Le corps des acteurs et la langue de l’auteur

Le portulan de la bohème

Les acteurs, comme les danseurs et les chanteurs, sont leurs propres instruments. Dès lors, dans une école de théâtre, le corps est un facteur déterminant. Au tout début de leur formation, quand ce n’est pas déjà à l’audition, sa singularité assigne à chacun et chacune sa chaise dans l’orchestre. Rarement dans la section où ils s’étaient distribués.

Tous aspirent d’office à sonner comme un Stradivarius ou un Steinway. Sauf qu’une troupe composite réunie par le hasard comprend généralement plus de flûtes traversières, de bassons, de hautbois et de musettes – voire de grosses caisses – que de grandes orgues.

Il y a une quarantaine d’années, le métier de comédien était toujours régi par une classification qui datait de Molière et avant lui, de la Commedia dell’arte. L’emploi des acteurs s’établissait au gabarit.

Un profil classique, une voix caressante et un physique agréable permettaient d’aspirer aux rôles de jeunes premiers ou de jeunes premières. Une voix plus grave et un physique séduisant convenaient à ceux de coquette ou de grande coquette. Une voix flûtée et une allure gavroche à celui d’ingénue. Un physique imposant et une voix bien timbrée assoyaient l’autorité d’un père noble ou d’un confident. Un débit net, le verbe haut, un rire effronté annonçaient la parfaite soubrette. Un physique passe-partout, un visage changeant, l’œil narquois et la voix mielleuse avaient tout d’un valet fourbe, intrigant, astucieux et menteur. Les rondeurs étaient confinées aux servantes délurées et sans gêne, aux valets corpulents, joviaux et beaux parleurs, ainsi qu’aux paysans crédules, patoisants et matois.

Lorsque j’ai enseigné à l’École nationale de théâtre, la direction favorisait une approche contemporaine du répertoire dramatique et la création d’œuvres originales québécoises, ce qui permettait aux élèves d’échapper, le temps de leurs études théâtrales, à la règle tyrannique de l’emploi qui régit toujours la télévision et le cinéma.

La contrainte néanmoins de l’instrument demeurait inchangée. Le point crucial de la formation de l’acteur demeure la prise de conscience de son corps, qui est également la prise en main de son instrument. Après cette première distanciation, à ne pas confondre avec une prise de conscience de soi, l’étape suivante est l’adaptation obligée de l’instrumentiste avec la nature imposée de son instrument.

Une clarinette peut interpréter toute la gamme des sentiments, mais elle ne peut pas se faire trompette et jouer d’un autre instrument comme un comédien joue différents personnages. D’un chanteur de charme qui plafonne, on dit qu’il force la note, d’une comédienne qu’elle force son talent. En fait, tous deux ont atteint la limite de leur instrument.

Une séquence mémorable du Citizen Kane d’Orson Welles illustre magnifiquement cette vexation. Le magnat de la presse a financé une maison d’opéra pour sertir le talent de cantatrice qu’il prête à sa maîtresse. Nous sommes dans la salle, le soir de son inauguration.

Sur scène, dans une douche de lumière, la prima donna attaque un aria du bel canto. Et, dans le trou du souffleur, le doigt de son professeur de musique, qui l’observe avec appréhension, accompagne chaque note de l’escalade vocale de la chanteuse jusqu’à ce qu’il tape le faîte de la lunette comme la voix se casse, devant une note hors de sa portée.

Favorable ou défavorable, le jugement de la représentation devant public est sans appel et les rappels sont révocables après usage. C’est la première et sans doute la plus importante leçon de la formation de l’acteur.

L’ensemble des cours, dans une école de théâtre, de la pose de voix au port du masque, en passant par la diction, le chant, la danse et l’escrime, tournent nécessairement autour de l’applicable, du palpable, du tangible, du ressenti : bref, du corps. Même la mémoire, celle des mots comme celle des sentiments, est mise au service du jeu.

