La religion a besoin de fric et de privilèges pour vivre ?

Une rencontre avec Henri Pena-Ruiz, professeur, philosophe et écrivain

Henri Pena-Ruiz est professeur à l’Institut d’études politiques de Paris. Philosophe et écrivain, il est un spécialiste des questions de laïcité. Membre de la commission sur la laïcité présidée par Bernard Stasi, il a publié plusieurs ouvrages sur la laïcité dont le livre Qu’est-ce que la laïcité ? (Gallimard, 2003).

Il est venu récemment à Montréal pour participer à différents événements.

Quelle définition donnez-vous de la laïcité ?

La laïcité est un cadre juridique et politique permettant à des êtres différents du point de vue des options spirituelles ou des convictions personnelles de vivre ensemble. Les individus se distinguent selon trois grands types d’options spirituelles, les uns croyant à une puissance supérieure, d’autres sont athées et nient l’existence de Dieu et finalement ceux qui ne prennent ni de position religieuse ou antireligieuse et suspendent leur jugement. On les appelle agnostiques.

La laïcité propose à ces personnes de vivre ensemble sur la base de trois principes : le premier, c’est la liberté de conscience qui reconnaît à chacun le droit de croire ou non, le second, c’est l’égalité de droits, qui veut dire qu’il n’y a pas de raison de donner plus aux uns qu’aux autres, excluant d’accorder tout privilège public, soit à la religion, soit à l’athéisme. Et le troisième principe, c’est celui de l’universalisme.

La puissance publique devant nous unir ne peut le faire que si elle promeut ce qui est commun à tous. La religion n’étant pas commune à tous, elle ne peut donc pas bénéficier d’un traitement de faveur et il en va de même de l’humanisme athée. C’est une égalité de droits. À partir de là, je ne vois pas à quoi devrait s’ouvrir la laïcité.

Pourquoi dites-vous que les partisans de la laïcité ouverte sont des adversaires de la laïcité ?

Parce qu’ils admettent la liberté de conscience, encore qu’ils la réduisent souvent à la liberté religieuse mais ils n’admettent pas l’égalité de traitement de l’humanisme athée, de l’humanisme agnostique et de la croyance religieuse. Enfin, ils considèrent comme liberté le fait de solliciter de l’État, dont la vocation vise l’universel, des droits particuliers à leur religion.

Ainsi les agents de l’État n’ont pas à arborer des signes religieux parce qu’ils représentent la puissance universelle et que les signes religieux sont particularistes. Ici, il n’y a pas de discrimination, dès lors que l’obligation de retenue s’applique à toutes les options spirituelles et je ne vois pas pourquoi les religions auraient davantage le droit de s’afficher dans la sphère publique que l’athéisme. Quelquefois, il faut savoir interdire pour libérer et je crois qu’une liberté sans conditions est absurde. Je récuse même l’idée que la liberté doit se faire sans normes.

Mais les tenants de la laïcité ouverte disent que c’est l’institution qui doit être neutre, pas les individus. Que répondez-vous à cela ?

Je ne suis pas d’accord pour dire que seule compte la neutralité de l’institution parce que celle-ci n’est pas un cadre vide. Elle s’incarne à travers les individus. Et que la neutralité de l’institution ne peut pas demeurer si ceux qui l’incarnent ne l’observent pas.

Par exemple, si un enseignant de l’école publique entre dans sa classe en portant un signe religieux ostensible, ceci n’est pas seulement une option personnelle mais il peut aussi être interprété comme un affichage prosélyte qui est irrecevable. Et cela le serait tout autant pour l’enseignant qui afficherait un signe politique.

Écoutez, cela dépend des lieux. Je peux aller dans la rue et afficher mon appartenance religieuse, je suis libre de le faire mais il y a des lieux qui, en raison de leur fonctionnalité, sont autorisés à énoncer des règles.

L’école n’est pas un lieu de manifestations, c’est un lieu d’étude et de mise à distance des données de la société civile. L’école n’est pas la rue ou le supermarché et, si on n’admet pas qu’il y a une spécificité des lieux, alors évidemment on va être d’accord avec les partisans de la laïcité ouverte qui ne font pas cette distinction.

