Dans l’arrière-boutique des chasseurs de livres

Le portulan de la bohème

Le fils de l’Ours avait quitté l’antre sombre de la rue Bleury pour une niche plus huppée à deux pas d’Ogilvy’s, rue Sainte-Catherine ouest. Louis Melzack avait eu le flair d’y créer la première échoppe en Amérique du Nord consacrée exclusivement au mal-aimé des librairies du temps : le livre de poche.

L’adoubement et la nouveauté d’un étalage, où les premières de couvertures étaient alignées sur les rayons, a connu immédiatement une vogue sans précédent. Classic’s Bookstore est devenue par la suite la pierre d’assise d’une chaîne de librairies, qui s’est étendue de Halifax à Vancouver, principalement dans les aéroports et les centres d’achat.

Je n’ai jamais trouvé d’explication satisfaisante, mais la fréquentation des livres pousse souvent les libraires à la misanthropie. Le couple Melzack en était l’illustration vivante. Madame qui officiait au royaume du pocket book était un dragon malcommode et acariâtre. À quelques portes plus à l’ouest, dans un local plus spacieux, Monsieur avait troqué le livre d’occasion, fondateur de la dynastie, pour le livre d’art neuf à prix réduit, dont il a été le premier grand diffuseur. Comme son père avant lui, il n’a jamais, à ma connaissance, accueilli ou gratifié un client – ce dernier eut-il les bras chargés d’achats – même d’un demi-sourire.

La mélancolie n’était pas l’unique travers du métier. Une afféterie assez répandue chez les libraires anglophones était l’accent britannique. Coin MacKay, un peu avant le cinéma York, deux librairies se faisaient face. Les vitrines n’étaient pas les seules à se mirer l’une dans l’autre. Les libraires étaient apparentés par alliance.

Le beau-frère du côté sud de la rue avait l’excuse d’être anglais pure laine « straight from the Old Country ». C’était une sorte de farfadet dans la tradition du Chapelier fou de Lewis Carroll dont on ne parvenait jamais à attraper le regard ahuri. Au moment le plus inattendu, il surgissait à vos côtés pour vous hoqueter un discours, entrecoupé de petits rires nerveux, sur un sujet dont lui seul avait le secret, et repartait tout fier de lui, sans demander son reste. Aux dires d’une bonne amie qui avait travaillé à la librairie, un chaud lapin se cachait sous son air benêt de farfadet. Dès que sa femme avait le dos tourné, il avait autant de mains que Shiva.

Le beau-frère du côté nord se voulait une réincarnation du professeur Higgins dans Pygmalion de George Bernard Shaw. Il affectait un fort accent oxfordien, dans le style Rex Harrison et affectionnait les vestons de tweed avec des pièces de cuir rapportées aux coudes. Sans oublier l’accessoire identitaire des intellectuels, une pipe droite de bruyère Dunhill. C’était un poseur invétéré qui s’attendait à tout moment à ce que Youssouf Karsh franchisse le seuil de sa librairie pour l’immortaliser comme Churchill, Hemingway ou Einstein. Il allait de soi que son épouse veillait à la clientèle comme sa sœur d’en face. Tweedeledum ! Tweedeledee !

Dans un milieu peuplé d’excentriques, Grant Woolmer, qui officiait, rue University, près du campus McGill, campait une figure bonhomme. Trapu, la tête grisonnante, l’œil vif, le sourire engageant, il dégageait une force tranquille et avait plutôt une carrure à soulever un comptoir qu’à feuilleter un ouvrage incunable.

Au fil des conversations, j’ai appris par bribes qu’il avait bourlingué comme marin dans les mers du Sud, sur un grand voilier caboteur. Il aimait décrire la vitalité débordante des eaux lorsqu’on navigue au ras des vagues, avec les épaves, les poissons et les oiseaux, et se remémorer des tempêtes et du branle-bas immédiat sur un trois-mâts où l’on doit grimper d’une seule foulée dans la mâture pour carguer les voiles et les trousser entre ciel et mer.

