Le Papineau des rêves d’enfant du p’tit gars de Lévis

Le portulan de l’histoire

N’est-il pas étrange qu’un peuple entier s’incarne dans un homme ? s’interroge Louis Fréchette. Ses réponses à la question traduisent parfaitement son ambivalence littéraire. Quand il chausse les lunettes de l’écrivain, il y va du dithyrambe romantique du poète qui ne peut s’imaginer écrire sans s’enfoncer un feutre à large bord sur la tête, s’enrouler dans une cape et gravir l’élévation la plus proche pour déclamer ses vers.

Quand il emprunte les yeux du conteur, il s’adresse à un auditoire composé d’amis réunis autour d’une table, ou de collègues dans une salle de rédaction, avec un mélange savant de clins d’œil, de rires, de détails révélateurs et de répliques du cru qui font mouche.

Pour le poète lauréat de l’Académie française, l’homme « porte-voix » qui incarne un peuple est nécessairement planté d’office sur un piédestal dans une longue perspective de statues. « Là-bas c’est Kanaris, ailleurs c’est Bolivar, / Ici c’est Washington écrivant sa légende, / Plus loin c’est O’Connell en qui revit l’Irlande... / Quarante ans, transformant la tribune en créneau, / L’homme-type chez nous s’appela Papineau ! »

La référence aux hommes océan de Victor Hugo se rétrécit au passage en un club des « hommes boulevard » que le héraut de Fréchette a le privilège de côtoyer : trois présidents qui ont mené leur pays à l’indépendance, le Colombien Simon Bolivar, le Grec Constantin Kanaris, l’Américain George Washington, et un compagnon d’infortune politique, l’Irlandais Daniel O’Connell. Là où les mots du poète transfigurent la réalité québécoise, ceux du conteur affirment sa singularité.

« Quand je suis né, raconte Fréchette dans ses Souvenirs intimes, Papineau était en exil. On n’a pas idée aujourd’hui combien le prestige exercé par ce nom était immense à l’époque où remontent mes premières impressions de la vie.

Imaginez ! A cette époque où la puissance de la presse n’était pas même à son aurore, sans aucun autre moyen de publicité que son nom volant de bouche en bouche, le grand orateur populaire n’avait qu’à laisser savoir que, tel jour et à telle heure, il se rendrait à tel endroit du pays, pour que des milliers et des milliers d’auditeurs accourent l’acclamer, et que deux à trois cents voitures s’échelonnent sur les routes pour lui faire escorte.

Quand il devait descendre de Montréal à Québec ou remonter de Québec à Montréal, la nouvelle semblait flotter dans l’air, des feux de joie s’allumaient sur les grèves, et des salves de mousqueterie saluaient l’apparition du bateau à vapeur à bord duquel le grand patriote avait pris passage ».

Plus grand que nature, l’homme politique avait déjà un pied dans la légende de son vivant. « Un homme de notre canton, un forgeron du nom d’Eusèbe Legendre, jouissait d’une considération toute particulière, simplement parce qu’il lui arrivait quelquefois de dire, à tort ou à raison : Je l’ai vu, moi ! oui je l’ai vu ! Les mamans tapaient avec orgueil sur la tête de leurs bébés en disant : Ça va être un Papineau, celui-là; regardez-y le front ! Pis les yeux !

Le nom était devenu synonyme de perfection. Un Papineau, c’était le summum de tout ce qui pouvait être grand, noble, intelligent et beau. Le nom était passé en proverbe. Un homme pouvait être éloquent, savant, habile homme d’Etat, patriote intègre, citoyen sans reproche. C’est vrai, disait-on, mais ce n’est pas un Papineau tout de même. Quand on voulait, par euphémisme, insinuer que quelqu’un frisait l’imbécillité, on ne disait point comme ailleurs : Ce n’est pas un génie ; on disait : C’est pas la tête à Papineau ! »

Né en 1837, toute l’enfance du conteur a baigné dans les souvenirs récents et douloureux des « événements » : les villages brûlés, les familles en détresse le long des routes, les échafauds à l’horizon et l’omniprésence de l’armée britannique dans les villes.