Un palais de justice, une mairie ou une école, ce sont des lieux qui sont porteurs d’une dimension universelle de l’État qui seraient battus en brèche s’il y avait des symboliques d’appartenance.

La laïcité, c’est le désir de vivre ensemble en dépassant les différences pour s’élever à une humanité commune et cet esprit-là, il est l’opposé de l’enfermement dans la différence parce que si je viens à l’école en disant : « Moi, je sais déjà ce qu’il faut croire », cela veut dire que je suis en état de fermeture à l’égard de ce qui va s’apprendre. Je ne suis pas dans une bonne disposition pour apprendre. Ce qui montre bien que la laïcité n’est pas uniquement la neutralité d’un cadre ou d’une institution.

En 2003, vous avez fait partie de la commission Stasi qui a recommandé l’interdiction du port de signes religieux ostentatoires pour les élèves des lycées. Or ces jeunes ne sont pas des représentants de l’État. Quelles étaient alors les raisons qui ont motivé cette prise de position ?

Un élève n’est pas un usager de l’école publique comme on peut être un usager du service des postes. L’école est obligatoire, c’est un lieu pour apprendre, l’enfant y vient pour s’instruire et l’école doit s’efforcer de délivrer l’enfant des pesanteurs sociales.

Les enfants ne viennent pas à l’école en tant que musulmans, athées ou catholiques. Ils viennent en tant qu’êtres humains. Il y a en eux un potentiel d’universalité qu’il faut considérer par principe comme délié des appartenances. L’élève n’a pas a priori à être enfermé dans une origine historique, sociale et géographique.

Bien sûr, les enfants ont des appartenances réelles mais ils ont aussi le droit de transcender leurs origines pour partager ce qui leur est commun et l’école ne doit pas les enfermer dans leurs traditions.

La laïcité, c’est aussi une théorie de l’indépendance de l’école par rapport aux groupes qui dominent la société civile. La mosaïque des options spirituelles qui règnent dans la société ne doit pas entrer dans l’école. Il faut mettre en avant ce qui est commun à tous les enfants. Cela me paraît extrêmement important et l’on commet une grave erreur en faisant l’amalgame entre l’usager de la poste et l’enfant qui vient s’instruire.

L’argument majeur, lorsqu’on aborde cette question des signes religieux à l’école, c’est celui de l’intégration. Parce que l’on présume que l’interdiction va faire en sorte que les élèves (particulièrement les jeunes filles musulmanes) vont devoir quitter l’école publique. Y a-t-il eu une telle hémorragie lorsque cette loi a été appliquée en France en 2004 ?

Non, cela ne s’est pas produit. Suite à son application, le gouvernement a commandé un rapport sur le retentissement de cette loi et la déscolarisation des élèves, notamment des jeunes filles maghrébines. Et bien, c’est un tout petit nombre, à peine deux ou trois dizaines de cas qui ont été signalés. Beaucoup de jeunes filles étant manipulées par des chefs religieux ou le grand frère, on ne les a jamais exclues de but en blanc de l’école, même si le dernier mot doit rester à la loi. Nous étions des enseignants, pas des juges, et ces jeunes filles étaient des mineures. Nous avions donc un travail d’éducation à faire pour qu’elles cheminent vers une compréhension de la loi. Et les jeunes filles ont accepté d’ôter leur voile.

Dans tous les lieux, il y a des règles, y compris dans une mosquée où l’on doit se déchausser sous peine d’être apparemment exclu, et la règle dans l’école publique, c’est que l’on n’affirme pas son appartenance. L’école requiert des règles et on ne voit pas pourquoi celle-ci serait le dernier lieu de la société civile à en imposer. Donc la thèse disant que l’on doit accepter l’élève à n’importe laquelle condition parce que sinon on va le déscolariser, c’est un chantage et cela est inadmissible.

On a dû vous accuser de stigmatiser les musulmans.

