Du temps où j’étais contemporain de Monteverdi

Le portulan de la bohème

La première fois que j’ai amené mon fils à un concert de musique classique, il avait six ou sept ans. Ce soir-là, le Centre d’art d’Orford accueillait exceptionnellement un orchestre symphonique au grand complet sur sa petite scène de poche. Tout était sans dessus-dessous. Les musiciens, entassés jusqu’aux cintres, débordaient jusqu’à la première rangée des spectateurs et avec les violonistes quasiment assis sur ses genoux, mon fils était plutôt intimidé.

Pour ajouter la dissonance à la cacaphonie, un fonctionnaire fédéral est apparu au milieu de l’orchestre pour nous rappeler que, sans la générosité du Conseil des arts du Canada nous serions tous des orphelins de Mozart & Compagnie. Pas d’annonces de subventions sans courbettes au menu ! Le président du conseil d’administration du Centre d’art a aussitôt relevé le défi des platitudes avec un discours tout aussi convenu que la litanie de lieux communs enfilés par le directeur artistique sur les vertus de la « Grande Musique ». Que le chef d’orchestre n’ait pas éborgné le premier violon avec sa baguette fut le seul miracle musical de la soirée !

À la deuxième tentative avec mon fils, le ministre québécois des Affaires culturelles, lui-même, s’est mis cette fois de la partie en prenant le crachoir avant la musique. Rien ne lui procurait, semblait-il, une plus grande détente, malgré son horaire chargé, que l’occasion d’assister à une prestation musicale classique ! Le président n’a pas tardé en retour à s’émouvoir de l’intérêt du ministre pour la Musique et le directeur artistique d’en profiter pour lui rappeler que la Musique avait parfois besoin d’être protégée des intempéries. Le ministre qui connaissait « la musique » n’était déjà plus là pour apprendre que le toit de la salle coulait.

Au troisième rendez-vous, comme le trio invité s’apprêtait à attaquer la première pièce de son récital sans autre présentation qu’un signe du pianiste, mon fils tout désorienté me tire par la manche, pour me communiquer sa surprise. « Ya pas de discours ? » Bref, ses premiers contacts avec le « classique » n’ont pas été un coup de foudre.

Les miens non plus d’ailleurs. Tous les concerts des Jeunesses musicales auxquels j’ai assisté de mon temps de collège étaient également précédés d’un sermon culturel. Pas question de nous laisser en tête-à-tête avec les œuvres. Il fallait d’abord écurer nos oreilles de toute la cire des chansons populaires pour permettre la « bonne

écoute ». Il y avait le « bon parler » et la « bonne

musique ». On n’allait pas jusqu’à vanter la « bonne chanson », après tout Gadbois n’était qu’un simple abbé.

Faute d’une rencontre décisive avec l’archet fulgurant d’un Janos Starker dans une suite de Bach pour violoncelle, pour ne citer qu’un exemple, mon initiation à la grande écoute a tardé indûment. Je la dois à la fréquentation assidue de Paul Martin Dubost, un authentique fou de toutes les musiques, sauf le jazz. Nul n’est parfait.

Au moment où on s’apprêtait à marcher dans l’espace, nous apprenions à naviguer dans les temps des mythologies, des symboliques et des littératures. Comme les bourlingueurs qui prennent la mesure les uns des autres en s’échangeant les noms des villes et des continents qu’ils ont visités, les compagnons du voyage dans les livres se reconnaissaient entre eux par les auteurs qu’ils fréquentaient.

Nous vivions à une époque où nous avions l’impression de tout découvrir en même temps. Le XXe siècle, qu’on a tendance ces jours-ci à décrier, a été un siècle exaltant. L’éruption du mouvement hippie aux États-Unis et du mouvement soixante-huitard en France n’a pas été spontanée. Elle avait été préparée, dans l’après-guerre, par un véritable raz-de-marée de publications. Comme si, pendant le conflit lui-même, la menace d’une mort appréhendée avait poussé les chercheurs dans toutes les disciplines à s’interroger avec une urgence redoublée sur le sens de l’univers.

