Quel est ce mot que je ne saurais entendre ?

Le portulan de l’histoire

Dans ses Originaux et détraqués, Louis Fréchette nous rapporte la réponse facétieuse d’un bedeau malicieux à un habitant à la recherche de fourrage, de « son », pour ses bêtes. Il entraîne le benêt tout en haut d’un clocher pour lui offrir toute une variété de « sons »… de cloches. Le bedeau Oneille se sert des mots comme attrape-nigaud.

Tout à son opposé, Georges Lévesque, beau parleur torrentiel et ostineux patenté, n’hésite pas à étaler sa version de la bonne parlure.

À cet égard, une de ses tirades emportées prend des proportions picrocholesques. Elle a été provoquée, cette fois, par des clous de girofle que l’enfileur de patois et jurons piquait dans une pièce de jambon. « Écoute, mon ami, c’est en voyageant, qu’on s’instruit, tord-sacre ! ... C’est pas dans les séminaires. Ainsi, pour lorsse, t’entends bien, il ne manque pas, dans ce pays-ci, des ignorants, mardi ! qu’appellent ces choses-la des clous de girofle. Ils savent pas que c’est des cous de girafe, torrieux ! qu’il faut dire, alorsse !... Nonobstant que j’en ai vu un vrai, moi, George Lévesque, un cou de girafe, batèche ! au jardin des Plantes, cré virgule !... Je sais ce que je dis, t’entends bien. À preuve qu’il avait, indubitablement, au moins quinze pieds de long, alorsse !... Des clous de girofle... Si ça fait pas... enfin... suer, t’entends bien… un homme qui sait quelque chose, crime !... »

Entre ces deux pôles, le pince-sans-rire et le jos connaissant, Louis Fréchette décline une gamme comique, où les divers personnages, dont il croque les portraits, se déterminent tous en fonction de leur relative puissance ou impuissance sur les mots.

Si une goutte fait déborder un vase comme l’étincelle met le feu aux poudres, un mot malencontreux peut aller jusqu’à mettre toute une vie sens dessus dessous en moins de deux. Celle de Grelot, par exemple.

Un jour, tout jeune homme, il prononce par inadvertance et hors contexte un mot qui se retourne contre lui sans raison. Plus précisément le mot « grelot ». Par la suite, chaque fois qu’il l’entend, prononcé en sa présence, il sort de ses gonds.

Réduite au silence par le pouvoir politique, habituée à ne jamais dire un mot plus haut que l’autre, la populace, grâce au pauvre Grelot, retrouvait la puissance des mots. Par le pouvoir d’un seul, dont elle abuse cruellement, comme si les réactions violentes de la victime du quolibet compensaient son impuissance collective.

En ce sens, la sublime opposition que Fréchette établit au début de son récit est exemplaire. D’un côté, la pompe militaire qui marque l’entrée à Québec du prince de Galles, et de l’autre, le déchaînement hilare de la foule contre Grelot qui, dans sa rage démente, fout le bordel dans tous les rangs de l’armée. Le pouvoir établi, empesé dans ses uniformes et ses rituels, face à l’anarchie insolente et imprévisible du peuple.

Pour échapper au pouvoir du mot maléfique, Grelot quittera Québec pour Montréal, où son incognito lui procure un certain apaisement. Mais, en rôdant autour de la gare Bonaventure, il est reconnu par des visiteurs de Québec. « Grelot ! Grelot ! Grelot ! » Et tout le cirque recommence. Il revient dans sa ville natale pour y être littéralement traqué en permanence.

La dernière fois où Fréchette l’a aperçu, c’est du haut d’une fenêtre qui donnait sur la rue.

Le pauvre naufragé de la vie faisait peine à voir. Il traînait ses loques en geignant comme un animal égorgé, s’accrochant aux murailles, trébuchant sur les pavés inégaux, nu-tête, ses longues mèches toutes blanches collées sur sa figure noire de sueur et de poussière.

Au rez-de-chaussée, il y avait un petit compartiment éclairé par une espèce de hublot grand comme les deux mains. Au moment où le misérable passait devant l’ouverture, une voix formidable et sans pitié lui lança un « Grelot ! » féroce qui cloua le vieux sur place. La mesure était comble. Flageolant sur ses jambes, il laissa tomber son gourdin, étendit les bras, leva les yeux au ciel et s’écria sur un ton de tristesse inénarrable : « Il y en a jusque dans les murs ! »

Puis viennent les Patriotes, les Drapeau le fou, grand-père, père et petit-fils. Le seul son de l’anglais, langue haïe pour son omnipotence, les met hors d’eux. Sa seule défense les rend étrangers à eux-mêmes à en battre la campagne.

En 1763, le curé de Saint-Michel-de-Bellechasse prêche l’obéissance et la soumission au Conquérant quand un homme se lève dans la nef pour l’apostropher. « Monsieur le curé, voilà assez longtemps que vous prêchez pour les Anglais, prêchez donc un peu pour le Bon Dieu maintenant ». Et il sort de l’église en chantant à tue-tête : « À cheval gens d’armes ! / À pied Bourguignons ! / Montons en Champagne ! / Les Anglais y sont ! » Il était devenu fou.

Son fils, après la défaite de Waterloo en 1815, et son petit fils, en 1837, hériteront de la même manie obsessionnelle d’exhorter la population à prendre les armes et à monter en Champagne parce que les Anglais y sont. Un type de folie, précise Fréchette, que même les enfants entouraient d’une certaine déférence. Les Drapeau commandent la même crainte respectueuse que les Amérindiens manifestent pour les pauvres d’esprit.