Dans ce contexte, l’histoire du théâtre n’était pas de toute évidence une priorité organique. Pour faire le poids, je me suis alors consacré à développer une tout autre musculature, en rebaptisant mon cours : gymnastique intellectuelle.

L’approche magistrale chronologique classique, de partir des Grecs en descendant jusqu’à nos jours sans jamais passer par le Québec, était aussi sclérosée que la coutume des sociétaires de la Comédie française de se transmettre la gestuelle et l’interprétation d’un rôle, de titulaire à titulaire.

La pratique théâtrale, et son rapport avec l’espace vide, n’ayant presque pas évolué depuis la skéné grecque et, plus près de nous, de l’estrade du parvis de Notre-Dame de Paris, il me semblait naturel de partir de la pratique contemporaine des élèves pour remonter dans l’histoire du théâtre. Au gré des interrogations pressantes que les comédiens ont toujours adressées autant à la réalité de leur art que de leur époque. Sans doute les mêmes questions : « À quoi jouent ceux qui prétendent ne pas jouer ? » Et son corollaire : « À quoi est-ce que je joue quand je ne joue pas ? » Avec des réponses à peine différentes ! Le théâtre vit toujours des courants d’air agités du présent, tout en respirant le parfum des autres temps.

Encore faut-il pouvoir identifier la fragrance ! On ne peut pas plus expliquer Shakespeare par Shakespeare que Tchékov par Tchékov ou Tremblay par Tremblay. Ce qui nous ramenait par la bande à l’histoire et à la culture générale.

J’avais le loisir d’imposer la lecture d’un livre par semaine, des monographies biographiques, au choix de chacun : d’abord de poètes, puis de dramaturges, de musiciens et en épilogue, de maîtres spirituels. Plus de vingt-cinq bouquins par année pendant trois ans, ça permettait d’élargir la gamme des souvenirs personnels auxquels on faisait si souvent appel pour étoffer l’interprétation des personnages. Notre gymnastique intellectuelle en était également devenue plus aérobique.

Ma seule recommandation. Laissez les livres vous choisir, les liens entre eux se créeront d’eux-mêmes ! Et un devoir hebdomadaire, une remise justificatrice de notes de lecture. Il n’y avait aucun intérêt à les évaluer, mais en les parcourant rapidement, j’ai observé qu’il y avait une profusion de dates et fort peu de passages qui avaient été jugés dignes d’être notés.

En parallèle, certains s’inquiétaient de ne pas se rappeler de ce qu’ils avaient lu. Une déformation de l’apprentissage scolaire où tout ce qu’on apprend et tout ce qu’on enseigne sont en fonction d’un examen. Comme si en tout temps, la connaissance devait connaître sa connaissance et la mémoire, avoir sa mémoire en mémoire.

Or le savoir n’est pas la culture. Son domaine commence lorsqu’on ne sait plus très bien de quel livre elle provient. À preuve, j’avais oublié que ce constat me venait d’Ezra Pound, dont les essais toniques m’ont initié à la modernité littéraire dans la vingtaine. La connaissance de l’histoire, pour ce poète natif de l’Idaho, ne s’apparentait pas à un déroulement de séquences chronologiques. « on peut toujours anesthésier le passé et s’amuser à l’étendre sur une table en lui collant des dates un peu partout, mais tout ce que nous savons de ce que nous connaissons émane de nous et de notre époque ».

Pour le Montréalais que j’étais, la pugnacité de sa verve, l’irrévérence de son érudition et la familiarité sans apprêt de sa voix marquaient son américanité. Dans la foulée de ses grands prédécesseurs états-uniens, Stephen Crane, Bret Harte et Henry James, établis à Londres pour la confirmer, Ezra Pound fait de même pour l’imposer.

