Dieu que les genses du XVIe siècle nous ressemblaient !

Le portulan de la bohème

Ah les classiques ! Ces foutus classiques ! Pour ma génération et plusieurs qui l’ont précédée, ces vénérables classiques auraient été la substantifique moëlle de notre formation générale. Au nom du souvenir revampé d’une rigueur ancienne, on n’hésite pas aujourd’hui à condamner les étudiants pour leur usage irresponsable et abusif du copier-coller. Comme si le copier copié avait été une vertu et, avec l’anglais, peiner à se relire en quatre langues, une épiphanie.

Pour traduire les versions latines ou grecques en français et les thèmes inversement, nous disposions de quatre petits dictionnaires compacts dans une édition dite « portefeuille ». Qui n’aurait pas rêvé de pouvoir consulter les grands formats où l’on trouvait, sous forme d’exemple, la traduction de citations complètes, tirées de surcroît des textes que nous avions à traduire et que nous n’aurions eu qu’à transcrire.

Je devais la révélation de l’existence de ces ouvrages à une période de retenue, commuée en corvée de déménageur. Il fallait libérer le local d’une réserve de tous ses livres pour les intégrer dans la bibliothèque des pères. J’ai pris conscience, au poids des bouquins, que la sagesse antique était moins lourde que la pensée chrétienne. Soulever toute l’œuvre de Louis Veuillot sur une plateforme aurait posé un défi de taille à un émule de Louis Cyr ! « Sans compter le poids des âmes qu’il a ramenées dans le droit chemin ! » me fit observer le frère bibliothécaire avec le visage imperturbable d’un pince-sans-rire.

En me faisant signe de rester coi, il me montra du doigt la rangée de grosses reliures en toile noire qui occupait la tablette du haut. « Méfiez-vous des écrits apologétiques ! Les gens qui les ont signés ne sont pas commodes ». Il me parlait de profil comme un confesseur. « Savez-vous ce qui arrive lorsqu’on tire un prêcheur du sommeil réparateur de l’oubli ? » Après avoir consulté le vide, il me jeta un œil averti. « Sa première réaction sera de se lancer sur vous pour vous convertir ! » Il reprit son sourire narquois. « Ne leur tournez pas le dos, sinon toute la cohorte risque de vous tomber sur la tête ». Et il m’a planté là, sans plus de cérémonie, à la jésuite, tout satisfait de m’avoir déconcerté.

Mon rapport avec les classiques grecs ou latins était aussi superficiel que celui d’enregistrer le nom des auteurs pendant que j’empilais dans un chariot les volumes des Belles Lettres, une prestigieuse maison consacrée à la publication des textes anciens.

Je ne me souviens pas d’une seule conversation – et encore moins avec ceux qui excellaient dans l’exercice de la traduction – où nous ayons évoqué le contenu des œuvres que nous découpions allègrement à l’aveugle, pour ensuite les ramancher vaillamment au pif. Tout à notre tâche mécanique du mot à mot, nous méprenions alors la feuille pour la branche et la branche pour l’arbre, en ignorant finalement tout de la forêt.

Comme la longue colonne d’étudiants qui, depuis des générations, avaient été exposés aux mêmes manuels français, je n’ai retenu des auteurs grecs que deux mots dans leur langue : « Thalassa ! Thalassa ! » C’est le cri de soulagement et l’explosion de joie des rescapés de la retraite particulièrement éprouvante et meurtrière des Dix mille.

La scène est racontée dans l’Anabase par Xénophon, le commandant de l’arrière-garde de cette armée de mercenaires grecs. À bout de force, en haillons, éclopée, réduite à la dernière extrémité, la troupe hagarde aperçoit soudainement du haut d’une crête le sauf-conduit pour son retour au pays : « La mer ! La mer ! » Le monde antique existant dans un espace indéfini, on n’avait pas cru nécessaire de nous préciser qu’il s’agissait de la mer Noire, ce qui n’est pas tout à fait évident lorsqu’on parle dans le texte d’un pont, le Pont-Euxin, traduction de Pontos Euxeinos, la mer ­accueillante.