Avant le succès populaire de Planète (1960), il y avait eu les Cahiers du Sud, la grande revue de poésie de Jean Ballard publiée à Marseille de 1925 à 1966. Je n’ai qu’à feuilleter à nouveau ses cahiers spéciaux que j’ai conservés, des briques de 300 pages, pour être saisi à nouveau par l’ivresse des découvertes : Le génie d’Oc et l’homme méditerranéen (1943), L’Islam et l’Occident (1947), Approches de l’Inde, Permanence de la Grèce, Le Romantisme allemand (1949), Lumière du Graal, Aspects du génie d’Israël (1950), Le Préclassicisme français (1951), Yoga, science de l’homme intégral (1953). Pendant un moment, l’ambition folle de l’homme de la Renaissance de tout connaître a pu sembler réalisable.

En 1956, sous la direction d’Étiemble, Gallimard s’attaquait à une première traduction en français des chefs d’œuvre des autres civilisations dans sa collection Connaissance de l’Orient, en collaboration avec l’Unesco. Les Psaumes du Pèlerin de Toukaram inauguraient la série indienne, les Contes de pluie et de lune de Uéda Akinari, la série japonaise, et trois ans plus tard, les Contes anciens à notre manière de Lou Siun, la série chinoise. Au fil du temps s’ajouteront des séries vietnamienne, arabe, persane, coréenne, georgienne, indonésienne et turque pour former aujourd’hui un corpus de textes orientaux de plus de 150 titres qui ne représentent toujours que la pointe d’un Everest culturel.

Dirigée par Jean Herbert, la collection Spiritualités vivantes, chez Albin Michel, s’enrichissaient depuis les années quarante de nouveaux ouvrages sur l’hindouisme, dont ceux de Shri Aurobindo, Gandhi, Vivenekânanda et sur le bouddhisme zen, de D. T. Suzuki. En 1955, Flammarion lançait une collection, Homo sapiens, où l’on retrouvait, entre autres, Mircea Éliade avec Forgerons et alchimistes, Jean Grenier, L’esprit du Tao et Henry Corbin, L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn Arabi.

Les Éditions du Seuil emboîtaient le pas en 1959 avec Sources orientales, une collection qui recoupaient les différentes traditions par thèmes, La Naissance du monde, Les Songes et leurs Interprétations, Les Pèlerinages, Le Jugement des morts, La Lune, mythes et rites, Les Danses sacrées. Le parallélisme troublant des mythologies et des symboles ne pouvait être ignoré. La table était mise pour la diversité spirituelle et culturelle du XXIe siècle.

Lorsque j’ai connu Paul Martin Dubost, il était critique de peinture dans Vie des arts et il assumait toute la recherche musicale et biographique des émissions sur les grands compositeurs qu’il présentait sur les ondes de Radio-Canada.

L’apparition du microsillon a été aussi fulgurante pour la connaissance de la musique classique que celle de l’internet pour la consultation encyclopédique. Nous pouvions enfin entendre ce qui ne l’avait pas été depuis des siècles et franchir les frontières musicales des civilisations au rythme accéléré des parutions de disques. Pour l’Occident, l’exotisme des autres mondes se révélait un pur enchantement et souvent une leçon d’humilité devant la sophistication de leurs univers sonores : des sonorités gravissimes des trompes tibétaines au galop débridé des tablas, du raffinement de la cithare et du sarod aux sons dénudés du shamisen et lancinés du koto.

Au commencement, toutes les musiques proviennent de la voix humaine. En Occident, celle-ci s’est d’abord exprimée par le plain-chant grégorien en faisant alterner solos et unisson pour célébrer la foi d’une seule voix. La polyphonie subséquente, demeurée laudative avec Machaut (XIVe), s’est faite descriptive au XVIe siècle avec les chansons évocatrices de Jannequin (La Chasse, le Chant des oiseaux, le Caquet des femmes) et de Claude Le Jeune (La Guerre). Ensuite, les madrigalistes italiens, Gabrieli, Marienzo, Gesualdo et surtout Monteverdi (XVIIe) ont accentué le détachement de l’univers sacré.

Avec Mozart et Messiaen, il est le premier des trois grands « M » du palmarès de Dubost, auxquels j’ai ajouté, pour ma part, Moussorgsky, dont la fureur échevelée a trouvé son parachèvement dans Le Sacre du printemps de Stravinsky (XXe). En modelant les récitatifs sur l’expression de la vie profane, Monteverdi invente l’opéra à Venise et sur Deutsche Gramophone. Dans son Orfeo où les personnages ne s’expriment qu’en chantant, et plus tard dans Le Couronnement de Poppée, les sentiments des dieux et des rois sont à hauteur d’homme. Ses premiers héritiers, Cavalli (Xerxès), Lully (Armide), Purcell (Didon et Énée), ont validé la métamorphose.

