Avec une ligne d’infinitude gravée au fond de la rétine

Portulan de la bohème

Tout aurait pu se terminer avant d’avoir commencé. Notre séjour sur l’île Bonaventure tirait à sa fin. Blocs et pinceaux rangés, la maison Brochet avait retrouvé sa fonction d’origine. Désormais en vacances, nous étions fin prêts pour la folle équipée qui nous conduirait à Saint-Pierre et Miquelon.

Une dernière tâche restait à accomplir avant de troquer l’île pour l’aventure : orchestrer le transport de la production féconde de Jacques Hurtubise. La facture des toiles excluant leur enroulement et leur format taxant indûment la pauvreté des ressources disponibles, la solution du problème fut l’occasion d’une véritable odyssée !

En commençant par la construction de la caisse d’emballage. Que dire, une caisse ? Une chambre forte ! Comme presque tous les artistes visuels que j’ai connus, Jacques se doublait d’un patenteux. Pour protéger ses œuvres pendant le transport, il a donc imaginé un système qui maintiendrait chacun des cadres à distance l’un de l’autre, ce qui augmentait le volume de la boîte.

Depuis Léonard de Vinci, on sait qu’un long moment peut s’écouler entre une maquette et sa réalisation. Coup de chance ! Notre voisin disposait d’un stock de planches. Patenteux par nécessité insulaire, il pratique tous les métiers, dont celui de charpentier. Le fruit de son labeur s’avère monumental. L’habituel contreplaqué pour les panneaux et les montants de la caisse a été remplacé par un revêtement de planches larges et épaisses, sciées à l’ancienne. Toute la réguine a l’aspect d’un coffrage de ­barrage.

Devant ce « radeau vertical », Jean Bertrand propose d’emblée, avec une pointe d’humour, que la caisse fasse dorénavant partie des œuvres et soit exposée en même temps que les toiles. Sans le savoir, Jacques aurait été en avance sur l’ère des installations.

Dans l’éclairage doux du matin, la subtilité des tons roux et paille du bois rugueux allégeait la masse imposante de la caisse. Une illusion trompeuse ! Avec ses brancards en deux par quatre, elle pesait une tonne. Sauf pour le voisin, qui ne semblait pas connaître sa force en la soulevant comme une vulgaire poche de patates. Mon paternel aurait plutôt dit qu’il était fort parce qu’il ne la connaissait pas.

Dans la suite de son périple, le radeau vertical empruntera presque autant de moyens de locomotion que Charles Trenet dans son Voyage au Canada. D’abord, une charrette à quatre roues, tirée par un cheval, jusqu’à l’embarcadère de l’île. À l’étape suivante, il aurait fallu descendre à pied l’interminable escalier de bois qui y menait. Nous avions tous une expérience de déménageur dans les escaliers montréalais, mais le radeau vertical était au-dessus de nos forces conjuguées.

À peine engagé dans les marches, son poids l’aurait poussé à débouler la pente raide à toute allure, en nous entraînant derrière lui cul par-dessus tête, et bondissant de palier en palier à rouler jusqu’à sauter dans la mer, brisant tout sur son passage comme le téléphérique lâché lousse dans la scène finale de Zorba le Grec de Katzanzakis. Du moins, on pouvait l’imaginer si on avait lu le livre.

La charrette a donc sagement continué son chemin jusqu’à l’anse à Butler, d’où l’embarcadère était accessible de la plage. Une fois hissée à bras sur le quai, la caisse a été transbahutée jusqu’à la goélette des Delaney. La traversée étant relativement courte, il n’était pas question de la descendre à la cale pour être obligé de la haler comme des démons au débarcadère de Percé. On coupe alors au plus court en l’installant sur le passe-avant et en l’attachant au mât pour la retenir.

Son périple se poursuivra ensuite en pick-up jusqu’à la station et en train jusqu’à Montréal. C’est à ce moment-là que Jacques a obtenu la confirmation du chef de gare que les déménageurs n’avaient pas peiné en vain : le radeau vertical pesait près de 700 livres.

