Nos Italiens ne sont plus francotropes

À propos d’un détournement de sens de Marco Micone

Certaines composantes de la population allophone font le plus souvent du français leur nouvelle langue d’usage à la maison, tandis que d’autres optent en majorité pour l’anglais. Dans mon livre sur l’assimilation linguistique (Conseil de la langue française, 1994), j’ai proposé les mots « francotropes » et « anglotropes » pour distinguer entre les unes et les autres.

Cette distinction aide à mieux comprendre l’évolution récente de l’assimilation au Québec. Elle permet, par exemple, de constater que si le français a, depuis 1971, augmenté sa part dans l’assimilation des immigrants allophones arrivés au Québec à l’âge adulte, ce n’est pas à cause de la francisation de leur langue de travail conséquemment à la loi 101, mais en raison de l’importance accrue des francotropes parmi l’immigration plus récente, en particulier de ceux de langue créole, vietnamienne, khmère, portugaise, espagnole et arabe.

Cette distinction perd beaucoup de son utilité si l’on compte aussi comme francotrope la population de langue italienne, sous prétexte qu’il s’agit d’une langue latine au même titre que le français, le portugais et l’espagnol. C’est justement ce que font des chercheurs genre Paul Béland, Michel Paillé et Réjean Lachapelle, dans des études publiées récemment par le Conseil et l’Office de la langue française.

Marco Micone a appuyé ce détournement de sens en traçant un portrait singulièrement trompeur des Québécois d’ascendance italienne dans Le Devoir du 16 novembre dernier. Il insiste d’abord sur le fait qu’une école française l’a refusé, lui, lors de son arrivée au Québec dans les années 1950. Puis, en faisant un usage incorrect des données de recensement, il soutient que les « italophones » se francisent plus souvent qu’ils ne s’anglicisent, notamment en ce qui a trait à leur comportement linguistique au travail et à la maison.

J’avais plutôt retenu de l’histoire québécoise récente que ce sont les Italiens qui, de leur propre chef, ont tourné le dos à l’école française et que leur préférence pour le français est chose du passé. J’ai donc ressorti certains rapports et consulté les résultats du recensement de 2006 qui sont accessibles à tout venant sur le site de Statistique Canada.

Dans une étude réalisée pour la Commission Gendron, le démographe Robert Maheu relève qu’au début des années 1950, la moitié des enfants d’origine italienne inscrits à la Commission des écoles catholiques de Montréal étudiaient en français.

Cela laisse entendre qu’en général, les écoles françaises de la CECM ne refusaient pas les jeunes Italiens. Maheu ajoute qu’au début des années 1960, cette proportion avait fondu à 28 %.

Il semble bien qu’ayant constaté que la langue d’avancement socioéconomique à Montréal était plutôt l’anglais que le français, un nombre croissant de parents italiens choisissaient d’inscrire leurs enfants à l’école anglaise.

Quant à la principale langue d’assimilation des italophones, que Micone prétend être toujours le français, la Commission Laurendeau-Dunton notait, il est vrai, qu’au recensement de 1961 la population d’origine ethnique italienne au Québec avait plus souvent le français que l’anglais comme langue maternelle. Cela ne nous renseignait cependant que sur la langue d’assimilation des parents, grands-parents ou ancêtres des personnes recensées, soit sur ce qu’on peut appeler l’assimilation ancestrale.

Le recensement de 1971, le premier à poser la question sur la langue d’usage actuelle à la maison, permet d’observer l’assimilation courante, c’est-à-dire celle réalisée par les répondants eux-mêmes, de leur vivant. Il montre que les adultes de langue maternelle italienne âgés de 25 ans ou plus avaient adopté plus souvent le français que l’anglais comme langue d’usage au foyer, mais il révèle en même temps que, déjà à cette époque, la jeunesse italophone préférait s’angliciser.

Les recensements suivants n’ont cessé de confirmer cette nouvelle orientation. Celui de 2006 a compté 17 000 italophones (langue maternelle) de langue d’usage française au Québec, soit le même nombre qu’en 1971. Mais le nombre d’italophones anglicisés est passé entre-temps de 15 000 en 1971 à 53 000 en 2006. La francisation a ainsi stagné pendant que les générations montantes se sont anglicisées par dizaines de milliers.

