Un pays aux frontières incertaines

Un ouvrage majeur de Henri Dorion et de Jean Lacasse

*Un ouvrage fort important sur l’état actuel du territoire du Québec vient de paraître aux éditions Septentrion. Les auteurs sont d’incontestables experts en la matière.

Henri Dorion est un géographe réputé, premier président de la Commission de toponymie du Québec, dont la carrière prestigieuse a été d’envergure internationale. Jean-Paul Lacasse est un professeur émérite de l’Université d’Ottawa en droit minier et en droit autochtone. Leur connaissance du territoire du Québec et des problèmes qui l’entourent est approfondie.

Aujourd’hui retraités, ils nous lèguent un précieux bilan de leur expérience, qui servira de référence pendant plusieurs années, que l’on soit d’accord ou non avec les idées qu’ils ont émises.

Leur association ne date pas d’hier. Elle a connu un temps fort au sein de la Commission d’étude sur l’intégrité du territoire du Québec (la Commission Dorion), dont ils furent respectivement président et secrétaire.

Cette Commission a existé de 1968 à 1972. Elle s’est penchée sur l’ensemble des problèmes territoriaux du Québec à l’époque, dont plusieurs ne sont toujours pas résolus, ce que les auteurs tiennent avec raison à nous rappeler.

La Commission a donné lieu à des études et des travaux importants, dont la pertinence demeure élevée et qui ne doivent pas tomber dans l’oubli. Ces travaux ont notamment préparé le terrain à la négociation de la Convention de la Baie James, en soulignant les obligations juridiques du Québec à l’égard des Cris et des Inuit qui jusque-là n’avaient pas encore été remplies.

La Commission aurait été créée parce que le premier ministre du Québec de l’époque, Daniel Johnson père, envisageait de réaliser l’indépendance du Québec. Il venait de publier Égalité ou Indépendance en 1965. Il aurait dit, selon les auteurs?: « Quand on pense faire un pays, il faut toujours bien savoir où il commence et où il finit ». Il va sans dire que cette phrase demeure d’actualité.

Les auteurs distinguent entre les incertitudes horizontales et verticales relatives au territoire. Les incertitudes horizontales concernent les frontières. Faute d’espace ici, nous commenterons uniquement celles-ci. Une version plus élaborée de la présente recension paraîtra dans les Cahiers de lecture de l’Action nationale cet été. Les incertitudes verticales ont trait aux interventions fédérales ou aux droits fonciers autochtones à l’intérieur du territoire du Québec.

Les frontières du Québec se répartissent en cinq segments principaux. Les frontières méridionale avec les États-Unis, et occidentale avec l’Ontario ne posent pas de problèmes majeurs. Il en va autrement de la frontière nordique dans les baies James et d’Hudson ainsi qu’au Nunavik, de la frontière du Labrador et du golfe Saint-Laurent.

La frontière nordique de la province de Québec est une aberration puisqu’elle s’arrête au rivage. Les très nombreuses îles qui se trouvent parfois à quelques mètres et qui sont fréquentées depuis des millénaires par les Cris et les Inuit ne se trouvent pas au Québec mais au Nunavut. Il en est de même des droits de pêche ou des lois sur les ressources naturelles, ainsi que de la compétence concernant la protection de l’environ­nement.

Les peuples autochtones du Québec qui fréquentent ces eaux détiennent des droits ancestraux reconnus par le gouvernement fédéral sur un territoire maritime situé à l’extérieur du Québec. Dans l’éventualité où le réchauffement climatique conduirait le Québec à construire un port dans l’Arctique pour desservir les nombreux navires qui passeront désormais par le pôle Nord pour relier l’Asie à l’Europe ou au nord-est de l’Amérique, ce port sera situé au Nunavut.

