Au rayon insolite des rencontres imprévues

Le portulan de la bohème

Les nuits de la bohème semblaient souvent menées par une agence de rencontres insolites du genre qu’affectionnaient les surréalistes. Les noctambules de la branche poétique vivaient dans l’attente de ces rencontres qu’André Breton a placées sous le signe « du spontané, de l’indéterminé, de l’imprévisible et de l’improbable ».

Avant minuit, tous les chats de nuit étaient gris. Mais après le douzième coup, les « Cats » qu’on croisait dans la rue, avec un instrument de musique et des filles bien roulées au bras, étaient généralement phosphorescents.

On parle d’un saxophone ou d’une trompette. La guitare n’obtiendra la cote du sex appeal des cuivres que quelques années plus tard. Néanmoins à Montréal, les boîtes de jazz étaient déjà dominées par René Thomas et Nelson Symonds, deux guitaristes.

Au Black Bottom, après la fermeture des clubs et des cabarets, il n’était pas rare qu’un « Cool Cat », flanqué d’une escorte de chattes en chaleur, fasse une entrée remarquée dans la petite salle de la rue Saint-Antoine. Rendu à destination, il se délestait sur une chaise d’un manteau sable, négligemment glissé sur ses épaules, et une fois attablé avec ses admiratrices, retirait ses verres fumés d’un geste étudié. Les habitués, qui sirotaient un café noir sans perdre une note des improvisations, esquissaient un sourire entendu.

La guitare introspective de Nelson Symonds menait la jam-session avec sa rigueur habituelle. Construire ! Décons­truire ! Reconstruire ! Assis maintenant sur le bout de sa chaise, le corps projeté vers l’avant, le visage radieux, le « Cool Cat » s’était métamorphosé en statue vivante de l’écoute active. Il n’attendait plus qu’un léger signe de tête de Symonds pour apporter une contribution qu’il jugeait inestimable à la jam-session.

Permission accordée ! Les connaisseurs accoudés aux tables se redressent pour assister au spectacle. Le « Cool Cat » tire un saxophone rutilant de son étui et l’embouche avec l’assurance d’un Coleman Hawkins ou la fatuité d’un poseur. Son premier solo ne laisse planer aucun doute sur sa filiation. Il enfile les crescendos racoleurs, les fla-flas redondants, les sons graveleux et les redites sirupeuses honnies du public du Black Bottom et du maître des lieux.

Sur scène, le Sphinx de la guitare n’a pas bronché. La mise à mort sera sans quartier. La proposition musicale qu’il relance au souffleur de notes hausse la donne d’un cran trop élevé pour ses moyens. Il s’essouffle, s’esquinte, couine à profusion, s’éparpille et s’enfonce pour s’accrocher finalement à la bouée d’un thème de Thelonius Monk qu’il dénature sans vergogne.

Une dissonance coupée nette par une attaque massive de Symonds et de ses comparses qui ont repris la mélodie de ’Round Midnight dans toute sa richesse harmonique. Le saxo de ces dames n’avait plus qu’à plier bagage. Sa déconfiture était complète ! Il en a même oublié son manteau qu’une des chattes a discrètement récupéré.

L’autre fille est demeurée vissée à sa chaise pour écouter la jonglerie savante du Sphinx et de ses compagnons tricotant leurs improvisations avec un brio et une inventivité sans cesse renouvelée. Les solos s’enchaînaient comme une suite ininterrompue de ragas de nuit. L’ivresse au Black Bottom, le café aidant, était d’une singulière lucidité.

Au cours de ces randonnées nocturnes, j’ai longtemps espéré rencontrer un poète désenchanté d’un autre temps, poursuivant son étrange balade avec un homard, tenu en laisse par un ruban bleu.

