Dis-moi ce que tu ne bois pas et ce que tu ne manges pas !

Portulan de la bohème

L’exhortation libertine du grand poète Omar Khayyam nous donnait des ailes. « Enivrez-vous, cœurs las de jeûnes et de retraites ! » Et par-delà le temps, Baudelaire faisait écho au Persan. « Il faut toujours être ivre. Tout est là : c’est l’unique question. De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais, enivrez-vous ! »

Comme l’esquif de Sindbad le marin qui court d’une île à l’autre, la valise sous le capot et le moteur en poupe, notre coquille de noix sur roues poursuivait inlassablement sa route.

Dis-moi ce que tu bois et ce que tu manges, je te dirai qui tu es ! Comme toutes les maximes, on peut la renverser. Dis-moi ce que tu ne bois pas et ce que tu ne manges pas, je te dirai ce en quoi tu crois ! Toutes les religions se caractérisent par leurs prescriptions morales, vestimentaires et alimentaires.

La juive est la plus exhaustive et pointilleuse sur les interdits de bouche. Pas de chameau, pas de cochon, pas de lapin ! Pas d’oiseaux sauvages, non plus ! Ou de proie ! Ni de crustacés ou de fruits de mer !

Mais elle a un bec sucré pour le vin, cinquante grammes de sucre au litre. J’en sais quelque chose, j’ai été initié au vin Manichewitz dans mon enfance. Le goût était plus prononcé que celui du cream soda aux fraises des bouteilles torsadées de Wishing Well, mais ça coulait dans la gorge comme un velours et ça faisait plus d’effet qu’une cuillère à soupe de sirop Lambert.

La musulmane a conservé l’impureté du cochon et l’a étendue à celles du dauphin, du requin et de l’anguille. Pour le vin, le Coran précise qu’il y a un diable caché dans chaque raisin de la vigne.

Lorsqu’on lui a posé la question des viandes impures, le Christ a répondu que l’homme ne pouvait pas être « souillé » par quoi que ce soit qu’il ingère. Quant au vin, il était mal placé pour le proscrire après les noces de Cana.

Saint Paul en a tiré la conclusion qui s’imposait : le christianisme devait rompre avec le judaïsme. Son futur fondateur avait un œil sur les marchés grecs et romains de la conversion. Pour en ouvrir la porte, l’abolition de l’interdiction de manger du porc et celle de la circoncision était un passage obligé.

La question fut l’objet d’un débat musclé entre les apôtres. Saint Pierre et Saint Paul en sont venus aux poings. Une secte de boutique à Jérusalem ou une religion universelle ? Voilà l’enjeu ! Le point de vue Think Big de Paul a prévalu.

En retirant de son menu la classification des diverses impuretés alimentaires, le catholicisme semblait moins tatillon. Sauf qu’une religion qui mange son Dieu et boit son Sang se doit de contrôler la qualité de l’estomac de ses fidèles, l’épurer à tout le moins de temps à autre. Elle leur a donc imposé une abstinence de viande tous les vendredis de chaque semaine. Et de faire carême une fois l’an pendant une période continue de quarante jours.

Au Québec, pour tous ceux qui ont vécu sous ce régime alimentaire – et de façon plus critique dans les réfectoires des collèges et des couvents – ces interdits ont laissé un arrière-goût impérissable de poisson bouilli, qui traduisait parfaitement la fadeur de nos vies.

Sous la gouverne autocratique de Maurice Duplessis, la manifestation ostensible du pouvoir était la distribution sélective des passe-droits qui accordaient à leurs bénéficiaires le privilège de contourner ou d’ignorer les lois. Tout en premier à ceux qui étaient chargés de les faire respecter.

Le fait de porter une badge de policier, par exemple, autorisait d’office son titulaire à brûler les feux rouges et à dépasser les limites de vitesse en tout temps. Même si l’urgence était celle d’un café bien chaud qui l’attendait dans tous les snack-bars de sa ronde. « Pour leur farmer les yeux, y a rien de mieux que de les nourrir à l’œil ! » enseignait la sagesse marchande.

