Quatre-vingt-douze questions en attente de réponse

Le portulan de l’histoire

En 1834, tous les espoirs démocratiques sont permis ! La victoire du parti patriote a été écrasante : soixante-dix-sept sièges sur les quatre-vingt-huit de l’Assemblée. Louis-Joseph Papineau estime à juste titre que « tout ce qui est commissionné par le gouvernement est frappé de démence ! » Sa conclusion est péremptoire. « Il n’y a plus que le peuple qui ait de l’esprit en ce pays ! »

À l’encontre d’une maigre minorité de 28 278 opposants, 483 739 électeurs ont répondu « Oui ! » aux Quatre-vingt-douze résolutions des patriotes, qui peuvent se résumer plus succinctement à obtenir le droit souverain pour l’Assemblée de faire ses lois, de lever ses taxes et de contrôler ses dépenses. Si on avait ajouté à cette liste un quatrième droit, celui de signer ses traités, nous aurions la question du référendum de 1995 sur l’indépendance.

Le chef patriote et sa députation avaient perdu tout respect pour le gouverneur du moment, lord Aylmer. De mémoire d’homme, on n’avait pas connu un représentant du roi « aussi aigri contre le pays, aussi formellement accusé par les représentants et aussi ouvertement méprisé par le public ».

La Minerve salue son départ pour l’Angleterre en annonçant la nouvelle comme une « calamité supportable » et la rehausse de sanglots de comédie. « Concitoyens ! Gémissons ! Gémissons ! Gémissons ! » Nul n’aurait pu prédire que la nature partagerait le même sentiment de révulsion pour le gouverneur et son épouse.

Tout d’abord, par une nuit brumeuse, la frégate où ils sont montés, pique contre un écueil sur les côtes perdues du Labrador. Sérieusement avariée, La Pique – c’est le nom du bâtiment – prend dangereusement l’eau. Assez pour que le capitaine transborde son trop-plein de passagers à deux bateaux de pêche, à peine moins patraques que le sien.

Un œil sur la boussole et l’autre sur la ligne de flottaison, il poursuit néanmoins sa route avec le couple Aylmer. Une tempête leur tombe dessus. On jette tout par-dessus bord pour alléger le navire. Canons ! Ancres ! Meubles ! Provisions ! Le gouvernail se brise. On le remplace par un autre. Il se brise à son tour. Et de mal en pis, de Charybde en Scylla, piquant son chemin, de vague en vague, la frégate se traîne péniblement comme une galoche trouée jusqu’à Portsmouth. Tout à fait à l’image de l’administration déjantée que Papineau a qualifiée de « funeste ».

Le ton de 1835 n’est pas à la détente. La Saint-Jean-Baptiste de 1834 a eu l’effet d’un révulsif pour la classe marchande antipatriote de Montréal. L’apparition subséquente des associations nationales ressemble de plus en plus à une mobilisation des forces ultraloyalistes. Surtout la Saint George’s, la Saint Andrew’s et la German Society. Leur président respectif, George Moffat, Peter McGill et Louis Gugy, ont en commun d’être dans la mire des Quatre-vingt-douze résolutions en tant que conseillers législatifs. Affairistes et magistrats, ils s’emploient à distiller la détestation de Louis-Joseph Papineau dans la population anglophone.

La Saint-Jean-Baptiste de 1835 marque le vrai lancement de la fête « d’un pays digne de liberté ». Le banquet patriotique a essaimé à Saint-Eustache, Terrebonne, Berthier, Saint-Athanase, Saint-Charles et Saint-Denis sur le Richelieu.

Présidée par Denis-Benjamin Viger, la fête montréalaise réunit une centaine de convives. Le premier toast « Au peuple, source de tout pouvoir légitime ! » renvoie à nouveau la monarchie et la papauté dos à dos. Les allocutions et les discours ont adopté un ton encore plus républicain. Édouard-Étienne Rodier dénonce « l’absurdité du droit divin de la monarchie ». Duvernay chante « Peut-être un jour, notre habitant paisible / Se lassera du joug pesant d’un roi ! ».

