Laissez venir à moi les fous furieux et les détraqués !

Le portulan de l’histoire

Dans les années 1890, Fréchette s’est réconcilié avec Honoré Beau­grand. Il a repris du service à La Patrie, où il mène un combat acharné contre l’obscurantisme clérical. Ses efforts contribueront significativement au renversement de l’opinion qui donnera le pouvoir aux libéraux à Ottawa en 1896 et à Québec en 1897.

En 1889, sous les instances de Wilfrid Laurier auprès d’Honoré Mercier, il avait enfin obtenu la sinécure permanente convoitée : le poste de greffier du Conseil législatif. Le prix politique à payer ne sera réclamé de sa plume qu’en 1897. À l’occasion du 60e anniversaire du couronnement de Sa Majesté la reine Victoria, il doit se fendre d’un dithyrambe impérial.

« Je sens pouvoir t’offrir, bien sincère, ô ma Reine ! / Avec ma loyauté de sujet-citoyen, / L’hommage du Français et du républicain ! Sonnez, clairons ! sonnez, buccins ! sonnez, fanfares ! / Flèches, dômes et tours flambez comme des phares ! / Qu’on jonche les chemins de fleurs et d’ever-green ! / Qu’un hymne saint réponde aux salves délirantes ; / Et que cent millions de poitrines vibrantes / À tous les vents du ciel chantent : God sav’ the Queen ! »

Le poète a beau rappeler qu’il n’est pas monarchiste, il ne s’en tire pas mieux que Laurier qui n’en avait rien à cirer d’être « siré ». Même à son corps défendant, il est devenu à tout jamais sir Wilfrid. L’Empire a toujours exigé des actes publics d’allégeance de ses officiers. Du bout des lèvres ou d’une plume courtisane, peu importe ! On ne peut avoir le beurre de l’Empire et l’argent du beurre impérial.

En 1892, lorsqu’il publie Originaux et détraqués, Fréchette a cinquante-trois ans. Son train de vie est assuré, ses aspirations politiques résorbées, son besoin de distinctions honorifiques apaisé. Il a été nommé chevalier de la Légion d’honneur et il est membre fondateur de la section française de la Société royale du Canada. Son chef-d’œuvre, son Magnus opus, La Légende d’un peuple, est derrière lui. Il n’a plus à écrire pour sa gloire, il peut enfin écrire pour son plaisir. Et faire le nôtre.

Petit livre de souvenirs sans aucune prétention littéraire évidente, Originaux et détraqués est un petit chef-d’œuvre de duplicité. Jamais Fréchette n’a cherché aussi évidemment à n’être qu’un simple rapporteur, comme un journaliste, et jamais il n’a été plus écrivain.

Les histoires sont toutes tirées du vécu, mais c’est d’abord et avant tout un livre admirable­ment écrit. Une œuvre de maîtrise. Celle d’un genre littéraire mineur, tronqué avec brio par presque tous les grands humoristes anglais ou américains du XlXe siècle, Dickens, Stevenson, Thackeray, Mark Twain : celui du livre de souvenirs de jeunesse ou de voyages.

En tant que narrateur, Fréchette se décrit comme un personnage assez ordinaire, respectueux de l’ordre et des traditions. Au fond, il n’a qu’un seul défaut. Ou est-ce une qualité ? Constamment et involontairement, il semble être l’ami de choix de tous les fous furieux et merveilleux détraqués qu’il rencontre. Pourquoi me courent-ils tous après ? La question revient trop souvent pour être honnête.

Doté d’un sauf-conduit d’honorabilité comme narrateur, l’auteur Fréchette peut maintenant donner la liberté de parole à toute la cohorte des victimes opprimées ou dépossédées que sont les personnages d’Originaux et détraqués. En tant qu’auteur, il prendra la parole en leur nom sous forme de citations soigneusement choisies, extrapolées ou inventées, et s’accordera une liberté joyeusement anarchique, comparativement à celle, très enrégimentée, dont il dispose en tant qu’écrivain respectable, parlant en son propre nom. Au XIXe siècle, la menace d’excommunication ou d’exclusion de la bonne société n’est jamais loin du mandement ou de la porte fermée du club.