Lorsque l’Église relève les zouaves pontificaux du Québec de l’obligation de faire maigre le vendredi, elle obéit à la même logique inversée du passe-droit. À titre de récompense pour leurs loyaux services à la papauté, elle leur donne la permission à vie de commettre en toute légitimité ce qui demeure une faute pour l’ensemble des fidèles.

Pourquoi cette dispense extraordinaire avait-elle été accordée aux zouaves?? On ne savait trop ! Quels exploits guerriers justifiaient ce haut privilège alimentaire ? L’explication de mon père était vestimentaire. « Ça prenait au moins ça pour les convaincre de porter le ­costume?! »

Ma mère en avait contre le ridicule de leurs pantalons bouffants. Quand mes folleries l’exaspéraient, elle me sommait d’arrêter de « faire le zouave ». Sauf que le titre qu’elle m’octroyait ne me donnait pas le droit de mastiquer du steak le vendredi. Même si un arrière-grand-oncle paternel avait été exempté de manger du poisson. Il faisait partie de la première cohorte.

Le sourire entendu du paternel en disait long sur le souvenir incongru qu’avait laissé son grand-oncle. « Y était né pour être zouave ! » De fait, son prénom, Germain Germain, le prédisposait déjà à une carrière de soldat d’opérette.

« Zouaves du pape à l’avant-garde / En avant marchons ! / Le pape nous regarde / En avant bataillon ! / Et quand il sera proche / Le moment de mourir / Sans peur et sans reproche / Les zouaves le verront venir. / Ran plan plan, ran plan plan / Et vive le Vatican?!?»

Le premier quarteron de zouaves québécois avait dû presser le pas pour faire acte de présence à la bataille de Mentana qui a marqué la victoire des troupes pontificales sur les chemises rouges de Garibaldi en 1867. Lorsqu’on apprend au pays que deux recrues montréalaises y ont été légèrement touchées, l’enthousiasme du militarisme ecclésiastique éclate dans toute sa ferveur belliqueuse. Les deux éclopés sont immédiatement intronisés au panthéon des héros de la foi militante.

Dans leur foulée, près de quatre cents zouaves rallieront Rome, assiégée par les rouges, pour en découdre avec le libéralisme, réprouvé et condamné par Pie IX et son thuriféraire Mgr Laflèche. Confiné à des opérations inutiles de contrôle, leur bataillon ne verra jamais le feu.

Le seul adversaire irréductible que les zouaves du Québec ont eu à combattre sans relâche fut l’oisiveté. Et son compagnon de chambrée, l’ennui mortel. Leur aumônier a raconté la lutte épique qu’il a dû mener pour empêcher les moins dégourdis de trouver le chemin des bordels de la Ville éternelle et les plus délurés de s’y installer à demeure.

Je me plais à espérer que Germain Germain faisait partie des délurés et qu’il avait appris à pousser la canzonetta en grattant la mandoline. Un court moment « O sole mio ! » avant d’endosser le froc de la profession de prédilection des Germain du temps : le notariat.

Le retour des zouaves au Québec en 1870 fut triomphal et cela malgré une capitulation humiliante aux mains des troupes italiennes. Leur premier geste fut de fonder – sans spécifier de quel front?– une association d’anciens combattants dont la soldatesque vaudevillesque fut immédiatement populaire et durable.

Lors des parades de la Saint-Jean-Baptiste de mon enfance, on agitait encore le drapeau papal jaune et blanc pour saluer la défilade, avec tambours et trompettes, des zouaves pontificaux, lesquels comptaient dix fois plus de « vétérans » québécois, à la fin des années cinquante qu’à l’origine.

Rien ne résume mieux le non-sens de ces années d’intoxication apostolique que ce défilé macaronique de non-héros, non-vétérans d’une non-guerre, qui n’étaient ni soldats, ni militaires, sans cause et sans pays.