Lui demander pourquoi aurait été indiscret, mais à la question qu’il aurait devinée dans mon regard, il aurait sûrement répondu, en jetant un regard bienveillant à son crustacé de compagnie : « Parce qu’il ne jappe pas et qu’il possède les secrets des profondeurs ! » Et en s’éloignant, il m’aurait lancé par-dessus l’épaule : « Ne m’attendez pas ce soir, car la nuit sera noire et blanche ! »

À défaut du fantôme de Gérard de Nerval, prince d’Aquitaine à la tour abolie, il m’arrivait de croiser, à des heures indues, un véritable prince des mille et une nuits, qui promenait ses deux lévriers afghans dans les rues désertes. Le port altier, le sourire indéfinissable, la démarche souple, le pas résolu, toujours frais comme une rose noire et d’un chic aristocratique irréprochable, le jazzman Alphie Wade était l’incarnation même du dandy.

Le nec plus ultra de l’élégance étant de ne pas être remarqué, il se serait fondu dans le décor du Ritz Carlton ou de la salle de bal de l’hôtel Windsor. Sur le trottoir mouillé du carré Saint-Louis à trois heures du matin, il faisait figure d’extraterrestre, échappé tout juste d’une constellation d’étoiles et s’apprêtant à y retourner, en sifflotant un air de jazz, tiré par ses deux chiens en laisse.

Au rayon des rencontres imprévues, je me revois au sous-sol d’une des maisons anciennement cossues de la côte de la rue Saint-Urbain, dans une chambrette, en compagnie de John Max, et d’un poète de l’Île du Prince-Édouard. Ce qui, avouons-le, était encore plus rare qu’un extraterrestre !

Milton Acorn était un personnage hors du commun. Il nous avait invités dans sa piaule pour nous offrir des exemplaires d’un recueil de poésie, In Love and Anger, que son ami Robert Roussil avait illustré. Le poète s’y présentait comme menuisier et socialiste et rappelait que Roussil avait pratiqué le métier de réparateur de clocher avant d’être sculpteur. Ce qui aurait pu expliquer sa propension à faire furieusement sonner les cloches chaque fois qu’un imbécile – et ils étaient nombreux – s’attaquait à son œuvre ou à sa liberté d’expression.

Les poèmes naïfs d’Acorn s’inspiraient de la vie des mineurs et de son expérience de la Seconde Guerre. Il en était revenu avec une plaque de métal vissée dans le crâne et une rage plantée dans le cœur contre les pourvoyeurs de chair à canon.

« Je revois la distribution des lettres sur le Rhin / du courrier qui avait suivi nos armées à l’Est / des lettres de pères, de mères, de sœurs, d’amis, de fiancées / et j’entends l’énumération monotone : Décédé ! Décédé ! »

Le visage de Milton Acorn avait été taillé à la serpe et son gabarit charpenté pour hâler un filet de pêche. Dans sa chambrette, il devait marcher voûté pour ne pas se frapper aux poutres du plafond de l’étage des maîtres. Un peu beaucoup à l’image de sa poésie populaire, rabaissée chaque fois qu’elle osait relever la tête et lever le poing.

Milton Acorn se faisait un devoir de ne pas respecter les convenances de la bonne société des arts et des lettres. Une fois installé à Toronto, il en est devenu l’empêcheur-chef de tourner en rond. L’indignation n’était pas que la source de son inspiration. Ses bouquins n’étant systématiquement pas retenus par les jurys du prix du Gouverneur général, il contestait chaque refus en battant le tocsin. Pas question de jouer les bons perdants ! Pour la voix de la classe ouvrière, tourner la page sans tambour ni trompette aurait été tourner l’autre joue !

En 1970, c’est le bouquet ! La parution de I’ve Tasted My Own Blood (J’ai goûté mon propre sang) est à nouveau ignorée. Milton Acorn explose. Il n’est d’ailleurs pas le seul à croire que son œuvre maîtresse méritait amplement l’adoubement de ses pairs. La communauté littéraire torontoise serre les rangs. Al Purdy, Irving Layton et Margaret Atwood lui décernent le titre honorifique de Poète du Peuple, avec médaille et ruban à l’appui.

Et un peu celui de poète des poètes. Acorn défend la poésie sur toutes les tribunes, donne des ateliers, des lectures, encourage les jeunes poètes, suscite la naissance de maisons d’édition.

