Sur le chemin de la roche percée

Le portulan de la bohème

Elle était nue. Elle était blonde. Elle se nommait Janet et nous étions à la recherche de sa petite culotte sur une plage de la Gaspésie, le long de la côte, à quelques milles de Percé. La chaleur était torride et je ne me souviens pas pour quelle raison nous avions quitté le vent rafraîchissant de l’île Bonaventure.

Avant de reprendre le ratissage, Hurtubise lance avec un sourire dans la voix?: « Ça t’arrive souvent de les perdre ??» regardant en direction de leur absence. L’Écossaise lui rétorque du tac au tac?: « Des petites culottes, Jacques, c’est pas des lunettes !?» Elle n’aimait pas qu’on se moque d’elle. Surtout lorsqu’elle prenait une décision qui lui semblait logique. Elle avait retiré son costume de bain moulant et se refusait maintenant à l’enfiler à nouveau parce qu’il était trempé.

Faut-il préciser qu’en ce beau dimanche, nous étions déjà partis pour la gloire avant de toucher terre. Jean-Paul Bernier aurait dit?: «?Il y en qui cuisent au soleil et d’autres qui fermentent comme de grands crus !?» Nous étions mi-cuits et d’un cru joyeux et guilleret.

Bertrand a pris l’air un peu détaché qu’il adoptait pour faire face à ce genre de crise avec sa compagne. D’abord l’approche pragmatique?: «?Tu ne les aurais pas laissées dans l’auto ??» Elle était stationnée à une dizaine de minutes de marche. La réponse nous a tous pris au dépourvu. «?Non ! Je les avais mises dans mon casse de bain?! »

Pendant que Jacques et moi cherchions à réprimer notre fou rire, Jean tentait d’alléger l’atmosphère : « Dommage que je n’aie pas apporté mes pinceaux et mes couleurs, j’aurais pu te peindre des bobettes mémorables?».

La mâchoire serrée, Janet Peace ne l’entendait pas de cette oreille. «?Riez tant que vous voudrez, mais je ne partirai pas d’ici avant de les avoir trouvées !?» Puis, rageusement, à l’intention de Bertrand. «?Tu sauras que c’est pas mes petites culottes que j’ai oubliées, c’est ma blouse !?»

Le fou rire m’a repris et, incapable de parler, j’ai suivi mon doigt qui avait indiqué la mer et je suis entré dans l’eau salée pour vérifier à tout hasard si les bobettes en fugue n’avaient pas pris le large.

Janet avait le corps d’une sylphide, un peu garçonne, et une allure juvénile. Pour justifier ses bonnes manières et son langage raffiné, elle confessait descendre par sa mère d’une grande famille britannique, les Neville. Sauf que ce naturel réservé masquait une impétuosité tout écossaise, qui n’attendait qu’une occasion pour manifester son caractère indomptable. Souvent lorsque le gros bon sens ou la simple réalité contestaient ses impulsions spontanées.

Jean Bertrand avait dû faire un saut à Montréal pendant l’été et m’avait ramené en voiture à Percé. Je m’ajoutais au trio qu’il formait déjà avec Janet et Jacques Hurtubise pour le dernier mois de leur séjour sur l’île Bonaventure.

À l’époque, avec un système routier raboudiné au gré des victoires électorales, le trajet devait bien durer une quinzaine d’heures. Dans la bulle ovoïde d’une Volks, sous un soleil de plomb et l’alternance des quarts de conduite au volant, notre seule distraction était la conversation. Plus on suivait le fleuve de près, plus on entrait dans une autre lumière en traversant de longues plages d’un silence admiratif, imposé par la splendeur des paysages.

La première fois que j’ai rencontré Jean Bertrand, par l’entremise de John Max, il habitait un appartement, près d’un parc, à Outremont. Nous sommes passés au salon, au début de l’après-midi, pour aussitôt s’engager dans une joute intellectuelle, un peu équivalente à une partie amicale de tennis pour prendre la mesure de son partenaire.