L’examen des données de 2006 selon l’âge indique d’ailleurs que cette préférence pour l’anglais continue de s’accentuer. Les résultats signalés ci-dessus pour la population italophone (langue maternelle) en 2006, tous âges confondus, laissent voir que parmi ceux qui ont adopté soit l’anglais, soit le français comme langue d’usage à la maison, 76 % ont préféré l’anglais contre 24 % le français. Parmi les moins de 45 ans, la préférence pour l’anglais s’élève à 87 %. Chez les moins de 15 ans, elle atteint 90 %.

Les autres preuves d’une préférence pour le français qu’avance Micone à partir du recensement de 2006 sont également douteuses. En particulier, parmi les travailleurs italophones de moins de 45 ans, 47 % utilisaient surtout ou exclusivement l’anglais au travail, contre 37 % le français. Et 94 % des italophones de moins de 45 ans connaissaient l’anglais contre 93 % le français.

Bref, si presque tous les jeunes italophones sont aujourd’hui bilingues anglais-français, l’anglais l’emporte nettement sur le français parmi eux en tant que langue d’intégration au monde du travail, et il écrase le français en tant que langue préférée dans l’intimité du foyer.

C’est en présentant comme « italophones » la totalité des 300 000 Québécois qui se sont dits en 2006 d’origine italienne que Micone nous induit en erreur. Ils sont loin de tous être des « italophones », en ce qu’un grand nombre sont des descendants d’italophones assimilés, mais qui n’ont jamais eux-mêmes appris l’italien. Le recensement de 2006 n’a énuméré que 191 000 Québécois capables de parler l’italien – d’ailleurs pas tous d’origine italienne. Et il n’a énuméré que 124 000 personnes de langue maternelle italienne. Ce sont ces derniers qu’on qualifie habituellement d’« italophones ».

Il faut savoir que la partie ancestrale de l’assimilation, que Micone inclut dans son bilan en prenant comme point de départ la population d’origine italienne, surestime sensiblement la préférence pour le français parmi les italophones dans le Québec d’avant les années 1960. Car les italophones francisés – ainsi que leurs descendants – restent au Québec tandis que, tout comme beaucoup d’anglophones et de francophones anglicisés, nombre d’anglicisés d’origine italienne ont quitté le Québec au fil des ans pour aller vivre en anglais ailleurs au Canada.

Cet incessant tamisage migratoire déforme en faveur du français l’assimilation ancestrale parmi toutes les minorités ethniques dont la présence au Québec remonte assez loin dans l’histoire. En somme, Micone s’illusionne avec le résidu faussé d’une préférence révolue.

« Ah, si la loi 101 avait été votée 30 ans auparavant ! » s’exclame Micone vers la fin de son texte. Il aurait été plus pertinent de lancer « Ah, si seulement on avait francisé la langue de travail ! ». Pendant trop longtemps, on nous a faussement rassurés quant à l’efficacité des mesures déployées par nos gouvernements successifs sur ce plan.

Si la francisation du monde du travail à Montréal avait été menée à terme après la recommandation en ce sens de la Commission Gendron ainsi que les lois 22 et 101, la jeunesse italophone aurait vite fait de corriger ce qui lui serait apparu comme une erreur de jugement de la part de ses aînés relativement au choix de l’école anglaise pour leurs enfants. Que les jeunes générations aient persisté au point que l’on sait sur la voie de l’anglicisation en dit long sur l’état de ce chantier-là.

Francotropes à l’origine, nos Italiens sont donc devenus résolument anglotropes. À l’opposé, aucune composante anglotrope d’importance au sein de la population allophone n’a jusqu’à maintenant modifié en faveur du français son orientation linguistique principale.

Si l’on veut que l’assimilation cesse de jouer au détriment du rapport de force du français vis-à-vis de l’anglais, il faudra pourtant que la plupart de ces composantes anglotropes mettent plutôt le cap sur le français. Cela ne nous avance nullement vers ce but que d’appeler francotropes ou de prétendre tels des groupes qui n’en sont pas.