Quant aux Canayens, du plus grand au plus petit, ils fredonnent un air qui se moque des Anglos papineauphobes. « Si les Canadiens jaloux / N’ont plus peur des loups-garous / Si, sentant leur importance / Ils rêvent d’indépendance, / S’ils ont pris l’air du Bureau… / C’est la faute à Papineau ! »

Lord et lady Gosford sont arrivés à Québec à la fin août, avec une large suite. Archibald Acheson, comte de Gosford, est Irlandais protestant et fort heureusement, il n’est pas orangiste. Le contraire aurait été catastrophique. Son Excellence porte deux chapeaux : celui de gouverneur en chef et celui de haut-commissaire de la Commission d’enquête sur la situation politique au Bas-Canada, mise sur pied pour éclairer la mère patrie sur la pertinence des Quatre-vingt-douze résolutions.

Sans délai, Gosford prend ses distances par rapport à son prédécesseur Lord Aylmer. Il s’abstient d’aller le reconduire au quai et ce faisant, accentue une disgrâce bien méritée aux yeux des Canayens. C’est le début de l’opération charme.

Le gouverneur est en service commandé. Il a reçu des instructions précises. D’une part, faire respecter les droits des Canadiens et, d’autre part, défendre l’existence du Conseil législatif dans sa mouture actuelle. Comme tous ses prédécesseurs, il devra parler des deux côtés de la bouche en même temps. Même si sa sympathie personnelle pour les Canayens est réelle.

Il reçoit avec chaleur le président de l’Assemblée, persona non grata sous la précédente administration, et accepte de discuter avec Papineau de la prochaine session du Parlement. Le chef patriote, selon son habitude, donne une chance au coureur. Il confie sa première impression à son épouse. « Si le gouverneur agit en conformité à ses principes, les subsides lui seront probablement votés ».

La session d’automne du Parlement s’ouvre sous l’égide de la bonne entente. Lord Gosford s’engage à exécuter sa tâche avec promptitude, impartialité et fermeté. Il sollicitera la coopération de la Chambre au besoin et après une liste des réformes qu’il envisage, conclut son adresse en rappelant à l’Assemblée qu’elle a le choix entre deux destinations : une route qui lui offre tous les avantages de faire partie de l’Empire britannique et une autre, moins glorieuse, qui l’en exclura irrémédiablement.

En réponse au discours du trône, Papineau assure le gouverneur de sa plus entière collaboration, tout en réaffirmant sans ambages les positions du parti patriote et ses réticences sur le mandat de la Commission d’enquête. Gosford reprend le crachoir. Contrevenant à l’usage ordinaire, il formule sa réplique protocolaire d’abord en français, puis en anglais. Si cette marque de politesse a fait un velours au parti de la majorité, elle a laissé un goût amer au parti de la minorité. À regretter de ne pas avoir « proscrit la langue française de la Chambre ! » clame la Gazette de Québec.

Gosford maintient le cap. Sa politique de la main tendue à moitié ouverte a porté fruit auprès des députés de la région de Québec. Réformistes modérés, ils se dissocient de l’intransigeance pure et dure de Papineau. Le député de Richelieu les imite. Sabrevois de Bleury pousse même la logique de la modération à son ultime conclusion, il bascule carrément dans le parti de la minorité dominante.

L’entreprise de séduction de Gosford entre dans une nouvelle phase. Il choisit d’honorer les Canayens, à l’occasion de la Sainte-Catherine, en donnant un grand bal au château Saint-Louis. À trois heures du matin, le gouverneur, redoutable danseur, avait épuisé toutes ses partenaires. C’est un grand succès.

Papineau trouve qu’il en fait peut-être un peu trop. Les apparences sont trompeuses. Il appréhende toujours « un moment de crise et de souffrance qui sera affreux ». La Gazette de Québec a surtout noté qu’il n’y avait pas assez d’invités anglophones.

À Montréal, l’affaire du bal a mis le feu aux poudres. « Grands dieux ! Êtes-vous tombé assez bas, monsieur Gosford, pour vivre heureux sous le double fouet d’un cabinet à la Française et d’une faction française ? » claironne Adam Thom dans le Montreal Herald.