La dualité entre le narrateur respectable et le rapporteur de la vie populaire est encore plus marquée dans les histoires où Fréchette a plus systématiquement recours à deux registres de langue : le français et le québécois. Le narrateur écrit ce qu’il décrit en français tandis que les personnages du cru, dont le rapporteur qui note ou invente les propos, disent des choses en québécois que le narrateur ne pourrait jamais assumer ou écrire en français. La seule révolution de la littérature québécoise a été d’unifier le descriptif et le discours en un seul et même mouvement de conscience.

Dans ses textes, l’écrivain Fréchette ne signe que ses descriptions écrites en français. Il laisse à son double, le conteur Fréchette, le soin d’y ajouter la vie populaire du Québec, en faisant appel à sa langue alerte, aussi festive qu’imagée. Le conteur n’est pas très loin de vouloir assumer le rôle de l’écrivain, et le narrateur lui accorde même de ne pas guillemetter ou italiciser ses canadianismes.

Dans Originaux et détraqués, les dissociations factices entre l’écrivain et le conteur, le narrateur et le rapporteur font partie de la texture même de l’œuvre. Fréchette manie avec virtuosité une technique qui, chez les grands humoristes, a toujours été le grand art : simuler la vérité purement par la forme du discours.

Tout dans Originaux et détraqués demeure vraisemblable, même lorsque le récit s’avère d’une inspiration plus romantique comme ceux de Grelot et de Drapeau. Toute la vérité criante des histoires tient finalement à la distanciation que procure la relative neutralité du narrateur, qui, en termes de comique, joue parfaitement son rôle de contrepitre (straight-man).

Avec Originaux et détraqués, Fréchette a écrit une des œuvres majeures de la littérature québécoise. Un livre qui se doit d’être considéré d’abord comme un classique. Et ensuite, comme la Vulgate de l’humour québécois. Douze types Québecquois ! Malgré son côté La Bruyère, le sous-titre du livre est révélateur. À l’exception de trois portraits trop anecdotiques (Dominique, Cotton, Burns). Fréchette a dressé un véritable inventaire de la panoplie bigarrée des personnages comiques québécois.

Avec le temps, certains d’entre eux ont évolué, d’autres se sont approfondis, quelques-uns se sont amalgamés en un seul, plus complexe, les procédés comiques ont été renouvelés, mais fréquenteraient-ils un tant soit peu les salles de spectacle, de théâtre, de cinéma ou le petit écran, les mêmes types de fous ne tarderaient pas à se reconnaître dans leurs descendants.

Dans la hiérarchie inversée d’Originaux et détraqués, les personnages sont soit pauvres, soit infériorisés, soit dépossédés, soit victimes d’une telle injustice sociale qu’ils en ont perdu la raison. Le sentiment désespérant d’une totale impuissance devant l’arbitraire a renversé leur esprit. La folie, pour Fréchette, est souvent le dernier recours devant l’iniquité de la vie et le rire, la réponse cruelle de la populace, comme il le raconte dans Grelot.

L’arrivée du prince de Galles à Québec, en août 1860, fut l’occasion de grande liesse. Le gros de la foule s’était naturellement porté aux abords du débarcadère et dans la côte de la Montagne, par où le brillant cortège devait passer. C’est dans ce dernier endroit qu’ondulait le flot le plus bruyant et le plus bariolé. Là surtout grouillait le populaire endimanché, tous ceux qui n’ont peur ni des poussées ni de la cohue, la multitude rieuse et folle.

Pendant une accalmie, un étrange incident se produisit. Un vieillard aux cheveux blancs, hérissé, sale, déguenillé, avait réussi à rompre les lignes et descendait la côte entre les deux haies de soldats, l’œil féroce et la main armée d’un énorme gourdin qu’il brandissait d’un air farouche. À cette vue, un éclat de rire colossal, inoubliable, se fit entendre. Puis un cri plus délirant encore retentit d’un bout à l’autre de la montée : Grelot ! Impossible de raconter ce qui suivit. Ce fut un hourvari, un brouhaha indescriptible. Grelot! Grelot! Grelot! criait-on.

