La grève est étudiante, la lutte est populaire

De l’école à la rue : un ouvrage majeur sur le « printemps érable »

Le 7 février 2012, tous les regards des dirigeants de la CLASSE sont tournés avec inquiétude vers le cégep de Valleyfield qui, le premier, doit se prononcer sur la grève générale illimitée.

Dans le plan de match, soigneusement élaboré au cours des deux années précédentes, Valleyfield n’arrivait pas en tête de liste des cégeps appelés à voter. Mais des étudiants opposés à la grève ont réussi à faire devancer la tenue de l’assemblée générale.

Finalement, par une majorité d’à peine 12 votes, Valleyfield se prononce pour la grève générale illimitée. Le mouvement est enclenché. Une semaine plus tard, le plancher de 20 000 étudiants est atteint. La grève générale illimitée est déclarée. À son apogée, le 22 mars, 310 000 étudiants seront en grève.

Dans un ouvrage remarquable, De l’école à la rue, Renaud Poirier St-Pierre et Philippe Éthier nous font pénétrer dans les coulisses de la grève étudiante. Ils décrivent la minutie avec laquelle elle a été préparée et avec quel brio elle a été menée.

Le plan initial prévoyait un déclenchement en trois vagues. Quatre critères, dont l’historique des grèves, établissaient l’ordre dans lequel les cégeps devaient voter.

Cependant, les événements de Valleyfield brouillent les cartes et déclenchent un branle-bas de combat. De 5 à 10 militants de la CLASSE sont envoyés sur le campus pendant plus d’une semaine, tous les jours de 8 h à 18 h.

Leurs interventions étaient préparées et planifiées depuis de longs mois. L’IRIS, un groupe de recherche de gauche, avait produit un argumentaire sophistiqué. Dans une version simplifiée, il sera récité devant chaque classe, lors d’une présentation de 10 minutes.

Inspirée par le syndicalisme de combat des années 1970, l’action de la CLASSE était basée sur le refus de toute négociation avec le gouvernement, tant qu’un rapport de force conséquent n’aurait pas été établi.

Dans De l’école à la rue, les auteurs décrivent l’escalade des moyens de pression prévue pour atteindre cet objectif : pétition, actions symboliques, manifestations, grève ponctuelle, action directe, grève générale illimitée.

À cette escalade s’ajoute la nécessité de créer une coalition des forces progressistes de la société civile et, en tout premier lieu, de parvenir à une entente entre associations étudiantes.

« Aujourd’hui, nous annonçons que nous n’irons pas négocier l’un sans l’autre », déclarait inopinément lors d’un point de presse Gabriel Nadeau-Dubois. L’entente proposée par la CLASSE, comprenait trois clauses : a) de solidarité; b) de non recommandation aux instances; c) de non-dénonciation des actions des autres composantes.

Entérinée par la FECQ, mais non par la FEUQ, c’est pourtant cette dernière qui l’a respectée et non la FECQ, nous disent les auteurs.

Les organisations communautaires regroupées dans la Coalition opposée à la tarification et la privatisation des services publics, les artistes (particulièrement lors de la Soirée des Jutra) et les grandes centrales syndicales ont apporté leur soutien au mouvement étudiant.

Mais, dans le cas des centrales, les associations étudiantes se rappelaient qu’en 2005, Henri Massé s’était ingéré dans la grève en demandant au mouvement étudiant de « mettre de l’eau dans son vin ». En 2012, elles préfèrent intervenir par l’intermédiaire de la base syndicale. Profs contre la hausse est créé dans cette perspective.

Conscients que l’État a « le monopole de la violence légitime » (Max Weber), les leaders étudiants savent d’emblée que le rapport de force leur est au départ défavorable. Mais ils ont su habilement profiter des contradictions du système pour le transformer en leur faveur.

Dans leur livre, Renaud Poirier St-Pierre et Philippe Éthier analysent les revirements les plus importants de ce long conflit. Ils reconnaissent que le mouvement étudiant est pris de court lorsque le gouvernement impose le qualificatif « boycott » en lieu et place de « grève », déclassifiant ainsi le caractère collectif de l’action étudiante.

Les étudiants répliquent en parlant de désobéissance civile dans une perspective de « wedgepolitics ». La stratégie n’est pas de rallier la majorité de l’opinion publique, mais de mobiliser une minorité de citoyens qui vont travailler activement pour la cause.

L’approche est couronnée de succès. Selon un sondage, 26 % de la population appuie la décision de la CLASSE de défier la loi spéciale en recourant à la désobéissance civile.