Dans le fond du vent, la matinée avait conservé un zeste de la fraîche de la nuit. La blancheur des mouettes et des goélands se détachait sur un ciel bleu clair et le soleil irradiait sur la rade. Adossé à la caisse, j’observais l’écume qui jouait à saute-mouton sur les vagues comme une surfeuse infatigable, sans jamais reprendre son souffle, toujours dans le rythme. Je regardais la mer et je me perdais comme on se perd dans ce mouvement perpétuel, dans cette « image du fantôme insaisissable de la vie » dont parle Melville dans Moby Dick.

Quand le moteur du bateau des Delaney a calé subitement, nous longions le Rocher à la hauteur du trou percé, un endroit aux forts courants où il était recommandé de ne pas s’attarder. La première réaction de notre capitaine et de son second a été une prise de bec pour déterminer lequel des deux était responsable de l’entretien du moteur. Une étape irlandaise obligée avant de s’attaquer à la panne proprement dite.

Le bateau immobilisé, le tangage et le roulis s’accentuant, je devais constamment repousser la caisse sur le mât. Le cable qui la retenait avait pris du slaque. Du côté de la panne, les choses avançaient. La deuxième engueulade des Delaney était maintenant engagée sur le coffre à outils et l’absence inexpliquée d’un marteau. On aurait pu penser que, dans les circonstances, il était préférable de ne pas avoir une arme contondante à portée de main.

Au prochain roulis, j’ai dû repousser la caisse de tout mon poids. En regardant par-dessus mon épaule, j’ai pris conscience qu’il n’y avait que la largeur de mes souliers entre elle et le bord du bateau. Je n’ai pas attendu le prochain roulis pour risquer de passer par-dessus bord avec le radeau vertical sur mes épaules.

Jamais deux sans trois ! Cette fois, la nouvelle engueulade se rapprochait du but, elle portait sur la nécessité ou non de primer le moteur pour le démarrer. Peine perdue ! À bout de mots, le capitaine fut pris d’une crise de rage impuissante et se mit à invectiver le moteur de bêtises et de jurons en anglais, en lui donnant de grands coups de botte. Il semble que c’était deux langues que le moteur comprenait : l’anglais et les coups de pied. Il s’est mis à hoqueter, à tousser, à se désenrhumer trois ou quatre fois, un bon crachat et nous sommes repartis.

En se croisant les doigts pour que le vernissage de sa première exposition ne se fasse pas au fond de l’eau, Jacques ne quittait plus la caisse des yeux. Quant à moi, je dérivais vers un récit autobiographique de Melville, White Jacket, qui m’avait frappé. Tout jeune, l’auteur avait navigué sur un voilier dont le nom était d’à propos, le Saint Lawrence. Un jour qu’il travaillait à fixer la voile du mât de perroquet, un tangage inopiné du navire l’avait précipité à la mer du haut de la vergue. Une chute de cent pieds !

Melville décrivait sa longue tombée, avec les images des parents qui passent sur un voile devant ses yeux, la nausée, les poumons plats, les dix mille livres de plomb, attachées à sa tête, qui le tirent comme une roche vers la mer, et la force de l’impact qui le retourne comme une crêpe. Dans mon cas, j’aurais sûrement été assommé par la caisse.

Après un grondement de tonnerre assourdissant dans les oreilles, la glissade pieds devant se poursuivait sous l’eau dans le grand apaisement d’un silence vert pâle et un sentiment d’extase jusqu’à ce que la poussée de la chute s’épuise et débouche sur un moment de panique totale. Ensuite, le corps remontait doucement vers une lumière qui miroitait là-haut comme une étoile, et de plus en plus vite, jusqu’à ce que la tête jaillisse à nouveau à l’air libre. Le jeune Melville tirait alors son couteau de sa ceinture pour s’extirper de qui l’enserrait : sa vareuse blanche, imbibée d’eau.

Libérés d’un poids qui, à tout prendre, avait pesé encore plus lourd pendant la traversée, nous sommes débarqués allègres au quai de Percé et en forme pour vernir adéquatement de moultes bières bien frappées le départ de l’avenir de Jacques vers la gare. La caisse avait d’abord eu une fonction, puis une histoire et maintenant un destin.

Chesterton – que j’ai beaucoup fréquenté à une époque – disait du voyageur qu’il ne voit que ce qu’il voit, et du touriste qu’il ne voit que ce qu’il est venu pour voir. Saint-Pierre et Miquelon ne représentaient pour nous qu’un point sur la carte comme le Nord sur une boussole. Ce fut néanmoins une destination que nous avons espéré atteindre jusqu’à la fin de notre équipée. Pourquoi ? Pour sa singularité d’être la seule parcelle de terre, en excluant le Mexique, qui échappait à la domination anglaise en Amérique du Nord. Le nec plus ultra de l’exotisme, en somme !

Nous ne sommes pas vraiment partis pour aller quelque part. Tout était dans le mouvement. On voyageait pour bouger, pour rouler, pour voir du pays et faire le plein des trois plus belles choses du monde : la lumière, l’espace et l’eau.

Comme tout bon Montréalais, mon univers était conditionné par l’observation des visages. La Gaspésie m’a initié à une nouvelle liberté du regard : la contemplation des paysages. On n’a pas à les envisager ou à les dévisager, on n’a qu’à s’en laisser imprégner. Tout tenait finalement à l’ouverture sur la mer et à la ligne d’horizon.

Les paysages que j’avais emmagasinés depuis mon enfance, ceux du lac Saint-Louis comme ceux des Laurentides ou de la Rive-Sud, étaient tous enclavés. C’est sans doute la raison pour laquelle, sur leurs vieux jours, les Gaspésiens en exil reviennent souvent au pays pour mourir devant la mer : cette ligne d’infinitude gravée au fond de leur rétine.

En se relayant à quatre au volant d’une Volks, dire qu’on fait corps avec l’habitacle n’est pas un euphémisme. Jean pilotait notre mini-bolide comme une Triumph, Jacques comme une Thunderbird et j’avais opté pour une Citroën DS. Il n’y avait que Janet qui conduisait la bombette comme une coccinelle de compétition.

La plus grande des petites aurait-elle une place dans les fables de La Fontaine qu’on la trouverait du côté de la mouche du coche plutôt que de la grenouille qui veut se faire plus grosse qu’un bœuf. On roulait ferme, rapide et barbeux ! Chaque fois qu’on doublait une grosse voiture impériale américaine qui s’éjarrait sur la route, on s’attendait à ce que la nique soit perçue comme une bravade insolente.

Un crime de lèse-virilité véhiculaire qui exigeait une riposte immédiate. « R’garde papa, le char est tout p’tit, pis y va plus vite ! » La mâlitude du conducteur n’avait guère d’autre choix pour sauver la face que de peser à planche sur l’accélérateur. Et la voiture de bondir comme un taureau dans l’arène pour nous dépasser et nous semer à tombeau ouvert, avec la marmaille en délire qui nous faisait des pieds de nez et des bye-bye dans la lunette arrière.

Plusieurs milles plus loin, nous croisons l’enragé arrêté dans une côte, sa grosse bagnole stationnée sur le bord de la route, le capot ouvert. Le roi de la route contemplait d’un œil vide la fumée blanche qui s’échappait du radiateur. Il a fait mine de ne pas voir nos sourires triomphants.

Les peintres ont deux dadas incontournables. En premier, l’autoportrait, dont Rembrandt, Van Gogh et Frieda Kahlo sont les champions incontestés. En deuxième, la représentation de leur atelier, où ils occupent l’avant-plan, soit seuls comme Vermeer et Ensor, soit avec leurs modèles, comme Vélasquez et Picasso ou leurs amis, comme Courbet.

Dans tous les cas, il y a des toiles pendues au deuxième plan, toujours légèrement ou complètement hors foyer. On a sacrifié le détail pour ne garder que l’équilibre des masses, le contour des formes et le mouvement des couleurs qui ne reproduisent pas, mais traduisent le feeling des œuvres.

Si j’accroche la mémoire de mes souvenirs à l’arrière-plan de ce voyage, c’est ce qui s’en dégage : un feeling. Les peintres taoïstes chinois enseignent que la dualité entre celui qui observe et ce qui est observé n’existe pas. C’est un peu ce qui m’est arrivé : je me suis perdu dans ce que j’ai entrevu.