Il a le don d’être là aux moments clés. Il se pointe à Montréal quand la métropole est encore le foyer de la poésie canadian. Lorsque Toronto prend la relève, il est au cœur de l’action. Avant de s’établir à demeure dans la Ville Reine, il s’absente pour un séjour à Vancouver. Le temps de jouer un rôle majeur dans la prise de parole des poètes de la côte Ouest.

Révolté, incorrigible, pratiquant en alternance l’enthousiasme ou l’emportement, Milton Acorn a vécu une grande partie de sa vie dans une chambre d’hôtel torontoise, proche cousine de sa chambrette de la rue Saint-Urbain. À la maxime de Robert Roussil que « pour être un artiste, il faut apprendre à se battre ! », son ami Milton aurait ajouté : « Et avoir la couenne dure pour encaisser les coups ! »

L’intersection Peel et Sainte-Catherine était un carrefour de rencontres inopinées. Une heure plus tôt dans la soirée, nous étions plongés dans une conversation animée avec un sans-abri occasionnel à nul autre pareil. Le professeur Stewart Wilson de la Faculté d’architecture de l’Université McGill était légendaire pour ses excentricités. Également pour ses démêlés maritaux. Grand, efflanqué, en état de perpétuelle agitation, il marchait d’un pas rapide et décidé et semblait toujours poursuivre deux actions en même temps : parler et penser à autre chose. Dans le cas présent, une chose en particulier.

Son épouse lui fermait non seulement son lit, mais la porte de leur appartement. Il devait donc se résoudre à dormir dans son bureau à l’université. Le règlement l’interdisait. Ce soir-là, les janissaires l’avaient expulsé de l’édifice. Ce n’était pas la première fois. Wilson râlait contre la grande responsable de ses déboires. « J’ai cette femme-là dans les pieds et il n’y a pas une rue de Montréal où je n’ai pas marché sur elle ! » Il n’exagérait rien. On le croisait souvent et partout, toujours pressé et poussé en avant, comme les condamnés dans les contes qui purgent une peine éternelle.

S’il l’avait connu, les élèves du Collège Sainte-Marie, anciens et nouveaux, lui auraient décerné un doctorat honorifique sur-le-champ.

Et pour cause, l’architecte Stewart Wilson était responsable de l’aménagement Art déco d’un lieu situé rue Sainte-Catherine Ouest un peu à l’est du carré Phillips, qui, pour tous, était cent fois plus important que le collège, l’église ou le théâtre du Gesù, la taverne Saint-Régis.

Qu’aurait valu notre formation classique si elle n’avait pas été couronnée par un « savoir-boire » conséquent ? J’ignore si l’épreuve initiatique était homologuée, mais je me souviens de m’être assis à une table carrée et d’avoir commandé, de concert avec Pierre Maheu, qu’on la remplisse de verres de bière. Avec le pourboire, il y en avait pour trois piasses, à dix cennes la draffe. Le défi était de vider la table en poursuivant une conversation sensée pour tester notre capacité à « bien porter sa boisson ».

À une étape plus amphigourique de notre imbibition, Pierre a constaté que le décor nous éloignait « du thomis-s-s-me pour nous rap-p-procher du kan-t-isme ! » J’aurais préféré l’ébriété moins « abs-s-straite » de Baudelaire. Mais Pierre partageait le point de vue de Sartre selon lequel le poète avait passé sa vie à dresser des plans qu’il n’avait pas réalisés. « Sauf qu’y a écrit Les Fleurs du mal ! » Pierre a concédé que « dans les circonstances, c’était ob-jec-ti-vement un miracle. »

Tout en se concentrant mutuellement pour identifier les verres pleins au milieu des morts, le champ houblonné de notre « réflex-xion » s’est élargi jusqu’à étendre cette aboulie baudelairienne à la procrastination atavique de l’écrivain québécois, pour conclure de concert, qu’en y ajoutant « l’e-xis-tence objective d’une alié-na-tion collective, ça prendrait un mi-ra-cle pour pondre un chef-d’œuvre au Québec ! »

Et avant de caler la dernière draffe, il nous restait encore assez de co-or-di-nation et de visou pour trinquer : « Un o-s-stie d’gros mi-râ-cle ! »