare du Canada, ma municipalité devrait-elle continuer de faire partie du Canada ?– OUI ou NON.

Loin de préparer à un nouveau référendum et contrer les menaces de partition, la fusion des municipalités a été, au contraire, catastrophique pour le Parti Québécois et pour les francophones. À cause du vote en bloc des anglophones et de la division du vote francophone, le contrôle de la nouvelle Ville de Montréal résultant des fusions échappait désormais aux souveranistes, ce qui s’est vérifié lors de la dernière campagne électorale municipale, même après la défusion d’un certain nombre de municipalités du West Island.

Le journaliste Lawrence Martin avait sans doute raison lorsqu’il a écrit dans la biographie qu’il a consacré à Jean Chrétien que ce sont les menaces de partition du territoire québécois brandies par le camp fédéraliste qui ont fait reculer Lucien Bouchard. Mais le portrait est incomplet.

Il y a un autre volet à la capitulation de Bouchard dont il a entretenu son auditoire lors du récent colloque du Devoir. Selon ce qu’en rapporte l’édition du 17 février du journal, Lucien Bouchard était invité, comme les autres participants, à discourir sur un des moments-clés de sa carrière politique.

Il a choisi de parler de sa rencontre, à New York, avec les bonzes de Standard and Poor’s qui voulaient décoter le Québec. « J’ai supplié ces gens sans émotions de ne pas nous décoter. J’étais surtout humilié », rapporte le journaliste du Devoir.

Ce n’est pas la première fois qu’il revient sur cette honteuse capitulation. Dans un article paru dans le journal Les Affaires du 5 novembre 2005, Lucien Bouchard a révélé comment, à la fin du mois de juin 1996, il était accouru à New York – dans un avion loué pour que la chose demeure secrète – pour rencontrer les financiers de Wall Street qui menaçaient de décoter le Québec.

« Nous nous sommes retrouvés devant quatre analystes, manifestement sceptiques. J’avais l’impression d’être devant un tribunal, raconte Bouchard. Je leur ai demandé de nous donner une chance puisque nous avions la ferme intention de remettre de l’ordre dans les finances. On s’est fait répondre que le Québec déviait depuis 40 ans et que le bilan n’était pas bon. »

Le premier ministre avait déjà annoncé avant de partir qu’il imposerait aux employés de l’État une baisse des salaires de 6 % (qui s’est transformée plus tard en un programme de retraites anticipées). « Il a même été question, devant les gens de l’agence de crédit Standard & Poor’s, que je m’engage par écrit à tenir parole. J’aurais refusé. Quand même : un premier ministre, élu démocratiquement, ne va pas jusque là ».

Bouchard poursuit ses confidences au journaliste des Affaires. « Nous avions passé notre temps à emprunter sans trop compter. C’était normal qu’on nous pose des questions. J’ai plaidé comme si c’était la cause de ma vie. Au bout de trois ou quatre heures, ils nous ont dit de repartir, qu’ils allaient réfléchir et nous téléphoner. L’appel est entré le lendemain : le Québec n’était pas décoté, mais il était sous surveillance étroite. »

On connaît la suite. Ce fut le Sommet du Déficit Zéro avec ses compressions budgétaires dont nous subissons toujours les conséquences, particulièrement dans le réseau de la santé et, au plan politique, le démantèlement de la coalition des Partenaires pour la Souveraineté que M. Parizeau avait mis sur pied. Les milieux d’affaires pouvaient se réjouir. La menace d’un nouveau référendum était écartée. Pour une deuxième fois en moins d’un an, l’argent venait de battre les souverainistes.

À lire la leçon que Lucien Bouchard tire de cet épisode, on a la nette impression qu’il ne comprend pas – ou fait semblant de ne pas comprendre – que les financiers de Wall Street étaient de mèche avec Ottawa pour faire plier le Québec et empêcher la tenue d’un nouveau référendum. « Je sais qu’un premier ministre passe la moitié de son temps à s’arracher les cheveux. Il ne faudrait plus qu’il doive également aller se traîner à New York pour demander grâce aux financiers. »

Au cours de sa carrière, Jacques Parizeau a développé une autre attitude à l’égard des milieux financiers. Dans un documentaire, il déclarait, après avoir expliqué comment il avait réussi, sous le gouvernement Lesage, à briser le syndicat financier qui avait provoqué la défaite de Duplessis en 1939 et intimidait les gouvernements du Québec : « Si tu n’es pas baveux avec les banques, elles vont te manger tout cru. »

C’est ce qui arrivé à Lucien Bouchard, le doublement capitulard. On comprend pourquoi il nous dit aujourd’hui que « l’indépendance n’est pas réalisable ». Quel chef !