J’ai servi le Matin des magiciens de Louis Pauwels, il a répondu avec Les yeux d’Ézéchiel sont ouverts, de Raymond Abellio. Khrisnamurti a suscité Blavatsky. Gurdieff, Ouspensky ! La Table d’émeraude, le Nombre d’or ! Son Jung, mon Bachelard ! Hermann Hesse, Ernst Jünger ! Suzuki, Alan Watts ! J’ai marqué des points avec Lovecraft et Borges. Et lui avec les écrits de Malevich et de Klee. Lorsque nous avons mis fin à la partie, Max avait quitté les lieux depuis longtemps et Janet, à son arrivée, avait eu la surprise de nous découvrir à discuter dans la pénombre du salon. C’est ainsi qu’a débuté notre longue ­amitié.

Après deux ou trois heures de route, même en baissant les fenêtres, la ouaguine du peuple s’était transformée en un bain-marie sur roue. L’idée même d’ajouter à nos bagages un animal à poil dans une cage aurait été saugrenue. C’est ce que Jean avait tenté en vain d’expliquer à Janet avant d’entreprendre leur premier aller à Percé.

Lorsque Bertrand racontait des histoires, il avait une légère tendance à fabuler. Quand j’en étais le héros d’ailleurs, je me prenais souvent à rêver avoir réagi avec le panache qu’il me prêtait. Il s’était donné jusqu’au pont qui franchit la rivière Richelieu pour faire demi-tour et ramener l’animal à la maison. Il avait déjà prévu en sous-main que la voisine en prenne soin pendant leur absence. Sauf que la bête était cataleptique depuis son entrée dans l’habitacle. Janet s’en trouvait conforté. «?Tu vois, il se sent en sécurité »

Bertrand lui prêtait plutôt une duplicité malicieuse. De fait, dix milles plus loin, le diable était aux vaches dans la cage et le chat miaulait à tous les saints qui jalonnaient la route. Jean avait tenté de faire le vide, mais la méditation et la conduite automobile n’allaient pas de pair.

Janet avait choisi d’ignorer le ravaud infernal. Chaque arrêt pour gazer ou se sustenter provoquait le même rituel, le chat devenait muet comme une carpe, sa maîtresse proposait de sortir la cage pour qu’il prenne l’air et son geôlier s’y objectait fermement.

Un peu dépassé Kamouraska, la bête avait quitté le registre des chats de Rossini pour aborder celui de Wagner en grondant, feulant et miaulant à fendre l’âme. La solidarité animale de sa maîtresse ne fit qu’un tour, mais avant qu’elle ne tire le chat de sa prison pour le consoler, Jean lui racontait une histoire de sa jeunesse, celle d’une famille qui se rendait tout bonnement à son camp d’été près de Saint Donat, par les routes hasardeuses des Laurentides, lorsqu’on avait libéré par aventure un chat dans la voiture.

Le pauvret était devenu comme fou, il s’était jeté partout, en sautant sur les têtes et les épaules, en se cognant aux vitres, de la lunette arrière jusqu’au pare-brise avant, d’où le chat affolé avait sauté au visage du père, lui faisant perdre le contrôle de sa berline, qui avait sauté dans un ravin, avec toute la famille. Janet éclata de rire, Jean fit de même. Soudainement apaisé par leur hilarité, le chat s’est endormi jusqu’à leur arrêt dans un camping, à Trois-Pistoles.

Comme Jean manquait d’histoires de chats sous la tente, la bête avait obtenu d’y dormir aux pieds de sa maîtresse. Dans son sommeil, Bertrand rêvait d’une panthère rugissante qui s’apprêtait à lui sauter dessus quand un cri humain l’a réveillé. «?Le chat est parti !?»

Il était trois heures du matin et il faisait clair dehors comme en plein jour. « Faut pas s’en faire, c’est la pleine lune, y va être revenu avant le déjeuner?». L’astre de la nuit n’avait pas le même effet d’insouciance sur sa compagne. Ils se sont donc engagés dans le sous-bois avec des flash-lights pour débusquer l’évadé. Il s’était réfugié sur une branche haute, dans un immense pin, d’où il faisait mine de les ignorer.

Le dilemme classique ! Ou attendre son bon plaisir, ou se prêter au jeu humiliant du félin qui passe à une branche supérieure à l’instant précis où il est à portée de main. Janet avait beau le supplier de redescendre, Bertrand s’obstinait dans son ascension. Finalement coincé, le fugueur lui était passé sur le dos, toutes griffes dehors, pour rejoindre le sol. Sa maîtresse en furie l’avait saisi par le chignon du cou et jeté dans sa cage. Dorénavant, la bête n’en sortirait plus. Incidemment, je n’en ai jamais connu la couleur. Je l’ai toujours imaginé gris et persan.

