L’exportation du pétrole vers l’Asie transitera par le Québec

Étant donné l’importance de l’opposition en Colombie-Britannique, le projet Northern Gateway serait, à toutes fins utiles, mort

Le jour même où se tient à Montréal la con­fé­rence annuelle de l’Association pétrolière et gazière du Québec, André Pratte de La Presse signe un éditorial (« D’un pétrole à l’autre ») dans lequel il donne son appui au projet de la société pétrolière Enbridge d’inverser le flot de son oléoduc entre North Westover en Ontario, et Montréal.

Dans le même éditorial, il appuie également le projet de la pétrolière TransCanada de modifier une partie de son gazoduc principal pour acheminer, elle aussi, du pétrole de l’Ouest vers Montréal.

Et ce n’est évidemment pas une coïncidence si, le même jour, l’Institut économique de Montréal publie les résultats d’un sondage Léger Marketing selon lesquels « Les Québécois sont favorables à l’exploitation du pétrole canadien ».

Selon le sondage, « 73 % des Québécois souhaitent que, tant qu’à consommer du pétrole, aussi bien que celui-ci provienne du Canada » et « 60 % des Québécois sont favorables au projet d’inversement du flot d’un pipeline entre l’Alberta et l’Est du Canada ».

À noter que, dans la formulation de la dernière question, on ne parle plus, comme destination du pétrole, de « Montréal », comme dans l’article d’André Pratte, mais de « l’Est du Canada ». Ce n’est pas anodin.

Même si l’éditorialiste de La Presse affirme qu’il « n’existe pas de projet d’inversion de l’oléoduc Portland-Montréal », de nombreux articles parus dans le Globe and Mail font référence aux projets d’exportation de pétrole vers l’Asie par Portland ou le Nouveau-Brunswick, comme alternative au projet d’oléoduc Northern Gateway conçu pour transporter le pétrole de l’Alberta vers les installations portuaires de Kitimat en Colombie-Britannique.

Il n’est pas inintéressant de constater que, toujours le même jour, soit le 22 octobre, le Globe and Mail, citant la première ministre de la Colombie-Britannique Christy Clark, titre en manchette « Clark Warns of National Crisis over Pipeline ».

Le parti libéral de Mme Clark s’oppose avec véhémence au projet Northern Gateway, reflétant ainsi, à 18 mois d’une élection, l’humeur de l’électorat de sa province, alors que son parti est devancé dans les sondages par le NPD, encore plus farouchement opposé au projet d’oléoduc.

Mme Clark affirme être contre le projet Northern Gateway pour des raisons environnementales et économiques, en plus de se faire la porte-parole de l’opposition des Premières Nations.

Mais, lorsqu’on décode le discours de Mme Clark, il apparaît qu’elle pourrait se montrer plus malléable si sa province était « compensée » économiquement pour les risques encourus par le transit du pétrole sur son territoire.

Dans l’entrevue qu’elle a accordé au Globe and Mail, elle renonce à demander une partie des « redevances » que touche l’Alberta pour son pétrole, mais invite la province voisine et le gouvernement fédéral à faire preuve d’imagination pour que la Colombie-Britannique touche sa « juste part ».

Il faut préciser que les relations sont extrêmement tendues entre les deux provinces, au point où l’ancien ministre de l’Énergie de l’Alberta, Ted Morton, – autrefois, un proche de Stephen Harper – a évoqué la possibilité de demander au gouvernement fédéral d’avoir recours à son droit de désaveu des lois provinciales pour autoriser la construction de l’oléoduc.

Le droit de désaveu, inscrit dans le BNA Act de 1867, a été utilisé de façon rarissime, la dernière fois remontant à 1943.

Par la suite, M. Morton s’est ravisé, après qu’on lui eût signalé que cela créerait un dangereux précédent pour les intérêts de sa province, dans l’éventualité d’un gouvernement à Ottawa moins sympathique aux intérêts albertains que celui de Stephen Harper.

L’ardeur que met l’industrie pétrolière albertaine à vouloir construire des oléoducs vers le Pacifique s’explique par l’importance des nouveaux marchés asiatiques, mais également par les développements récents dans l’exploitation pétrolière et gazière aux États-Unis.

Selon un rapport de l’Agence internationale de l’énergie, l’Amérique du Nord constitue aujourd’hui la source de production d’hydrocarbures qui connaît l’expansion la plus rapide hors de l’OPEC, alors que l’augmentation de la demande se trouve en Asie.

De même, les raffineries des pays développés sont vieillottes et inefficientes et doivent se mesurer aux nouvelles méga-raffineries de la Chine, des Indes et du Moyen-Orient.