Proche de Moffat, de McGill et secrétaire du Beefsteak Club, une association qui regroupe les trente marchands les plus importants de Montréal, le journaliste-avocat sonne résolument le tocsin pour ameuter les loyalistes. « Les Anglais de cette province sont engourdis depuis trop longtemps, il y a un temps pour dormir et il y a un temps pour agir ! »

L’appel à la mobilisation de Thom est entendu. Deux cents personnes défilent dans les rues de Montréal le 7 décembre en direction du marché aux chevaux du Tattersall, rue Saint-Jacques, pour y entendre ce qu’elles veulent entendre : le point de vue de la race supérieure.

« Dans la vie privée, nous refusons de soumettre nos différends à des personnes sans éducation, quel langage doit-on employer quand on veut confier à de tels hommes la conduite de nos libertés ? Leur ignorance est telle que presque tous les jurés sont incapables de signer leur nom ; plusieurs membres de la Chambre également ». L’assistance, composée de fins lettrés assurément, applaudit de ses gros bras à tout rompre. Porté par la vague, le tribun invité sort l’artillerie lourde.

« Un tel peuple est incompétent à comprendre les relations compliquées des sociétés, à établir la punition que mérite chaque faute, à protéger les intérêts du commerce et à apprécier les besoins d’une classe de société, plus instruite et plus haut placée dans l’échelle sociale ». Sa proposition est explicite. Le vote des ignorants qui parlent français ne compte pas !

Deux jours plus tard, le Montreal Herald préconise une solution paramilitaire. « Il faut une armée aussi bien qu’une Assemblée ; il faut des piques et des fusils aussi bien que des plumes et des discours ; il faut du courage aussi bien que du savoir-faire. Convoquons un Congrès provincial immédiatement et portons à huit cents le nombre de fusiliers du British Rifle Corps of Montreal ! » L’injonction cette fois est d’Adam Thom, surnommé « le siau d’eaux sales ! » par le bras droit de Papineau, le docteur O’Callaghan.

Dans les jours qui suivent, les gens se présentent avec leurs armes pour répondre à l’appel et les chefs loyalistes se réunissent pour jeter les bases d’une faction armée et clandestine, le Doric Club, destiné à remplacer le British Rifle Corps menacé de dissolution. Le gouverneur Gosford le considère comme un regroupement de « fauteurs de troubles ».

Après avoir levé leur verre à la santé du Roi, les participants portent un toast unanime. « La mort plutôt qu’une domination française ! » C’est la riposte loyaliste au toast des banquets de la Saint-Jean-Baptiste : « Au peuple, source légitime du pouvoir ! »

De Québec, l’évolution imprévisible du climat politique montréalais préoccupe Papineau au plus haut point. Il enjoint sa Julie à la prudence, en lui faisant part de ses craintes.

« L’extrême agitation du pays soulève contre moi et les miens une rage bien injuste qui pourrait être accompagnée de quelques risques. Au jugement de tous nos amis de Montréal, il faudrait te mettre en lieu de sûreté avec nos chers enfants et te rendre avec eux à Verchères ou ailleurs dans la famille. Une visite au temps des fêtes n’a rien que de naturel ».

Pour sa part, il se fait rassurant. « Ici, je ne vois nulle probabilité à de semblables dangers et j’espère que la violence inconsidérée de ceux qui ont proposé de s’armer détruira leur parti ».

Le 25 décembre, Adam Thom est tout remué. Le maître épandeur du racisme colonial a reçu une lettre en français où on lui annonce qu’il va être assassiné. A-t-on idée ? En français !

Le 31 décembre, lord et lady Gosford donnent un autre bal, toujours au château Saint-Louis. La fête est sémillante comme la précédente avait été brillante. On enterre l’année dans la bonne humeur. Le gouverneur danseur demeure infatigable. La musique adoucit les mœurs et la danse oblige les partenaires à avoir le même jeu de pieds. C’est un succès mondain !

Une seule ombre au tableau ! À la sortie, les derniers à quitter les lieux n’ont pu retrouver leur casque ou leur paletot et ont dû s’en retourner penauds avec ceux des invités qui avaient quitté plus tôt. Dans ce cafouillis de couvre-chefs et de manteaux qui changent de propriétaires au bal du gouverneur, on pourrait voir une image prémonitoire du ballet ininter­rompu des vire-capot dans les années qui s’annoncent.