J’ai connu un de ces drôles de pistolet. Je le croisais souvent tard la nuit, rue Papineau près de Sainte-Catherine. Nous attendions de concert le « Péril orange ». C’était un autobus essoufflé et mou de partout, de la suspension et du pneu, qui nous traînait tant bien que mal sur la Rive Sud, en laissant courir derrière lui la marque de commerce de la Chambly Transport, une fine traînée de fumée noire.

Debout, dans le halo diffus d’une lampe suspendue à un poteau de téléphone, nous campions un couple improbable. Moi, avec les cheveux longs et la barbe de la bohème, et lui, en grande tenue de zouave. Le même uniforme gris que j’apercevais par la fenêtre du commerce familial, les soirs où il montait en ville pour assister à de mystérieuses réunions hebdomadaires.

À une heure du matin, il sortait visiblement d’une tournée des clubs et ça me semblait invraisemblable qu’il ait pu faire la bombe sans faire un pli dans sa casaque. C’était un Don Juan patenté, m’a-t-on raconté. Et sa femme était jalouse comme une tigresse.

Allez savoir ! Je la connaissais de vue, comme cliente. Une rousse aux yeux verts, la bouche bien dessinée, avec un grain de beauté à la commissure des lèvres. Une jolie femme bien roulée et toute en jambes. Il se dégageait d’elle un je ne sais quoi de flamboyant dans l’allure et de félin dans le déhanchement. Bref, il fallait un drôle de zozo pour avoir le goût d’aller chercher ailleurs.

Son mari s’était enrôlé chez les zouaves pour la tromper, présumant avec raison qu’elle ne soupçonnerait jamais qu’il puisse courir la galipote avec un tel déguisement. Sauf que, sitôt débarqué en ville, il changeait d’habit pour aller aux femmes et n’endossait à nouveau son uniforme que pour reprendre l’autobus.

Dans la pénombre de l’arrêt, l’œil vaseux, la casquette dans un angle non réglementaire, il se tenait droit comme un piquet et son petit sourire autosuffisant célébrait sa duplicité. Si l’habit ne fait pas le moine, de toute évidence, il accommodait le zouave ! Dans le civil, il dirigeait ironiquement le département des viandes dans un supermarché.

Comme l’esquif de Sindbad le marin qui court d’une île à l’autre, la valise sous le capot et le moteur en poupe, notre coquille de noix sur roues poursuivait inlassablement sa route

Le protestantisme en général avait pris ses distances face aux restrictions alimentaires du catholicisme. Mais les réformés, invoquant leur liberté de conscience, se sont infligés un régime de table encore plus ascétique. Il leur interdisait en tout temps de prendre plaisir à manger. Tous les jours de la semaine protestante sont ainsi devenus des vendredis.

Nous roulions depuis un moment dans une contrée où tous les gens qu’on rencontrait avaient l’air bête ou une gueule du lendemain de la veille. Pour Jean, ils semblaient tous relever d’une baloune de trois jours. Jacques optait pour une brosse d’une semaine. J’opinais pour une colonie d’ivrognes repentis encore plus déplaisants à jeun que bourrés.

Tout dans ce triste pays tournait autour du boire. Deux mots ont servi de révélateur. À la mention des « îles », la plupart des hommes demeuraient impassibles. Mais leurs yeux s’allumaient. Saint-Pierre et Miquelon évoquaient l’époque de la prohibition et de la contrebande. Les nuits en haute mer à transborder des caisses de vin ou de whisky d’une goélette à un schooner. Le bon temps des bars clandestins et de l’argent qui coule à flot.

Le visage des femmes se fermait, leur regard durcissait, leurs bouches s’entrouvraient psalmodiant silencieusement le vieux slogan des féministes prohibitionnistes : « Des lèvres qui ont déjà trempé dans l’alcool ne baiseront jamais les miennes ».

Janet connaissait la rengaine. « Ils ont tous le même air parce qu’ils se partagent les deux visages de la même ivresse?: l’humide ou la sèche?».