Lorsqu’ils ont repris la route, l’animal avait perdu toute sa superbe, se contentant de gronder et de ronronner en chiquant la guénille. La suite du voyage a été sans histoire. Avant de s’attaquer à l’installation sur l’île Bonaventure, ils se sont arrêtés pour une nuit au Cap-des-Rosiers. Le lendemain matin, en s’extirpant de la tente, la cage était vide. Lequel des deux avait entrouvert la porte ? Jean y avait sûrement songé. Néanmoins, son sourire énigmatique me laissait croire que Janet lui avait rendu sa liberté.

Quand j’ai émergé de la mer, après avoir cherché sur une longue distance un illusoire sous-vêtement féminin en forme d’algue, je me suis tourné vers un appel insistant de klaxons en provenance de la plage.

Sur la route provinciale qui longe la rive, toutes les voitures étaient immobilisées. Et un public de curieux, hommes et femmes, pères, mères et marmaille, s’agitait en riant et en zyeutant ce qui se passait en contrebas.

Côté jardin, Jean et Jacques semblaient toujours chercher paresseusement des agates sur la grève, mais sous les cris d’encouragement d’une foule bon enfant, à l’autre extrémité, Janet à poil s’avançait fièrement d’un pas élastique, brandissant victorieusement sa petite culotte à bout de bras.

À chacun sa statue de la liberté, celle-là me convenait parfaitement. Dix ans plus tard, elle portera une brassière en flammes au bout d’une hampe. C’est cet avant-goût du futur que les artistes importaient chaque été à Percé avec la bénédiction des Guités, ces Médicis de la Gaspésie, dont un des membres éclairés, Suzanne, artiste et sculpteure, avait fondé le Centre d’Art avec Alberto Tommi, quelques années plus tôt.

«?En observant les arbres et les roches, le ciel avec ses nuages et ses étoiles, la mer ou un corps humain dénudé, on découvre un monde où le christianisme n’a aucune place?», écrit Alan Watts dans Nature, Man and Woman. Après avoir croisé, de village en village, une pléthore d’églises dont l’ostentation, le volume et l’élévation des clochers agenouillaient, pourrait-on dire, tous les bâtiments aux alentours, c’est le sentiment diffus que j’ai ressenti en apercevant pour la première fois le Rocher Percé, mouillant un peu de travers sur une mer calme, tout en bas d’un pic.

«?De la même façon qu’on ne peut attribuer un paysage de Sesshu à Constable ou une symphonie de Hindemith à Haydn, poursuit Watts, on ne peut confondre l’auteur de la religion chrétienne et celui de l’univers. On peut apprécier ou non leurs différents styles, mais il est clair que l’œuvre n’est pas de la même main ».

Le Rocher Percé est une sculpture colossale des temps géologiques. Devant sa majesté immémoriale, on comprend facilement que les anciennes civilisations aient senti le besoin de s’inventer des ancêtres titans pour expliquer de tels chefs d’œuvres qu’on dit naturels. Il y avait sûrement un Hercule amérindien enfoui dans la mémoire des Micmacs. Mais avait-on même cru bon de leur demander ?

« J’ai vu la roche païenne !?» s’est écrié le poète surréaliste Yvan Goll, lors d’un séjour à Percé, en 1943. «?Née de l’œuf de la Tempête / Au temps des migrations de la pierre / Roche Percée / Quelle terreur te fit geler dans les bras du Labrador / Appellant en vain au secours avec tes milliers de fossiles / Entre Malbaie et Baie des Chaleurs. »

Goll l’a vue dans tous ses âges et toutes ses facettes. « Roche Danseuse / Voleuse de soleil / Pillant le prisme pour vêtir ta chair séculaire / Des sept voiles de l’aurore / Des sept fleurs de la Gaspésie / Te maquillant du mauve au lilas à l’orange / Danse / Danse tes mousselines de gannets tes dentelles de monettes tes volants de cormorans dans tes soieries de cobalt / Danse ! »