Après la commission Stasi, il y a effectivement eu des citoyens de confession musulmane qui ont dit : « Vous nous discriminez alors qu’il y a des clochers partout et que le christianisme est omniprésent dans la société. ».

J’ai répondu non ; en 1905, et même en 1884-86, lorsque Jules Ferry va promouvoir la séparation des écoles et des églises, sachez que la France républicaine a su ôter les crucifix de toutes les salles de classe pour les restituer aux religieux et leur dire : « Faites-en ce que vous voulez, mettez-les dans les églises ou dans les maisons des chrétiens mais dans la maison commune qu’est l’école de la République, il n’y a pas de raison de privilégier le catholicisme même si celui-ci a été la religion majoritaire des Français jusqu’à présent. »

La règle qui s’applique aux musulmans aujourd’hui, elle s’est appliquée, il y a un siècle, aux catholiques, dont pourtant c’était la tradition. Donc ne me racontez pas qu’on fait de l’ethnocentrisme ou du colonialisme. Ce n’est pas vrai.

La laïcité a été conquise non pas contre le christianisme mais contre la prétention de l’Église à avoir des privilèges publics. Notre code civil ne privilégie plus la religion, alors vous pouvez dire qu’il y a encore plein de clochers dans tous les villages mais cela est un héritage, c’est un patrimoine. Vous ne voulez tout de même pas que l’on détruise les églises pour mettre tout le monde au même niveau ? La volonté de mettre à égalité ne peut pas réécrire l’histoire. Le passé, c’est un legs et on n’y peut rien.

Cette loi sur les signes religieux a été très controversée, même la gauche était divisée sur cette question. Comment expliquer que cette gauche ayant toujours porté le flambeau des Lumières dans le combat laïque contre les chrétiens soit si complaisante envers les musulmans au point d’appuyer les islamistes ?

Il n’y a pas « LA » gauche en France. Désormais, il y a deux gauches. On a vu apparaître dans les années 50, une deuxième gauche, d’origine catholique, des chrétiens qui estimaient qu’il fallait rompre avec la tradition catholique qui faisait toujours une sanctification du pouvoir établi. Cette gauche est porteuse de bonnes intentions mais les bonnes intentions ne suffisent pas. Elle est donc entrée dans la première gauche mais avec son propre bagage religieux.

Or dans la sensibilité religieuse chrétienne, il y a une méfiance à l’égard de toutes institutions. Il y a également un côté compassionnel qui déteste tout ce qui peut ressembler à une exigence rationnelle de même qu’une méfiance à l’égard de la raison.

Cette deuxième gauche est très puissante au parti socialiste et elle a peut-être été à l’origine de cette notion de laïcité ouverte. Elle est aussi très ambigüe par rapport à la laïcité parce qu’elle a de bonnes intentions mais elle emprunte le chemin compassionnel, celui du refus d’une loi émancipatrice. Et ce chemin n’est pas le bon parce qu’il a pour effet de laisser en état les puissances dominantes.

Par exemple, quand on dit qu’il faut permettre à la jeune fille voilée d’entrer à l’école. Qui est-ce qui gagne ? Ce sont les chefs politico-religieux auto-proclamés. Des salafistes dans les banlieues qui disaient aux filles qui ne voulaient pas se voiler : « Si tu ne te voiles pas, tu trahis ta communauté et si tu montres tes cheveux, c’est dire que tu veux séduire les garçons, donc tu es une putain et si tu es une putain, nous te violerons, avec des tournantes. En revanche si tu te voiles, nous te respecterons. Mais tu dois d’abord te soumettre. »

Fadela Amara a donc créé un mouvement qui rejette cette affreuse alternative et qui s’appelle « Ni putes ni soumises » et lorsqu’elle s’est présentée devant la commission Stasi, elle nous a dit : « Il ne faut surtout pas que l’école, sous prétexte de tolérance, accepte le port du voile parce qu’à ce moment-là, vous privez les jeunes filles de tout argument pour résister au port du voile devant les chefs politico-religieux ou le grand frère ou les plus réactionnaires d’entre eux. »

Les jeunes femmes ont le droit de s’émanciper par rapport à des sociétés patriarcales et si, sous prétexte de tolérance, le refus de toute règle, avec cette idée compassionnelle un peu sotte qui consiste à dire que la liberté, c’est l’absence de règles, on va leur enlever ce levier d’émancipation qu’est la laïcité, où les filles et les garçons sont assis sur les bancs d’une même école avec les mêmes droits.