Pour un enfant, les tribulations qu’on prêtait à la vie héroïque de Papineau se révélaient aussi palpitantes que celles d’un roman historique de Walter Scott. « La tête du tribun avait été mise à prix ; et ce n’était qu’après mille légendaires aventures qu’il avait pu échapper à tous les pièges, à toutes les poursuites, à tous les limiers de la police ­anglaise. »

Le forgeron Legendre était pour beaucoup dans toutes ces histoires rocambolesques.. « Il nous racontait des choses inimaginables sur le proscrit. Un jour, on avait dressé dans sa chambre d’hôtel un lit à bascule, avec jeu de trappes qui devait précipiter le dormeur dans un tonneau de vitriol. Un assassin était venu se cacher sous le lit pour gagner les mille louis offerts en prime à qui livrerait Papineau mort ou vif ; et c’était lui qui était tombé dans le guet-apens meurtrier.

Une autre fois, on avait trouvé le moyen d’introduire et de tendre dans sa malle de voyage toute une batterie de pistolets, qui devaient faire feu sur qui tenterait de lever le couvercle. Ce fut un voleur qui fut tué. Ailleurs, c’était un parquet qu’on avait semé de lames de rasoir, et sur lequel on devait le faire trébucher. La victime de cette nouvelle machination fut un Anglais ».

Le conteur s’accorde la licence d’avoir quatre ans lors du retour d’exil de Papineau. En fait, il en avait neuf en 1846. « Un cri immense et vibrant comme un clairon de victoire, un cri qui, après avoir ébranlé ma petite poitrine de quatre ans, émeut encore mes souvenirs de vieillard, un cri retentit d’un bout à l’autre du pays, poussé jusqu’à notre humble canton par la grande voix populaire : Papineau est revenu ! Papineau revenu, c’était la réhabilitation, c’était le réveil, c’était la revanche. Les Anglais n’avaient plus qu’à bien se tenir.

La vieille acclamation, naguère si enthousiaste et si universelle : Hourrah pour Papineau ! vola de nouveau de foyer en foyer, d’échos en échos, du cœur de nos villes aux confins de nos paroisses les plus éloignées. Hourrah pour Papineau c’était le cri de tous les moutards de mon temps qui allaient à l’école, et même de ceux qui n’y allaient pas encore ».

Le conteur avait besoin de rajeunir son souvenir pour garder au témoignage sa fausse naïveté d’enfant. « Je n’étais pas d’un âge assez avancé pour me rendre bien compte de ce que ce cri pouvait signifier. J’avais à peine quatre ans quand le grand tribun revint d’exil. Mais, à la manière provocante dont les gamins plus âgés que moi le jetaient à la face des petits Anglais – ou Irlandais, c’était tout un pour nous – et surtout aux accès de colère que la malen­contreuse exclamation soulevait chez ceux-ci, je sentais bien, d’une façon obscure si vous voulez, qu’il y avait là comme un défi de race contre race, comme une formule de revendication nationale.

Et je me vois encore debout sur le seuil de notre porte, tout fier de ma première culotte, guettant les passants – surtout les Anglais – pour lancer à mon tour – mon petit cocorico patriotique sous forme de l’éternel Hourrah pour Papineau ! »

Maintenant, le conteur reprend la narration à son compte. « La grandiose et mystérieuse figure de Papineau, qui personnifiait pour moi toutes les révoltes que je sentais bouillonner aux sources même de mon sang, grandissait, grandissait dans mon esprit, de tout l’abaissement de ce que je croyais être l’abjection universelle. Et hourrah donc pour Papineau ! Bourrades, taloches, black eyes , nez en marmelade, rien n’y faisait : Hourrah pour Papineau ! C’était notre manière, à nous, de prendre notre revanche de Saint-Charles et de Saint-Eustache, sans compter les plaines d’Abraham ».

En 1848, lorsque Papineau est élu au parlement de l’Union qui siège à Montréal, Louis Fréchette a onze ans. Qu’à cela ne tienne ! Un bon conteur ne s’enfarge pas dans les fleurs du tapis ou dans les détails qui alourdissent le récit, il fonce droit sur sa chute.

« Mon père me dit un soir : Louis, tu es plus raisonnable depuis quelque temps ; c’est très bien, et je veux te récompenser. Écoute, si tu continues à être sage et à ne pas crier hourrah pour Papineau, dans un mois d’ici, je te conduirai à la Chambre, et je te le ferai voir, ton Papineau.