L’autre stratégie gouvernementale est de présenter le mouvement étudiant comme le porte-étendard de la violence et de l’intimidation. C’est un classique. Le mouvement étudiant se l’était fait servir en 2005 et cela lui avait « scié les jambes », de rappeler les auteurs de De l’école à la rue.

« Condamner la violence de la façon dont l’entendaient à l’époque le gouvernement et certains chroniqueurs revenait à délégitimer la plupart des actions menées durant la grève. La moindre désobéissance civile était considérée comme un geste violent par le gouvernement », rappellent-ils. Par contre, légitimer la violence, c’était donner le prétexte au gouvernement d’exclure la CLASSE des négociations. L’enjeu est donc de taille.

Le soir des affrontements violents à Victoriaville, Gabriel Nadeau-Dubois est forcé d’intervenir. Sa déclaration est un petit chef d’œuvre du genre.

« Ce soir, a-t-il dit, il y a eu des actions inacceptables. On parle de gens qui ont été blessés, de violence volontaire envers des personnes. Pour nous, ce sont des actions que nous condamnons vertement. Ça s’inscrit dans une escalade de la tension et de la confrontation qui est inacceptable. Ça n’aide en rien à résoudre le conflit actuel. »

Les auteurs rapportent qu’un employé du cabinet de Lyne Beauchamp leur a confié qu’on avait trouvé son commentaire très vague, mais il a confirmé que, si la seule condamnation précise avait été la violence des policiers, la CLASSE aurait été exclue des négos.

Cette déclaration de GND avait été minutieusement préparée, comme d’ailleurs la plupart des interventions des porte-parole de la CLASSE lors de ce conflit.

Les chapitres les plus intéressants du livre sont ceux qui décrivent l’utilisation des médias de masse par le mouvement étudiant.

« Force est d’admettre, écrivent-ils, qu’une majorité de la population n’a jamais appuyé les étudiants en grève malgré l’ampleur de la couverture médiatique. En ce sens, nous avons perdu la bataille. Mais qui dit que la CLASSE utilisait principalement les médias afin de convaincre l’opinion publique ? De fait, pour le comité média de la CLASSE, l’utilisation des médias se voulait d’abord et avant tout un outil pour accroître la mobilisation. »

Le livre explique les efforts déployés pour « parler le langage des médias de masse » et s’adapter à leur fonctionnement, non pas sur le fond, mais sur la forme.

Avec leurs communiqués de presse, leurs attachés de presse, leurs « fuites » calculées, la création de « pseudo-événements », les étudiants ont joué le jeu des grands médias. Le pragmatisme l’emporte même sur les principes, lorsque des médias refusent une entrevue lorsqu’on leur propose Jeanne plutôt que Gabriel comme porte-parole.

Ils avaient également compris qu’ils devaient préparer et répéter des déclarations de 10 secondes pour les bulletins télévisées, tout en développant des tournures de phrases différentes selon qu’on s’adressait au public de TVA ou à celui de Radio-Canada.

Si le mouvement étudiant a réussi à vaincre le silence initial des médias, c’est parce qu’il s’appuyait sur une très large mobilisation et un discours bien articulé. La perspective anti-néolibérale est résumée dans le slogan « Pour le gel des frais de scolarité dans une perspective de gratuité scolaire », la vision populaire dans « La grève est étudiante, la lutte est populaire ».

Mais, selon les auteurs, le fondement de la réussite de cette mobilisation repose sur le mode de fonctionnement et la culture organisationnelle du mouvement étudiant québécois, fruit d’une longue tradition de lutte avec huit grèves générales illimitées.

« L’assemblée générale ne peut être réduite à une instance de discussions et de prises de décision, écrivent-ils. Elle est beaucoup plus qu’une simple structure, car elle est aussi un espace où l’individu prend conscience qu’il fait partie de quelque chose qui le dépasse : une collectivité, une communauté qui partage ses idées, un mouvement. »

La mobilisation étudiante s’inscrit dans un contexte social et politique particulier et les auteurs s’inscrivent en faux contre une croyance populaire, répandue dans le mouvement étudiant, selon laquelle toute grève, une fois massive, réussit à faire reculer le gouvernement.

« Devant l’intransigeance et la violence d’un parti politique au pouvoir, son remplacement peut parfois être la seule issue possible à un conflit. Il est nécessaire de le rappeler, ce n’est pas uniquement la grève qui a annulé la hausse des frais de scolarité, il a aussi fallu des élections », font-ils valoir.

Renaud Poirier St-Pierre et Philippe Éthier ont raison de dire que, plus qu’un petit manuel du militantisme, leur ouvrage est un véritable livre de realpolitik.