Avec Chouinard, dit Livier Chouinard, Fréchette trace cette fois le portrait de l’ancêtre d’un prototype québécois, toujours sur la brèche d’un combat avec les mots dont l’issue est toujours aussi douteuse.

Livier, c’est l’illettré. À partir de sons entendus et déformés, il reconstitue une autre langue plus égrillarde, plus profane et absolument réfractaire à tout vocabulaire technique. Bref, une joyeuse enfilade de mots cocufiés par leur propre sonorité.

Le collégien Fréchette se souvenait que Chouinard avait une manière à lui de prier le Bon Dieu. Toutes les expressions du catéchisme et du rituel s’y rencontraient dans un salmigondis de latin et de français, mélangé à la diable, sans queue ni tête, ni sens ni logique.

Mais nulle part ailleurs que dans le Pater noster son talent de traducteur ne brillait avec autant d’éclat. C’était un vrai tour de force. Qui es in cœlis devenait « qui est-ce qui sait lire ? ». Sanctificatur nomen tuum, « son p’tit-fils Arthur ramène-ty l’homme ». Sicut in cœlo et in terra, « si tu t’salis, salaud, tu t’néterras ». Et ainsi sans broncher jusqu’à Sed libera nos a malo, qui devenait, en passant par je ne sais quelle filière : « de Saint-Morissette à Saint-Malo ».

Cette langue absolument loufoque était condamnée à disparaître avec Olivier Chouinard, mort gelé ben raide, le long d’une route déserte qui bordait le fleuve. À quelques arpents sans doute d’un endroit où un avocat de Rimouski l’avait croisé un matin de novembre 1863, par une journée pluvieuse et glaciale.

Arpentant la grande route, la main devant les yeux, Chouinard était chaudement enveloppé d’une grande casaque bleu-clair, avec pantalon en pinchina, képi bordé de jaune et bottes d’ordonnance, enfin en uniforme militaire yankee complet.

Comment, c’est toi, Olivier ? dit l’avocat.

Oui, hi hi ! c’est Livier !

D’où viens-tu dans cet accoutrement ?

Viens de la guerre !

Aux États ?

Te cré !

C’était justement pendant la guerre de Sécession. Le pauvre diable était tombé dans les filets des nombreux embaucheurs qui parcouraient les campagnes en quête de recrues.

Quand es-tu parti ?

Trois mois ! gros paquet d’argent... hi hi !...

Et tu t’es battu ?

A te cré !... Canons, fusils, pif ! paf !... Tombais, relevais, parlais anglais... Pas drôle, va !

Tu n’avais pas peur ?

Non, Livier brave ... Les autres tuaient Livier, mais Livier tuait les autres étout... hi !

Et puis ?

Livier ennuyé... Livier sauvé.

Jamais guerre n’aurait été résumée avec autant de concision.

Pour ce pauvre Grelot, le mot était un en soi absurde qui se suffisait à lui-même. Dupil perd tout aussi le Nord à la seule mention d’un mot : « Père ! » Rappel d’une injustice dont il a été victime. Dont il est toujours victime.

La collusion des pouvoirs civils et ecclésiastiques, dans un procès perdu, l’a fait vieillir prématurément et transformé le riche héritier qu’il était en ce qu’il est devenu pour les autres : le père Dupil.

Je crois le voir encore, sale et terreux, déguenillé, l’œil torve et la bouche amère, son brûle-gueule aux dents, chambouler à travers les rues, bâton en mains et ferblanterie en bandoulière.

Une femme du peuple eut un jour la malencontreuse inspiration de lui faire cette remarque : « Mais ils n’ont pas de fond vos gobelets, père Dupil. »

« J’suis pas père ! répondit-il furieux ; mais j’peux leur en mettre, des fonds, à mes gobelets, et à toi aussi, espèce de bourrique ! » Le nom de Père Dupil l’exaspérait hors de toute expression. Il suffisait de lui dire: Bonjour, père ! pour le mettre en fureur. « J’suis pas père ! criait-il en grinçant des dents. J’suis pas père ! J’ai jamais été père ! » Et il se précipitait sur les importuns avec son bâton.

Cette apostrophe quotidienne le ramène à son impuissance initiale devant ces abus de pouvoir, qui ont fini par se réduire à un seul mot, qui se confond avec ce qu’ils ont fait de lui. Dupil est une évolution de la furie de Grelot, si l’on peut dire, puisque c’est l’existence elle-même de la société qui le maintient dans sa folie.

Quant à Cardinal, le précieux qui « perle » bien, et à Saint-Aubin, le boute-en-train de la rimette crapaude, ces deux types ont toujours une place dans le bottin du comique.

Cardinal est devenu madame de Courval dans les Belles-Sœurs de Tremblay, avec la nuance qu’elle ne ridiculise qu’elle-même. Tout en employant également des mots savants à mauvais escient, Cardinal, avec l’aide généreuse de Fréchette, raille simultanément toutes les institutions politiques ou religieuses qu’il vénère.

Le journaliste parlementaire Fréchette avait fréquenté Leroux, dit Cardinal, du temps où ce dernier était chef des huissiers du parlement et qu’il donnait lustre à son titre de messager en chef.

Tout comme cette bonne servante de presbytère, qui disait d’abord : « La vache à M. le curé ; puis : Notre vache ; et enfin : Ma vache ! » il s’était, petit à petit, persuadé que le parlement lui appartenait. Il considérait les députés comme ses commensaux.

Mais il était toujours si poli, si accueillant, si empressé ; il se mettait si volontiers au service de tout le monde, que tout le monde l’aimait. Les ministres même encourageaient sa douce manie par des déférences excessives qui le transportaient dans un monde de ravissement. