Ivres de peinture comme deux vieux ivrognes

Le portulan de la bohème

Une dame qui observe Courbet peignant un paysage finit par poser la question qui lui brûle les lèvres, à quoi pensez-vous à ce moment précis ? Le peintre lui répond : « Je ne pense pas, madame, je suis ému ! » Et dans la même veine, Cézanne surenchérit. « Rêvez devant la nature, ne la copiez pas trop ! ». Il faut peindre l’émotion avec l’œil fixé sur le motif. Et non le contraire, à moins d’être expressionniste.

Dans mes souvenirs d’été et d’hiver, la lumière de mon enfance est faite d’ombre et de lumière, beige et tamisée entre la cuisine et le salon, éclatante et radieuse sur la galerie ou dans la rue.

Celle de ma première jeunesse se partage entre une caresse chaleureuse et veloutée qui laisse derrière elle une odeur corsée de double expresso dans un café, parce qu’à l’époque le soleil nu et brûlant des terrasses était frappé d’interdit ; et debout, en tablier blanc, entre la caisse et le comptoir, la fluorescence froide et bleutée des néons du plafond.

La lumière de mes vingt ans a température et tempérament ; elle claque, miroite et brasille à perte de vue sur la mer comme le soleil de midi sur les plages venteuses de Percé, de Bonaventure, d’Ingonish et de Terre-Neuve, ou elle rentre à Montréal pour chauffer à blanc l’asphalte des rues, le ciment des trottoirs, la brique rouge et la pierre grise des maisons, les rampes d’escalier, les toits de voitures et faire sauter le bouchon du radiateur de mes premières minounes.

L’éclairage de ma trentaine est artificiel puisque c’est la lumière du théâtre qui remplace toutes les autres, multicolore, rutilante, bigarrée, tape-à-l’oeil, souvent pailletée, jaillissant du noir ambiant ou s’y enfonçant en s’y glissant petit à petit jusqu’au premier filet gris souris de l’aube qui tombe sur ma machine à écrire.

La quarantaine m’accueille avec une luminosité moins stridente, apaisée, quasi automnale, entrecoupée d’embellies et d’amour rayonnant ; pendant que, sur les plateaux extérieurs de tournage, le soleil joue à cache-cache entre mes changements de costumes et de personnages.

Ma cinquantaine demeure ensoleillée, sans extrême chaleur, découpant bien les détails de ma vie pour les mettre en valeur ; ni Ucello, ni Vermeer, plus près de Hopper et de Wyeth, avec en arrière-plan la lumière d’un studio de radio qui passe régulièrement du vert au rouge.

La lumière de ma soixantaine retrouve l’ancienne jeunesse de l’astre solaire amérindien et la vivacité de ses traits de couleurs qui peignent un masque sur mon visage et une robe de cérémonie panachée qui me transforme en une œuvre d’art aborigène.

Septuagénaire, je découvre que le noir d’une nuit noire en campagne est aussi noir que celui des bois gravés de Valotton et que les soirs de pleine lune, sous un ciel étoilé, le bleu indigo qui recouvre mon atelier et toute la prairie enneigée est aussi bleue que les bleus de Chagall.

À la brunante, la brume, qui avance en roulant ses ballots blanchâtres dans la plaine, m’en rappelle une autre qui dévalait les flancs des montagnes pour étendre son règne à fleur d’eau sur le lac Archambault comme dans une estampe japonaise.

« C’est la lumière du jour la plus difficile à saisir, m’avait alors confié un ami peintre. La forêt n’a plus de texture, tout est diaphane et fugace. C’est un type de paysage qui se peint de mémoire, en se fermant les yeux pour l’intérioriser comme les Japonais ».

Nous étions sur le quai du grand chalet de son père, où l’on se rendait tous les jours pour se baigner, après une session au chevalet dans son cas et à la table d’écriture et de lecture pour ma part. Son atelier, où j’ai séjourné quelques étés dans ma vingtaine, était situé à l’extrémité du domaine familial et n’avait pas encore d’accès à sa propre plage en contrebas.