Si la pédagogie made in France n’avait pas été également ignorante de notre propre géographie, elle nous aurait proposé un autre épisode de cette épopée. Elle nous aurait entraînés dans une neige épaisse, avec un vent glacial de face qui lacère le visage des soldats, les transperçant de bord en bord, quand il ne les congèle pas sur place.

« Après trois jours d’une marche forcée, plusieurs animaux, beaucoup d’esclaves et une trentaine de soldats avaient été ensevelis dans cette neige qui atteignait les six pieds, raconte Xénophon. Puisqu’il y avait beaucoup de bois là où nous avons campé, les feux ont été entretenus pendant toute la nuit. Une fois allumés, ils avaient creusé des trous en s’enfonçant jusqu’à toucher la terre ferme. C’est ainsi qu’on a pu mesurer la hauteur des neiges ».

Il va sans dire que les soldats grecs n’étaient pas équipés de raquettes. « Pour empêcher les pieds de geler en marchant, il fallait constamment les remuer sans prendre de repos et se déchausser avant de se coucher. Sinon les lanières des sandales s’enfonçaient dans la peau et les semelles en gelant se soudaient à la plante des pieds ». En sandales dans des bancs de neige ! Cela aurait été le genre de souvenir à nous donner une raison pour se réveiller frigorifié au milieu de la nuit en criant : « Thalassa ! Thalassa ! »

Pour les classiques français, puisque nous étions entre nous, on se contentait de laisser tomber un nom du bout des lèvres comme s’il s’agissait d’un membre de la famille. En versification, on m’avait assigné d’écrire une dissertation sur les essais de Montaigne. Sans autre repère que son patronyme. Montaigne tout court, tout plat ! Sans le Michel qui en aurait fait à tout le moins un Michel ou le Eyquem qui l’aurait invité à coucher dehors.

Ça aurait pu être Montaigne ! projeté sur un ton solennel ou ennuyé ! Docte ou pincé ! Élégiaque ou cassant ! Hautain, j’aurais pu l’imaginer de haute noblesse ! Dolent, perdu dans ses pensées ! Précieux, emprunté et maniéré ! Pourquoi pas Montaigne ! avec l’accent familier d’une soubrette égarée dans une pièce de Racine ou le râle caverneux d’un prédicateur s’égosillant pendant la retraite fermée du carême ? Mais non, c’était Montaigne parce que Montaigne est Montaigne et que si vous n’allez pas de ce pas, jeune homme, à Montaigne, Montaigne viendra à vous !

J’étais dans une des alcôves de la Bibliothèque Saint-Sulpice, rue Saint-Denis, entouré de volumes racornis, aux airs revêche et renfrogné, qui souffraient visiblement de n’être jamais consultés. Par une étrange antonymie, les bibliothécaires, elles, lorsqu’on s’avisait de les consulter, empruntaient le même air bête et maussade. Vieilles reliures et vieilles filles faisaient bon ménage.

Je parcourais sans enthousiasme des écrits pédants sur Montaigne qui se résumaient à un seul adjectif décliné sur tous les modes : c’est un grand auteur ! J’en étais venu à me demander, si le « grand » auteur n’en était pas lui-même un peu gêné qu’on l’allonge à toutes les sauces. Sans savoir qu’il aurait pu me répondre sans détour : « Vous savez, c’est un grand dépit qu’on s’adresse à vous parmi vos gens pour vous demander : Où est monsieur ? »

Le grand auteur était petit. Montaigne avait une taille forte et ramassée au-dessous de la moyenne. Il aimait les belles choses et il n’a pas caché qu’il préférait se laver à grande eau et que sa verge était, « non linga satis », un peu courte. Il s’habillait de noir et de blanc et ne tolérait pas d’être déboutonné.

