Le souvenir d’un présent inaltérable

Le portulan de la bohème

Ma première impression du village de Percé a été celle d’un cirque ambulant. Le capitaine Dorion, un vieux loup de mer plus vrai que vrai, assurait l’accueil sur le quai. Assis sur un quart de harengs, le regard moqueur, la trogne burinée par le soleil, il haranguait la foule des excursionnistes d’une voix bourrue. Son laïus coloré d’aboyeur se terminait par une promesse aviaire lancée à la volée : You see the birds, the birds see you ! Dans la langue de Victor Hugo, c’était Triboulet faisant les honneurs du Parthénon.

Sous d’autres cieux, la circumambulation par bateau autour du Rocher percé et de l’île Bonaventure aurait marqué à tout le moins un lieu sacré. Le refus nord-américain de permettre à la nature du continent de modeler une explication du monde qui diffère de son souvenir de l’Europe avait relégué le site au rang d’un phénomène, digne du type d’attention qu’on accorde aux curiosités dans un musée d’histoire naturelle.

Depuis l’invention de la villégiature estivale en Gaspésie au tout début du XXe siècle, il suffisait de mettre le pied sur l’embarcadère de Percé en saison, pour être assailli par un aussi grand nombre d’invitations à entreprendre le tour de l’île qu’il y avait de bateaux prêts à appareiller.

Les embarcations mettaient d’abord le cap sur le Rocher Percé sous la gouverne d’un capitaine avare de mots, reconnaissable à sa casquette, et d’un guide volubile. Les bateaux côtoyaient longuement le mégalithe dans une mer généralement houleuse. Ensuite, ils piquaient au large pour atteindre le versant nord-est de l’île Bonaventure, longer une impressionnante falaise, dite du Mur noir, et s’immobiliser autant que faire se peut à la hauteur du Rocher aux oiseaux. Les plongeons spectaculaires des fous de Bassan compensaient largement le tangage et le roulis.

Après avoir dépassé la pointe de Lazy Beach, les voyageurs, encore tout secoués par le contre-courant, retrouvaient la mer plus clémente du versant nord-ouest de l’île, remarquant au passage, une maison vitrée accrochée au flanc de la falaise, dite du peintre américain.

Lorsque le forfait de l’excursion incluait un arrêt insulaire, les bateaux accostaient au quai avant de rentrer à Percé. Une fois à terre, leurs passagers empruntaient un sentier qui menait au faîte du Rocher aux oiseaux. Dans un caquetage assourdissant, ils découvraient un ballet aérien ahurissant de fous de Bassan, où ceux qui atterrissaient étaient constamment remplacés par d’autres qui s’envolaient. Comment chacun de ces grands oiseaux de mer parvenait-il du haut des airs à repérer les siens sur cet immense tarmac de plumes blanches et de têtes jaunes ? Les touristes n’avaient pas le temps de s’attarder à résoudre ce casse-tête d’aiguillage. Le bateau n’attendait pas les retardataires.

Accomplir à la rame le même parcours autour de l’île était une tout autre expérience. Du coup, nous avions retrouvé les conditions de navigation en bateau de cuir de saint Brendan et la sensation d’être de passage sur le dos d’une baleine. Sous la régularité trompeuse des vagues, la mer déployait mille ruses au service d’un seul but : précipiter notre chaloupe contre les rochers.

On se sentait tout petits dans nos sandales, mais on pouvait toujours se défouler en sacrant contre la mer. Les falaises en revanche nous inquiétaient par leur mutisme. À quoi bon s’époumoner devant leur indifférence ? L’être humain ne faisait pas partie de leur mémoire. Curieusement, le poids de leur présence nous portait à ramer plus vigoureusement, parler sans lever le ton et arborer un air grave.

On s’approprie souvent les paysages en les revêtant à tort d’un sentiment ou d’un ressentiment. Comme on peut se donner l’illusion de mener un dialogue inégal avec la mer. Mais pas avec l’image fossilisée d’un temps qui échappe à l’expérience humaine. D’où ce malaise diffus d’intense solitude qu’on ressent devant l’insondable.