Du sommeil léger des quarts où la queue des requins frappait régulièrement la coque jouxtant la couchette. Des ports mal famés où, après la tombée du jour, à la moindre sommation des policiers, se jeter carrément au sol était de rigueur, les pistoleros tirant d’abord et vérifiant ensuite les cartes d’identité des survivants.

Woolmer abhorrait Maurice Duplessis. Ça remontait à la grève de la Canadian Seamen’s Union, en 1949. Un conflit violent où les marins syndiqués, dont il était, s’étaient retranchés dans leur local montréalais. Et pour cause ! L’auraient-ils quitté un instant qu’il aurait été aussitôt mis sous scellé en vertu de la loi du Cadenas. Dans sa lutte débridée contre le communisme en général et présumé des marins de la CSU, le gouvernement du Canada avait fait appel à un leader ouvrier américain notoirement lié à la Mafia, Hal Banks, pour briser un organisme national et le remplacer par une union internationale états-unienne. Mené par les forces conjuguées de la Police provinciale et de la Police montée, le siège avait duré quelques semaines. Il s’était conclu par une cuisante défaite : la désaccréditation de la Canadian Seamen’s.

Je n’ai jamais su comment Grant s’était fait libraire antiquaire, mais si j’avais été tenté par le métier, je l’aurais élu comme mentor. La récolte des livres d’occasion dépend toujours de la chronique nécrologique. À l’époque, ceux qui rendaient l’âme en français léguaient des collections de « bons livres » où dominaient les Bazin, Bordeaux et Bourget ; ceux qui mouraient en anglais laissaient derrière eux des bibliothèques bien garnies de tous les grands classiques de la littérature anglaise.

Nous avons vécu une époque faste en Collected Works, de Francis Bacon à Mark Twain, en passant par Defoe, Fielding, Hawthorne, Sterne, Stevenson, Swift et Thackeray. Puis, au milieu des années 60, la ruée vers les belles éditions a pris une autre tournure avec l’arrivée des décorateurs d’intérieur qui achetaient les reliures plein-cuir au pied linéaire, sans égard au contenu, pour orner les murs des parvenus. Finis les beaux livres à des prix abordables pour les bibliophiles qui n’ont pas les moyens des collectionneurs !

Un jour, chez Woolmer, passant en revue ses dernières acquisitions, je tombe sur un tirage numéroté des Oeuvres complètes d’Alfred Jarry, éditées par Fasquelle, en huit volumes, demi-reliure, plein cuir rouge. Une découverte mirobolante. L’édition n’est répertoriée nulle part. Je n’ose à peine demander le prix. « 35 $ ! » Je n’en croyais pas mes oreilles. « Pour une édition aussi rare ? » Grant me rétorque : « Ce qui l’est encore plus, dans mon cas, c’est de trouver un client pour l’acheter en français ! »

Il n’était pas avare des recettes du métier. « Sur le marché new-yorkais, l’édition des œuvres de Melville est cotée à 400 $. Elle les vaut, c’est la seule ! Sur mes tablettes, elle accumulerait de la poussière pendant vingt ans. Il ne faut jamais oublier une chose : c’est la clientèle qui franchit le seuil de la porte qui fixe la cote. Trois fois moins à Montréal ».

La fin de l’après-midi était le meilleur moment de la journée pour bouquiner chez Woolmer. À la fermeture, les habitués étaient invités à passer à l’arrière-boutique. Parmi les réguliers, il y avait un prof de McGill, l’architecte Stuart Wilson, un original, tout en longueur, qui n’aurait jamais refusé le petit boire maison qui donnait du mordant à ses propos caustiques.

Un autre régulier était un chasseur de livres anciens. Coiffé d’un chapeau tyrolien avec un petit balai, Herlick, d’un naturel agité, s’installait dans un coin et ne bougeait plus pour raconter ses dernières prises d’une voix flûtée, comme si elle avait été accélérée à l’enregistrement. Il était doué pour identifier les coquilles d’imprimerie marquantes et les fautes de production. La toute première édition d’une célèbre relation de voyage, par exemple, était celle où il manquait une carte et non la deuxième, que l’on considère habituellement comme la première, tout bêtement parce qu’elle est complète.