Son nom était Bertrand, parce que, règle générale, les artistes peintres, sculpteurs ou graveurs, sauf les femmes, n’ont de prénoms que pour les intimes. Le sien était Jean et il était mon aîné de dix ans. Nous avons été des amis très proches, jusqu’à ce qu’il s’installe définitivement au lac Archambault dans les années soixante-dix. J’avais alors troqué la route trop fréquentée des Laurentides pour les bonnes manières de celle des Cantons de l’Est.

À l’époque, il était professeur à l’École des Beaux-Arts pour les cours du soir, et de jour, à l’École des arts appliqués. Étudiant au moment du Refus global, il se rappelait avec humour combien il avait été ébahi par un immense lit collectif lors d’une première visite au célèbre atelier automatiste de la Place Christin.

Un sentiment rapidement transformé en émoi par l’arrivée de Muriel Guilbault, de retour d’une répétition de théâtre, qui sitôt entrée dans la pièce avait retiré son chemisier et son soutien-gorge pour se mêler impérialement à la discussion en cours.

Dans la société québécoise du temps, les pratiques de la libre-pensée et de l’amour libre n’étaient pas prises à la légère. Lors d’une réunion de famille, une des tantes de Jean, qui ne s’était jamais intéressée à sa carrière de peintre, manifeste soudainement un intérêt pour ce qui se passe dans le milieu des arts et l’interroge sur ses fréquentations. Lorsqu’il mentionne les automatistes, son visage s’éclaire. « Ah ! C’est donc pour ça que t’es fiché chez nous ! » Elle était secrétaire dans les hautes sphères de la GRC. Son neveu n’était pas communiste. Le pire avait été évité.

Au moment de notre rencontre, Bertrand était passé du figuratif qui ornait les murs de la salle de séjour de sa maison d’été, à l’abstraction qu’il mitonnait à l’étage supérieur dans un vaste grenier éclairé par des puits de lumière.

Les autres saisons, il peignait dans un atelier de la ruelle Saint-Christophe, percé d’une immense verrière, comme ceux d’Ayotte et Mousseau. Il a été repris ensuite par Richard Lacroix et son Atelier libre de recherches graphiques.

Jean aimait parler peinture et ses anciens compagnons de L’Échouerie l’auraient confirmé. Gilles Derome se souvient encore d’une discussion épique entre Bertrand et Goguen sur les différentes qualités des poils de pinceau.

Ceux qui n’ont pas partagé cette passion immodérée de parler peinture n’ont aucune idée du charme de la vie d’atelier. J’ai connu les coulisses du théâtre, de la photo, de la littérature, de la télévision, et de la radio, mais rien n’a su remplacer la ferveur des peintres pour jaser métier à la fin de la journée.

La peinture est présente en permanence dans l’atmosphère des ateliers. Les petits maîtres comme les grands sont toujours là, en attente, les moins connus, les célèbres, les géants, les incontournables, les titans, prêts à intervenir en tout temps, à apporter leur témoignage, à répondre par un mot de Picasso, un juron de Pollock, un pied-de-nez de Dali ou un calembour de Duchamp, à servir de caution, à être envié, admiré, invoqué ou vilipendé.

La peinture est la grande maîtresse, toutes ses rivales sont des compagnes. C’est son reflet, qui brille sans âge dans le fond des yeux des peintres, paré de tous les jeux de lumière, en plein soleil avec les tournesols de Van Gogh, à travers les brumes irisées de Turner ou le filament d’une ampoule nue, pendue au bout d’un fil, dans une chambre étroite, ou le clair-obscur d’un ancien entrepôt.

Bertrand racontait qu’aux Beaux-Arts, on leur imposait comme exercice de refaire des tableaux à la manière des maîtres modernes. Un phénomène, nommé Couture, originaire du Saguenay, qui, tout jeune, avait déjà exposé une trentaine de toiles surréalistes sans rien connaître du mouvement, parvenait en un tournemain à taper un Klee, un Braque ou un Juan Gris.

Si tôt terminé, il rangeait ses pinceaux et, pendant que ses confrères peinaient encore quelques heures à leurs chevalets, en enviant sa virtuosité, il allait jouer aux machines à boules. Sauf que Couture n’arrivait pas à trouver la moindre touche personnelle lorsqu’il était confronté à un sujet.