La muraille de l’île avait néanmoins une faiblesse : une fissure où la chaloupe pouvait se glisser en suivant un couloir sinueux, taillé dans le roc depuis le haut de la falaise, jusqu’à une petite crique, qui avait servi de repaire aux contrebandiers qui faisaient le commerce d’alcool avec Saint-Pierre et Miquelon. On avait quitté la préhistoire pour un roman de Robert Louis Stevenson.

À mon arrivée, la plus grande partie de l’île Bonaventure était encore inviolée. La première navette quotidienne entre Percé et l’île datait d’à peine deux mois. À la fin de l’été, l’outrage de l’invasion touristique s’annoncera déjà irréparable.

L’île n’était pas déserte, mais désertée, parce qu’elle avait déjà été habitée. On racontait qu’à une époque, plus de cent barques de pêche mouillaient dans la rade de Percé et un grand nombre d’entre elles du côté de l’anse à Butler, près du quai. Les familles insulaires partageaient leur temps entre l’agriculture, la pêche, et la préparation de la morue. Comme au temps de Jacques Cartier, la « molue » devait être évidée, étêtée, désossée, enduite de sel et séchée au soleil. Sans oublier les travaux de tonnellerie, de charpenterie de marine et la fabrication des filets de pêche.

Pendant deux cents ans, la mafia jersiaise a contrôlé les pêcheries et saigné la Gaspésie à blanc. L’île avait compté un de ses parrains, John LeBoutillier, parmi ses résidents. La consonance du nom est trompeuse. Comme la famille Robin, qui avait la main haute sur toute la côte nord-gaspésienne jusqu’à Percé, les LeBouthillier Brothers étaient de Jersey, britanniques, protestants et trilingues. En plus de l’anglais et du français, ils conversaient en jersiais avec leurs gérants et leurs commis, auxquels ils interdisaient de prendre femme au pays.

« Ça n’aurait pas changé grand chose de comprendre leur baragouin, me confiait le capitaine Ti-Lou, en me dressant le portrait peu édifiant des Robin, parce que l’important, vois-tu, c’tait pas les mots , c’tait la toune qu’y fallait entendre, parc’que c’tait l’même air dans les deux langues : toute pour la morue, rien pour le pêcheur ! »

La grande pêche a cessé dans les années trente. Pourtant, on avait l’impression que cela datait d’hier. À la brunante, le hameau des anciennes installations de pêche, en bordure de la grève de l’anse, se dressait comme un îlot hanté. Tout avait été laissé là, en plan, abandonné à la diable, comme on sacre son camp, sans demander son reste, et le gris cendre des planches, défraîchies par le vent, le sel et la pluie, ajoutait sa teinte morne à la désolation des bâtiments. Comme si le décor n’avait pas encore fait le deuil de sa vie d’antan.

Le long du chemin, qui menait à Lazy Beach, quelques maisons, aussi isolées que délaissées, dégageaient une atmosphère de mystère qui s’apparentait à celle du Twilight Zone de Rod Sterling, où les gens n’avaient qu’à descendre d’un autobus sur un quai désaffecté, dans une gare déserte, pour entrer dans un autre monde.

Nous n’avions qu’à quitter la route et nous enfoncer dans la broussaille. La sauvagerie de la nature mariée à l’exubérance des champs en fleurs accentuait l’étrangeté de ces maisons refermées sur elles-mêmes comme des silos de silence. En s’en approchant, une sorte de peur de déranger s’imposait. Souvent par la fenêtre, on constatait que tout semblait tel qu’au moment du départ, sûrement précipité, puisque le couvert était encore sur la table de cuisine.

Il n’y avait rien pour faire saliver un antiquaire. Des objets usuels qu’on distinguait dans la pénombre d’une lumière dorée de fin d’après-midi. Une théière. Un canard sur le poêle. Un cheval de bois rustique à bascule pour enfant. Une lampe-tempête au kérosène. Et sur le mur, un vou pieux : une croix noire de la tempérance.