Au fil des mois, toute la faune des rabatteurs de livres se retrouvait à un moment ou à un autre dans l’arrière-boutique de Grant Woolmer. Que des gens gagnent leur vie, uniquement en vendant et revendant des livres, me fascinait. Plus exactement à traquer le livre qui rapporterait le gros lot. Comme des corsaires perpétuellement à la poursuite de la flotte du trésor espagnol à son retour des Amériques.

Lorsqu’un libraire antiquaire se présente à la maison d’une veuve, par exemple, pour évaluer la bibliothèque d’un défunt, il doit d’abord identifier la vingtaine ou la trentaine de bouquins qui lui permettront de rembourser son offre pour le lot. Ensuite, les ouvrages qu’il pourra écouler à profit dans sa boutique. Puis, ceux qu’il pourra refiler à bon compte à des collègues plus spécialisés. L’offre est ferme et payable, comptant ou par chèque visé. Woolmer avait une autre carte dans son jeu. Son champ d’expertise était le marché fort lucratif des publications éphémères, particulièrement du XIXe siècle ; fascicules, brochures et pamphlets, tous écrits à chaud sur des sujets contemporains controversés. Il s’offrait généreusement pour tout débarrasser en prenant livraison des livres.

Le sujet de prédilection de l’arrière-boutique était de s’informer des dernières frasques du Falstaff de la profession, le père Davie, dont le fils Robert s’est fait plus tard une réputation dans l’édition et la réédition. Le vieux pilleur était passé maître dans l’art d’écumer les bibliothèques des congrégations religieuses qui, pour les amateurs de vieux bouquins, regorgeaient de livres uniques et rarissimes. Des richesses généralement inconnues des congrégations elles-mêmes ! Elles avaient été constituées à leur insu au fil du temps par quelques pères ou frères bibliothécaires lettrés, éclairés et connaisseurs.

Lorsque Davie frappait à leur porte avec sa bouille de bon Samaritain, sa trogne bienveillante, tout prêt à écouter leurs doléances, avec des soupirs de sympathie, les religieux qui avaient hérité d’un poste dont ils ne connaissaient rien, se sentaient enfin compris. Davie était l’homme envoyé du ciel pour délester leurs étagères de toutes ces vieilleries de livres dont ils ignoraient totalement la valeur marchande. Un bienfaiteur providentiel puisqu’en échange, il leur offrait une somme qui leur semblait, ma foi, assez rondelette. Il leur fallait bien attendre un très long moment pour toucher l’argent, mais ce bon monsieur Davie avait tant de peine à écouler la marchandise. En fait, il l’exportait aux États-Unis où certaines universités de l’Est et de l’Ouest en étaient friandes. Un crime de lèse-Canadiana impardonnable pour l’arrière-boutique.

Un jour, Herlick se présente au rendez-vous de fin d’après-midi avec un nouveau chapeau et une nouvelle personnalité. Il avait déniché une première édition de l’Histoire de la Nouvelle-France de Marc Lescarbot. Une copie impeccable dans sa toilette virginale de 1609. La découverte l’avait métamorphosé. Son débit en était même ralenti et naturel.

Pas question de vente au plus offrant ! La compagnie était unanime, l’ouvrage devait être présenté au conservateur des Bibliothèques de Montréal, Jules Bazin. La collection de la salle Gagnon était l’écrin naturel pour l’auteur du Théâtre de Neptune. Après plusieurs mois de reports, le Comité exécutif de la ville de Montréal a enfin tranché. « Trop cher pour un vieux livre ! »

Woolmer avait grommelé que c’était insensé que le Texas manifeste plus d’intérêt pour notre patrimoine que les premiers intéressés. L’intervention de Stuart Wilson n’avait rien fait pour le rassurer. L’Hôtel de ville, selon l’architecte, n’aurait déboursé le prix fort que pour offrir le Lescarbot en cadeau à un visiteur français de prestige. Il n’avait pas tort. Notre hôte le savait trop.

La passion des livres mène à tout. Même à développer un incompréhensible nationalisme culturel chez des gens qui ne s’identifiaient en rien au sort du Québec français.