Enfin le grand jour arriva. Mon père était un homme de parole : je n’eus pas besoin de lui rappeler sa promesse. Quand nous avons franchi le seuil du palais législatif, la séance était commencée. En gravissant les escaliers, et surtout en pénétrant dans la galerie encombrée par la foule, je me sentais battre le cœur à outrance. L’intérêt et la curiosité du public ne semblaient pas avoir diminué à l’endroit du célèbre orateur.

J’entendais tout autour de moi des bribes de dialogues : Yé tu là ? Ouais ! Ouais yé là ! Où ? Là, à droite. La belle tête blanche, là ? Oui : tiens, le voilà qui se lève !

Comme j’étais trop petit pour voir, mon père m’avait élevé dans ses bras; et je pus embrasser le grand homme d’un coup d’œil. Une belle tête blanche en effet, un personnage de haute taille, un port plein de majesté, à l’attitude qu’on trouverait peut-être un peu théâtrale de nos jours, mais qui, à l’époque dont il s’agit constituait le suprême de l’élégance et de la distinction. Il offrait une prise de tabac d’Espagne à son voisin de gauche.

À un certain moment, un page vint lui remettre un papier quelconque, et il se leva pour prendre la parole. Il ne dit que quelques mots, mais ce fut assez pour me causer une grande surprise. J’avais été étonné déjà de voir mon héros en cheveux blancs, mais je le fus encore bien plus en l’entendant parler.

Sa voix était vibrante, profonde et sonore, telle enfin que je me l’étais figurée; mais chose qui confondit toutes mes notions, déconcerta toutes mes prévisions, Papineau parlait anglais ! Était-ce bien lui ? Ne rêvais-je pas ? J’étais renversé ! Papineau parler anglais me semblait une anomalie telle que je ne pouvais en revenir.

Il n’y avait rien d’étonnant à ce que Papineau parle anglais en Chambre. Sauf pour un enfant. Et le conteur s’amuse à en remettre. « Quand je leur relatai la chose le lendemain, il en fut de même de tous mes camarades. Bah! ce n’était pas à eux, par exemple, qu’on pouvait faire avaler de pareilles couleuvres. Papineau parler anglais, allons donc ! Il fallait aller faire gober cela à d’autres.

Les cheveux blancs, le toupet, la cravate noire. Tout cela passait encore, mais parler anglais, Papineau parler anglais, c’était trop fort. Il y a des choses croyables, et d’autres qui ne le sont pas... Voilà ! Bref, je n’ai jamais su, et je ne sais pas encore si la majorité de mes camarades ont jamais été bien convaincus que j’avais vu Papineau ». Et l’on imagine facilement le sourire narquois de Fréchette sur cette chute ambiguë.

Encore plus incroyable pour lui aurait été d’imaginer qu’un jour - comme il le fera en 1868 – Papineau – le grand Papineau - lui écrive une lettre.

« Vous êtes l’une des plus belles illustrations du pays ; vous serez l’un de ses libérateurs. Que tous nos voeux s’accomplissent ! Répétez sans arrêt et sans relâche tout ce que vous savez de bien des Américains et de leurs institutions; tout ce que vous savez de la permanente insolence et de la tyrannie des ministres et de la majorité de l’aristocratie anglaise dans toutes les colonies, en Irlande et ailleurs aussi.

Attisez ! Courez aux imprimeries, aux assemblées publiques, montez sur les toits, et muezzin de la bonne croyance, proclamez la formule : Illa Allah ! Dieu est grand, donc la vérité prévaudra. »

Et en 1870, l’impensable, l’inimaginable et l’inespéré se produisent. Avec son ami Alfred Garneau, le fils de François-Xavier, il est invité à se rendre au château de Papineau, à Montebello, pour rencontrer le vieillard en personne. Papineau qui va mourir l’année suivante a 84 ans. Mais laissons Fréchette nous traduire son émotion – dans les mots qu’il va écrire dix ans après.

« J’ai été reçu un soir chez Victor Hugo, dont le nom emplissait alors le monde ; eh bien je n’ai pas été plus impressionné en lui serrant la main, qu’en portant à mes lèvres celle que me tendit l’homme qui avait si longtemps hanté les rêves de mon enfance. »

Disciple de Papineau en politique, épigone de Hugo en poésie, le conteur Louis Fréchette demeure pour notre plus grand bonheur, le p’tit gars de Lévis.