Les instruments d’accompagnement ont ensuite pris le relais de la voix pour élargir l’espace dramatique de la musique. Avec Corelli (XVIIe) et Vivaldi (XVIIIe), le violon, tantôt soliste, tantôt concertant, engage le dialogue avec un orchestre qui théâtralise la complexité harmonique des échanges par un habile usage des contrastes et des coups de théâtre.

Trois virtuoses du clavecin, Couperin, Rameau et Scarlatti (XVIIIe) tirent leur instrument de l’ombre de l’accompagnement et lui accordent un statut de soliste intarissable. Les cordes pincées ont amorcé leur marche vers les cordes frappées du piano romantique qui s’imposera comme l’instrument-orchestre par excellence.

La musique s’arrête alors un moment pour prendre son souffle. La pause a le nom d’un de ces géants que Victor Hugo décrit comme des « hommes-océan » : Jean-Sébastien Bach (XVIIIe). Il complète le bilan du chemin parcouru en menant la polyphonie à son point de perfection, en produisant un Clavier bien tempéré pour le clavecin, suivi d’un Art de la Fugue, et en introduisant l’émotion profane dans la musique sacrée.

Le XVIIIe siècle se présente sous le double signe de la galanterie et de la révolution. La première a inspiré des symphonies goguenardes à Haydn et des messes qui invitaient les gens à danser. L’enthousiasme révolutionnaire de Mozart transforme la liberté, l’égalité et la fraternité en des êtres de musique, sur le ton d’une conversation de salon entrecoupée de coups de semonces du destin. Sous les doigts du virtuose qui lui confie son désarroi, le piano-forte obtient ses lettres de noblesse.

L’approche pianistique de Beethoven (XVIIIe) annonçait le romantisme. L’instrument orchestre était devenu pour lui une tribune, un gueuloir, un promontoire, une caisse de résonance sous la voûte étoilée. Les concertos et les symphonies qu’il en a tirés sont autant d’opéras sans paroles. Schubert (XIXe) en fait le confident de sa solitude avec qui il peut bavarder au fil des notes pour aboutir parfois à une éclaircie lumineuse en forêt, parfois à un air déchirant. Chopin lui impose des exercices de virtuosité pour calmer ses angoisses et des nocturnes pour chasser sa mélancolie. Schuman ne peut s’empêcher de jouer à quatre mains, deux pour la lumière et deux pour l’ombre. La filiation pianistique s’est poursuivie ainsi sans interruption des nymphéas impressionnistes sonores de Debussy (XIXe) aux pieds de nez de Satie (XXe) et des Mikrokosmes ciselés de Bartok aux Chants d’oiseaux percutants de Messiaen jusqu’au pugilat rageur de John Cage.

En parallèle, les œuvres symphoniques romantiques et post-romantiques ont répondu aux enjolivements opératiques du bel canto italien et au Götterdämerung wagnérien par des superproductions prodigieuses, dont les mouvements étaient des suites de tableaux en musique qui chatoyaient sous les changements d’éclairages sonores.

Le début du XXe siècle a connu la fin du gigantisme orchestral. Un comité de salut public, Schöenberg, Berg et Webern, instaure un régime de simplicité volontaire, proche parent de l’austérité formelle de la peinture abstraite des Kandinsky, Mondrian et Malevitch. Fini le trompe l’œil ! Place aux tons et aux sons !

L’entrée de ces derniers avec la musique concrète de Pierre Scheffer et de Pierre Henry fut des plus discrètes. Pourtant, à peine quelques années plus tard, au Festival mondial de l’Expo-67, La Messe pour un temps présent du même Henry, chorégraphiée par Maurice Béjart, faisait courir les foules.

Toute cette grande aventure millénaire maintenant disponible sur un simple MP3 peut sembler désormais banale et dérisoire. Pour ceux qui ont vécu cette résurrection de plusieurs siècles de musique, l’expérience demeure unique et inoubliable.

Nous étions là, en direct différé ! Pendant au moins dix ans, le passé musical a été souvent plus actuel que le présent était contemporain. À l’ère des tours babéliques, la fusion des temps serait-t-elle advenue avant la confusion des langues ?