Toujours selon l’agence, le changement le plus important sur la scène mondiale est le boom pétrolier aux États-Unis. L’agence prévoit que la production états-unienne augmentera de 3,3 millions de barils/jour actuellement pour atteindre 11,4 millions de barils/jour dans cinq ans, soit plus que la production actuelle de l’Arabie saoudite. À cela s’ajoute la production, en pleine explosion, du gaz de schiste.

D’autres rapports prévoient que, dans une dizaine d’années, les États-Unis seront autosuffisants en pétrole et gaz naturel.

La production canadienne va également connaître une forte croissance, surtout à partir des sables bitumineux, mais encore faut-il être mesure de vendre et livrer ce pétrole. D’où la multiplication des voyages des délégations ministérielles canadiennes aux Indes et en Chine.

Dans une récente chronique parue dans le Globe and Mail, le réputé journaliste Jeffrey Simpson écrivait que le projet Northern Gateway était à toutes fins utiles « mort », étant donné l’importance de l’opposition à ce projet en Colombie-Britannique.

Cela explique l’intérêt soudain des pétrolières pour l’exportation de leurs produits vers l’Est du pays. Dans un premier temps, on veut alimenter les raffineries de l’Est avec du pétrole synthétique de haute qualité, mais la dynamique en cours va les amener rapidement à considérer l’option d’utiliser les mêmes oléoducs pour faire transiter le pétrole des sables bitumineux vers Portland et les provinces maritimes pour l’exporter en Asie.

Une information confirmée par Le Devoir sous la plume d’Alexandre Shields (Le pétrole de l’Ouest sera à Montréal dans deux ans – 29 octobre 2012) qui a pris connaissance des documents présentés par Enbridge à l’Office national de l’énergie. Selon ces documents, écrit Shields, « cette inversion d’un tronçon de pipeline, qui part du sud de l’Ontario, permettra de transporter une partie de la production des sables bitumineux jusqu’au Québec ».

Déjà, l’oléoduc qui relie Portland à Montréal – propriété de l’Imperial Oil, de la Royal Dutch Shell et Suncor Energy Corp. – est grandement sous-utilisé, particulièrement depuis la fermeture de la raffinerie de Shell à Montréal.

Il le sera encore davantage si Enbridge et TransCanada obtiennent l’autorisation d’inverser les oléoducs entre l’Ontario et Montréal pour alimenter les raffineries du Québec.

Il deviendra alors avantageux économiquement d’inverser l’oléoduc Montréal-Portland pour acheminer du pétrole des sables bitumineux vers la côte Est américaine, et l’exporter vers l’Asie.

De nombreux reportages publiés dans le Globe and Mail, au cours des dernières semaines, montrent que les pétrolières envisagent fébrilement cette option.

Selon Laurie Smith, de Bennett Jones LLP, une firme associée aux compagnies pétrolières, ces dernières croient « qu’elles peuvent acheminer du pétrole aux Indes et en Chine via la côte Est à des prix compétitifs avec ceux envisagés pour le transport par la côte Ouest. La distance est plus courte pour exporter du pétrole jusqu’à la partie occidentale des Indes via la côte Est canadienne que via la côte Ouest. » (Globe and Mail, 3 octobre 2012)

Selon TransCanada Pipeline, il en coûterait entre 5,20 $ et 8,20 $ pour exporter un baril de pétrole de l’Alberta jusqu’à Shanghai via l’oléoduc Northern Gateway, comparativement à 8,50 $ le baril via la côte Est, ce qui rend ce dernier projet rentable.

D’une part, selon le Globe and Mail, une délégation de Calgary a rencontré récemment les autorités du Port de Montréal pour examiner la possibilité d’exporter du pétrole à partir du port.

D’autre part, Harvest Operations Corp., une filiale canadienne de la Korea National Oil Corporation, étudie présentement la possibilité de transporter du pétrole par train, de l’Alberta jusqu’à la côte Est, puis par barges jusqu’à la raffinerie Come By Chance à Terre-Neuve.

Pas question pour les pétrolières d’amener du pétrole jusqu’au Nouveau-Brunswick sans pouvoir l’exporter vers l’Asie. Sinon, d’expliquer Laurie Smith, cela les obligerait à se plier aux conditions de la famille Irving, qui possède une des plus importantes raffineries au Canada à Saint-Jean, au Nouveau-Brunswick.

Les plans d’exportation du pétrole sale des sables bitumineux en Asie via la côte Est et transitant sur le territoire québécois sont donc bien réels.