Au tout début du XXe siècle, il pilote le dernier contingent londonien d’exilés littéraires américains, dont son compatriote T. S. Eliot, originaire du Missouri, fait partie. Si l’on se fie au romancier anglais Ford Madox Ford, l’extravagance de Pound, avec un sombrero aux larges bords, une barbe en pointe rouge carotte et une grande boucle bleue à l’oreille, ne passait pas inaperçue, même dans une ville d’excentriques. Mais le manteau rose, la chemise bleue, la cravate peinte à la main par un artiste japonais et les pantalons coupés dans le feutre vert d’un tapis de billard étaient définitivement une signature poétique visuelle, un pictogramme cubiste de ce qu’il a été : l’agent provocateur de la modernité.

Poète, critique et fondateur de revues littéraires, correspondant de plusieurs autres aux États-Unis, âme dirigeante du mouvement de l’Imagisme, il est tout à la fois, comme l’a décrit une de ses découvertes, Ernest Hemingway, « une sorte de ministre officieux de la culture et l’accoucheur en titre des nouveaux talents », dont celui de Robert Frost. Il est responsable de la publication du premier recueil de T. S. Eliot, The Love Song of J. Alfred Prufrock et de la première mouture en feuilleton du Portrait of the Artist as a Young Man de James Joyce et, par la suite, de son Ulysse.

La modernité pour Pound est de tous les temps. Surtout pour les Chinois, dont les idéogrammes ne sont pas l’image d’un son, ou un signe écrit qui évoque un son, mais la représentation visuelle minimale d’un objet, d’une action, d’une situation ou d’une qualité apparentée aux divers éléments de l’image.

Comment arrive-t-on à représenter la couleur rouge, par exemple ? Peindre une image en rouge ? Ça donnerait une teinte de rouge, et non la couleur qui n’a d’existence que dans un mot abstrait. L’idéogramme y parvient, en réunissant en un seul pictogramme les images simplifiées de la rose, de la cerise, de la rouille et du flamant. L’idéogramme chinois pour signifier le rouge fait appel à des éléments à la portée de tous.

C’est le point de départ de l’Imagisme : l’image doit se suffire à elle-même. Il faut qu’elle soit claire, les mots qui la traduisent juste, précis, sans emphase et que le rythme de la phrase tire sa musique du souffle et non du métronome. « Parcourant des rues étroites, / j’ai observé la fumée qui s’élevait des pipes d’hommes seuls, / en bras de chemise, penchés aux fenêtres ». Ces vers sont tirés du premier recueil d’Eliot, refusé par tous les tenants de cette poésie fin de siècle qui « se cherchait perpétuellement des sentiments pour les accorder à son vocabulaire ».

Pour Ezra Pound, François Villon demeure le plus authentique et le plus absolu des poètes de France. Sa modernité, comme sa maîtrise insurpassable d’un art poétique qui vient de Provence, marquait la fin d’une tradition et du rêve médiéval. Après lui, le culte du Latin s’est emparé des lettrés et pendant quelques siècles, l’ivresse chronique de l’antique a poussé la poésie à adopter une langue artificielle et déconnectée de la réalité.

Un règne maniéré qu’il décrit judicieusement comme celui de la Fioriture. Auquel succédera, avec l’avènement des romantiques, celui de l’Épanchement. Sacrilège des sacrilèges ! Il soutient qu’avec l’arrivée de Stendhal et de Flaubert, la prose a dépassé la poésie dans l’art d’écrire. « Avec l’auteur de Bovary, on apprend plus à donner un sens aux mots que dans toute la prose fleurie des dramaturges du XVIe siècle ». Et dans la foulée de cette modernité, c’est Joyce, à son avis, qui a repris l’art d’écrire là où Flaubert l’avait laissé.

Si le corps est l’instrument de l’acteur, quel est celui de l’auteur ? Pound répond vivement : la langue qu’il doit se forger dans le matériau des diverses langues qui habitent sa propre langue. Et il laisse Rémy de Gourmont, un auteur oublié qu’il respecte, poursuivre : « Un écrivain, un poète ou un philosophe n’a qu’une seule patrie : sa langue. Et ses mots traduisent le langage muet de son corps ». Une incarnation que la prise de parole des poètes québécois lors de la Nuit de la poésie de 1970 nous a révélée à tout jamais.