Si on avait su se glisser à l’intérieur, on aurait sans doute pu respirer l’air de leurs propriétaires. Leur absence était sûrement plus présente dans notre monde que leur présence ne l’avait jamais été dans le leur. Un poète allemand a écrit que le comble de la pauvreté était de ne pas avoir assez d’ombre en partage pour habiller son fantôme.

Sur l’île, nous habitions la maison ensoleillée du capitaine Brochet. Elle ouvrait sur la rade. Jean Bertrand et Janet Peace occupaient chacun un atelier au premier étage, le mien était au deuxième au-dessus d’une remise et un peu plus haut à l’arrière de la maison, dans une grange, Jacques Hurtubise travaillait aux toiles de grand format qui ont fait sa jeune réputation.

Après une journée d’atelier, tous les jours ou presque, nous empruntions le chemin de la baie des Marigots, qui était le nom français de Lazy Beach. On ignore toujours le nom jersiais. C’était probablement le même qu’ils appliquaient à l’ensemble de leurs obligés toujours trop payés à leur avis pour leur labeur. Les marigots étaient des tire-au-flanc qui s’esquivaient du travail pour se donner du bon temps sur la plage.

Je ne me souviens pas qu’on y ait échangé une seule idée digne d’être notée. Nous étions simplement heureux d’être là. Ensemble. Nous remplacions les phoques qui n’étaient pas encore arrivés à cette hauteur du fleuve. Sans aller jusqu’à faire tourner des ballons sur notre museau, nous abordions l’eau froide et les contre-courants avec la même vigueur nordique.

Et nous éprouvions sans doute le même plaisir à s’étendre sur le sable chaud. Nous avions l’impression atavique de faire partie de l’immensité. Le vent était doux. Le ciel bleu. Le golfe clair. Et la mer un peu trop majestueuse pour danser sur un air de Trenet.

Le nom de la plage annonçait bien la couleur, elle était trop paresseuse pour avoir un avenir ou un passé. Elle n’était que la célébration du bonheur du présent. Ce qu’elle demeure à ce jour dans mon souvenir, un présent inaltérable.

Les soirs de bruine et de brumasse, l’île redevenait mystérieuse et primitive. Enveloppé souvent par un brouillard à couper au couteau, sans points de repère, on chaussait sans effort les mocassins des Micmacs qui s’étaient inventé une ogresse géante pour matérialiser leurs angoisses. Avec le passage des années, la Gougou avait pris la forme d’une vieille Sauvagesse. Cruelle et malfaisante, elle tirait ses victimes de leurs cachettes par les cheveux et les glissait dans les poches profondes d’une robe rapiécée qui couvrait toute l’île.

Difficile, en progressant à tâtons dans la fumée, de ne pas marcher dans les pas du fameux curé auquel les légendes gaspésiennes font toujours appel pour ramener la nature païenne à l’ordre. Il faut admettre toutefois qu’avec l’aide d’une seule croix brandie pour le guider dans un brouillard intense, le pauvre homme avait plus de chances de se retrouver le cou cassé au fond d’une coulée que d’évangéliser une berlue.

Par une nuit d’exaltation, je suis monté au-dessus de la brume pâle qui flottait sur les berges. Debout sur le cap Butler, face à la taciturnité narguante de la Roche percée, avec à mes pieds le tambour sourd des inlassables coups de bélier de la mer contre la falaise et le fracas de la retombée des vagues dans une explosion de phosphorescence, comment ne pas ressentir l’infinie solitude d’être un humain dans un monde fait pour des titans.

« Un esprit qui viendrait planer là, ne pourrait / Dire, entre l’eau sans fond et l’espace sans borne, / Lequel est le plus sombre, et si cet horreur morne, / Faite de cécité, de stupeur et de bruit / Vient de l’immense mer ou de l’immense nuit ».

Comme celui des Micmacs, l’imaginaire hugolien de Guenersey, avait la modestie d’être à la hauteur de la démesure de la nature.