Il y a beaucoup de partisans de la laïcité ouverte qui sont des lecteurs de Marcel Gauchet et dont l’une des thèses centrales est d’affirmer que nous sommes sortis de la religion, que celle-ci, comme le déclare Charles Taylor, n’est devenue qu’une simple croyance personnelle et qu’aujourd’hui, plus aucune religion n’est en mesure de s’imposer, faisant en sorte que la laïcité que vous défendez n’a plus vraiment de pertinence. Que répondez-vous à cela ?

Je trouve que les thèses de Marcel Gauchet sont fausses et sophistiques. Gauchet dit : « Le christianisme est la religion de la sortie de la religion. » C’est faux, parce que le christianisme n’a pas sorti spontanément la sortie de lui-même, et en plus, il y a une confusion parce que la laïcité, ce n’est pas la sortie de la religion, c’est la sortie de la religion imposée dans la sphère publique. Ce n’est pas la même chose. Donc il y a deux erreurs. Premièrement, il confond sortir de la religion et sortir de la religion cléricalisée, institutionnalisée comme pouvoir de domination publique. La laïcité ne signifie pas sortir de la religion mais assignation de la religion à la sphère privée.

Deuxièmement, cette émancipation laïque, elle s’est conquise dans le sang et les larmes. Ce n’est pas la tradition chrétienne qui l’a produite spontanément puisqu’en 1864 un Syllabus du pape condamnait la liberté de conscience voulant que chacun puisse embrasser la religion de son choix. Du IVe siècle, où Constantin et Théodose érigent le christianisme en religion officielle de l’empire et commencent les persécutions pour ceux qui ne sont pas dans l’orthodoxie, jusqu’au XIXe, il s’est passé quinze siècles pendant lesquels l’Église a banni la liberté de conscience et présenté l’apos­tasie comme une faute. Ces quinze siècles de domination politique du christianisme sont marqués par des rivières de sang.

Donc Gauchet a tort de prétendre que le christianisme a sécrété spontanément l’émancipation laïque. C’est d’une stupidité absolue. Le christianisme ne s’est civilisé que contraint et forcé.

Mais cela ne m’étonne pas que Marcel Gauchet soit le grand théoricien des laïques ouverts parce qu’il réintroduit l’idée que l’on a besoin de religion, puisque sa thèse du désenchantement du monde repose sur l’idée que la laïcisation aurait induit le désenchantement.

Il donne de la laïcité une conception complètement scandaleuse. La laïcité n’est pas construite contre les religions, elle est construite pour la liberté de conscience et l’égalité des croyants et des athées.

Les laïques luttent contre les privilèges des religions et pour que les religions deviennent des démarches spirituelles libres. Victor Hugo, lui-même croyant, avait compris que la laïcité n’est pas antireligieuse mais qu’elle est une occasion pour la religion de se reconcentrer sur le message spirituel en bannissant toute demande de privilèges.

Cela me fait penser à une phrase de Spinoza qui disait : « N’écoutez pas les théologiens. Ils vous parlent toujours du ciel. En réalité, ils ne pensent qu’à la terre. » Eh bien les laïques ouverts, ils ne pensent qu’aux privilèges temporels et ils appellent laïcité fermée le fait de récuser non pas la religion mais les privilèges temporels sur lesquels les religieux se cramponnent. Et je citerais Marx, en terminant, qui disait : « Le christianisme est sûr de sa victoire, mais il n’en est pas si sûr qu’il néglige l’appui de la police. » De la part des croyants, c’est quand même un aveu de faiblesse extraordinaire de dire que la religion ne pourra vivre que si elle a du fric public et des privilèges de reconnaissance publique.