J’étais sorti du collège quelques semaines auparavant. Ce fut là ma première expérience sérieuse des choses de la vie. La même population, au même moment, sans passion ni méchanceté, saluant par des acclamations enthousiastes un jeune étranger, beau, heureux, fêté, choyé, tout-puissant, et poursuivant de ses avanies un pauvre vieillard privé de raison, déshérité de tout, pliant sous le fardeau des tristesses de ce monde, mourant de faim peut-être ! J’en ai gardé un souvenir ineffaçable.

Dans Originaux et détraqués, il n’y a pas de grands coups de pied au cul libérateurs. Le comique physique des héros populaires révoltés, comme Till Ulenspiegel ou Robin des Bois, est absent de la palette québécoise. La révolte se dissimule dans le rire, s’enfouit dans le verbe, se réfugie dans les mots mêmes, qui involontairement, malgré eux – puisque les fous qui les utilisent en ont apparemment perdu le sens – continuent de dénoncer l’iniquité de leur destin.

Être les premiers à rire de soi, de façon à ce qu’aucun Autre ne puisse le faire avant soi. C’est la prémisse de l’humour des colonisés ou des opprimés. Son rire est l’envers de la désespérance – ce que Boris Vian appelait la politesse du désespoir.

L’inventaire du comique québécois de Fréchette s’ouvre en se fermant sur le passé et se ferme en s’ouvrant sur l’avenir. Le bedeau Oneille inaugure la suite de portraits. C’est un type comique dont seul un écrivain comme le docteur Ferron savait encore tirer les ficelles, tout comme il était le dernier à recevoir le diable québécois en consultation, ce pauvre diable trompé par des victimes toujours plus malines que lui. La variante québécoise, comme on le sait, n’a aucun lien de parenté avec le diable boiteux de Cazotte ou le démiurge de Gœthe.

Oneille est un homme d’esprit, c’est-à-dire qu’il a une commande supérieure, au commun des mortels, du double sens des mots. Vivant dans les coulisses du pouvoir ecclésiastique, le bedeau Oneille est en quelque sorte par la fesse gauche – la fesse religieuse – un héritier des fous du roi. Richelieu n’avait-il pas lui aussi son Boisrobert ? Son esprit lui permet tout et dans sa bouche les mots sont une arme.

« M’indiqueriez-vous où je pourrais acheter du son ? lui demande un paysan à l’air niais, qui avait une poche à la main. Du son ? fait Oneille avec empressement ; vous ne pouviez pas mieux tomber, j’en vends et j’en ai de plusieurs qualités, venez voir !

Et les voici, l’un devant l’autre, à grimper les escaliers en spirale du clocher à lanternes de la vieille cathédrale, jusqu’à la cage du carillon. Tenez, mon ami, dit Oneille, en faisant tinter le battant d’une des cloches. Voici du son de différents prix, choisissez. J’en vends à tous les baptêmes et à tous les enterrements. »

Homme d’esprit et de finesse, le bedeau Oneille se moque consciemment de la bêtise du cru comme de celle du pouvoir. Il appartient encore à la grande tradition française du comique de cour. À l’époque de Fréchette, c’était déjà un vestige, dont ses héritiers québécois ne conserveront que le côté malicieux, celui des joueux d’tours.

George Lévesque, qui clôt le livre, est aux antipodes du grand bedeau Oneille. Il est un véritable contemporain de Fridolin ou d’Yvon Deschamps. Fort en gueule, beau parleur torrentiel et infatigable, obstineux intraitable et enfileur-virtuose de patois et de jurons pour ponctuer, nuancer, rehausser et marteler sa pensée, Lévesque a complètement perdu le contrôle du sens véritable des mots. Il ne se rend plus compte de ce qui sort de sa bouche. Encore moins, si on s’avise de le contredire.

Célèbre dans tout le bas du fleuve, Lévesque est contre tout : les riches, le pouvoir politique et les curés, parce qu’au fond, il est hors de tout. Il parle dans le vide. Ce qui frappe chez lui, c’est sa solitude. Une solitude qui répond à celle du premier personnage d’Yvon Deschamps.

Pas plus qu’Oneille le bedeau, George Lévesque n’est un fou au même titre que les autres personnages d’Originaux et détraqués. C’est déjà un Québécois ordinaire.