Comment a-t-on pu en arriver là ? La loi fédérale de 1912, qui a presque doublé le territoire du Québec de 1867 en y annexant notamment ce qui s’appelait le Nouveau-Québec et s’appelle maintenant le Nunavik, a été adoptée sous le gouvernement conservateur de Sir Robert Borden. Elle avait cependant été initiée par Wilfrid Laurier qui avait perdu le pouvoir l’année précédente.

Borden a peut-être voulu tempérer la générosité de Laurier envers sa province natale en retranchant les îles et les eaux qui jouxtent cet ajout, alors qu’auparavant les îles, les eaux et le Nunavik faisaient partie d’un même district fédéral.

Le prétexte donné par Borden, qu’il fallait tenir compte des besoins fédéraux en matière de navigation et de défense, n’est guère convaincant, et laisse plutôt poindre une méfiance séculaire à l’égard de l’évolution ultérieure du Québec. Autres temps, mêmes mœurs.

En 2006, les Inuit du Nunavik québécois ont conclu une entente avec le gouvernement fédéral afin de confirmer leurs droits sur ces îles et ces eaux, sans que le gouvernement du Québec n’ait le moindre commentaire à formuler publiquement, ce que Dorion et Lacasse lui reprochent. Ils y voient une occasion manquée de revendiquer un réaménagement de la délimitation de cette frontière.

Ils ne mentionnent toutefois pas une étude sur le territoire maritime du Québec souverain réalisée par le regretté professeur américain Jonathan Charney pour le compte de la Commission d’étude des questions afférentes à l’accession du Québec à la souveraineté en 1992 (ou plus brièvement la Commission sur la souveraineté). Cette commission parlementaire spéciale de l’Assemblée nationale a siégé sous le gouvernement Bourassa à la suite de la Commission Bélanger-Campeau. L’auteur de ces lignes a été le coordonnateur de la recherche juridique pour la Commission sur la souveraineté.

Cette étude, qui a été publiée dans une revue juridique états-uniennes, conclut que le territoire maritime du Québec souverain serait considérablement plus étendu que celui de la province de Québec.

Le Québec souverain aurait droit, comme tout autre État, à une mer territoriale de 12 milles marins et à une zone économique exclusive de 188 milles additionnels, pour un total de 200 milles dans le golfe Saint-Laurent, la baie James, la baie d’Hudson et le détroit d’Hudson au nord du Nunavik.

En passant, le professeur Charney ne reconnaissait pas que le golfe Saint-Laurent faisait partie des eux intérieures canadiennes, étant donné la largeur de son embouchure entre la Nouvelle-Écosse et Terre-Neuve. Les prétentions fédérales sur la propriété du golfe sont donc à prendre avec un grain de sel.

En ce qui a trait au golfe, les auteurs Dorion et Lacasse mettent poliment sur le même pied la thèse de la propriété fédérale et celle de la propriété interprovinciale en présumant comme Ottawa et les provinces que le golfe est canadien.

On peut toutefois affirmer, comme l’avait fait le professeur Henri Brun dès 1970 devant la Commission Dorion, que la thèse des provinces ne tient pas la route en droit canadien. Elle tire sa source d’une entente interprovinciale de 1964 qui partageait le golfe entre les provinces riveraines, dont le Québec.

Cette entente ne fut cependant jamais avalisée par le gouvernement fédéral, encore moins constitutionnalisée. Deux décisions de la Cour suprême, en 1967 et en 1984, ne permettent guère de douter que, là aussi, le territoire provincial s’arrête au rivage. La récente entente Québec-Ottawa sur le bassin pétrolier Old Harry ne fait d’ailleurs que le confirmer.

Le dernier mot revient au professeur Jacques-Yvan Morin dans son étude pour la Commission Dorion?:

« Il est possible que la question du statut du golfe Saint-Laurent, comme beaucoup d’autres, ne puisse être résolue dans le cadre constitutionnel actuel. ».

*Avocat, L.L.M. (droit constitutionnel)

Le Québec, territoire incertain, Henri Dorion et Jean-Paul Lacasse, Septentrion, 2011