Son plus grand plaisir était la conversation. Il parlait sec, rond et cru avec un fort accent gascon. Il écrivait mal, rédigeait ses lettres de sa main, avec des taches et des ratures, sans laisser de marge au papier. Alors que la France grammairienne s’insurge contre les traductions de textes savants en langue vulgaire, il patronne une phrase aussi belle sur le papier qu’en bouche et défend « un parler succulent et nerveux, court et serré, non tant délicat et peigné comme véhément et brusque ».

Comme son contemporain Rabelais, il avait eu vent de notre futur lieu de résidence. En 1561, l’année du sacre de Charles IX, âgé de onze ans, Montaigne rencontre des Indiens du Nouveau Monde et leur sait bon gré de s’étonner de la résignation des miséreux en France et du commandement confié à un roi si jeune.

Longtemps avant que Brassens ne célèbre la belle amitié de Montaigne et de La Boétie, mort à trente-trois ans, on l’avait déjà idéalisée dans les mêmes études littéraires scolaires que Tonton Georges avait lues avant moi. En revanche, on se contentait de souligner que Montaigne avait planifié d’inclure dans ses Essais l’étonnant Discours de la servitude volontaire ou Le Contr’un que La Boétie avait rédigé à dix-huit ans. Il s’agissait d’un sévère réquisitoire contre l’absolutisme. Mais sa publication précipitée par les réformés protestants l’avait devancé, sans doute pour le mieux. Dans la tourmente des guerres de religion, Montaigne opinait qu’on devait observer « la loi du lieu où l’on est », ce qui l’avait fait catholique. Mes parents n’en pensaient pas moins.

Il va de soi que le pendant féminin, le coup de foudre amical de Montaigne pour Marie Jars de Gournay était occulté. À dix-huit ans, la jeune femme avait écrit un roman discourant, Le promenoir de Monsieur de Montaigne. Quatre ans plus tard, lorsqu’elle le rencontre à Paris, l’attraction intellectuelle est réciproque. C’est l’homme de sa vie, qu’elle consacrera d’ailleurs par la suite à l’édition de ses Essais.

Comme son maître, elle avait conservé un goût prononcé pour les mots anciens, mis à mal par les malherbiens, et se plaisait à fustiger « le train des donzelles qui ne supportent pas les mots crus comme le mot cul ». Vieille fille verte, elle réunira ses Advis où l’on trouvera des essais sur Les griefs des dames et L’égalité des hommes et des femmes, chapeautés par une devise poétique : « L’homme est l’ombre d’un songe et son œuvre est son ombre ». Dieu que les genses du XVIe siècle nous ressemblaient !

N’en ayant pas le moindre soupçon, j’ai alors aligné dans ma dissertation la suite attendue de phrases verbeuses et de redites creuses, épinglant à mon tour l’étiquette de moraliste à Montaigne.

Pour les Jésuites, le passé et le présent faisaient chambre à part. Leur divorce ne pouvait être que conflictuel pour des gens dont la vie au quotidien était encore régie par les lubies médiévales, le culte de l’obéissance absolue et le rêve apostolico-militaire de leur fondateur, Ignace de Loyola, un ancien soldat qui s’opposait déjà à la modernité de ses contemporains Rabelais et Montaigne.

Pour nous, le socratique « Connais-toi toi-même ! » jésuite subodorait l’examen de conscience. Celui de Montaigne, qui était de se saisir dans sa vérité et celle des autres, aurait mieux correspondu à la modernité de notre propre jeunesse. « Ainsi lecteur, je suis moi-même la matière de mon livre ; ce n’est pas sans raison que tu emploies ton loisir en un sujet si frivole et si vain ».

Face à la précarité de l’existence à son époque, il répondait avec détachement : « Soyons toujours bottés, prêts à partir ! » Une attitude sereine qui faisait écho aux dernières paroles de Rabelais : « On a graissé mes bottes pour le grand voyage ! Tirez le rideau, la farce est jouée ! »

Si notre formation ne s’était pas résumée à copier leurs noms dans un carnet de rendez-vous avec le passé, les classiques ne nous auraient pas appris à être vieux et ancien.