À sa sortie de l’école, il s’était engagé à la section décor de Radio-Canada, où son talent particulier lui avait permis de réaliser, entre autres, un chef-d’œuvre de minutie, la célèbre maquette du navire de Pierre Lemoyne d’Iberville, Le Pélican, sans parler des canons à l’échelle qui tiraient des boulets.

Bertrand voulait faire jaillir la lumière de la toile. Il avait la touche sûre, précise, rigoureuse, mais elle n’était pas fluide. Il s’appliquait à atteindre la liberté de ne plus avoir à s’appliquer.

C’est la résistance de la matière qui donne une épaisseur au tableau et transforme une image figurative ou non figurative en une œuvre abstraite qui traverse le temps. « La matière n’est pas seulement le truchement entre l’imagination et son expression, disait Derain, elle a sa vérité propre ».

L’œil du peintre rectifie perpétuellement les images de la nature de ses prédécesseurs. Comme un réviseur de copie traque inlassablement des fautes de français, de tableau en tableau, il corrige des fautes de lumière, de formes ou de perspective. Il remet les choses en ordre, les visages, les intérieurs, les arbres et les plans d’eau.

Plus il s’approche du réel, plus il l’observe et l’analyse, plus il le décortique, pour ensuite le recomposer à sa manière « La nature est plus en profondeur qu’en surface, avait relevé Cézanne, d’où la nécessité d’introduire dans nos vibrations de lumière une somme suffisante de bleuté pour sentir l’air ».

« Une réalité, ça ne se voit pas, ça ne se regarde pas, ça s’invente ! Bertrand aimait bien citer Derain. Les idées ne suffisent pas, il faut le miracle ! »

Les soirs d’automne, avec un attisé dans la truie de son atelier de ville, bien calé, pour ma part, dans un vieux fauteuil de cuir, la conversation se poursuivait pendant qu’il se livrait à un jeu de pied continu devant l’œuvre en chantier.

La cigarette collée au bec en permanence, il ne perdait jamais son rythme de peindre entre les replis et les avancées. Un point noir sur la toile, un léger recul, un temps d’arrêt, un mouvement du pinceau vers la palette sans que l’œil ne quitte le point noir, une touche de couleur, une légère hésitation, l’œil qui se rapproche de la surface de la toile et la main qui ajoute un rappel de la teinte. Comme les mots m’apparaissaient irréels à côté d’un tube de peinture.

Puis, d’un geste sec, il fermait boutique. Le lendemain, il devait enseigner. Il déposait sa palette, recouvrait l’œuvre inachevée d’un drap et, avant de nettoyer ses pinceaux, s’arrêtait pour bourrer et allumer une pipe, habituellement une Peterson courbée ou une Dunhill avec un bon fourneau. Une passion pipière commune que nous avions élevée au niveau d’un art noble, en fréquentant Blatter, la Mecque montréalaise des fumeurs.

Une quinzaine d’années plus tard, j’avais trouvé ma voie dans le théâtre québécois et il était revenu au figuratif et explorait l’univers de son enfance, en utilisant une technique à l’ancienne capricieuse et minutieuse, celle du lavis qui procède par minces couches de peinture successives en transparence. Avec un sourire en coin, il m’avait dit : « Quoi de mieux qu’un travail de moine pour peindre le Moyen-Âge ! »

Lors de nos rencontres forcément espacées, après avoir passé en revue ce que nous étions devenus, avec le foyer qui crépitait dans la maison du lac Archambault, on parlait peinture et, en évoquant leurs noms, le cercle de lumière des peintres se reformait autour de nous.

C’était Bosch, Breughel, Cranach. C’était Matisse, Pellan, qui pestait contre Borduas, Hurtubise qui découpait des taches, les sorties de bain de Bonnard, les autoportraits de Bacon et les chats de Balthus.

Comme jadis, on attendait que sa compagne se réveille, avec les premières lueurs du petit matin, les yeux tout ébarouis de notre orgie de mots. On prenait un café ensemble. Ensuite, nous allions nous allonger dans nos chambres, ivres de peinture comme deux vieux ivrognes.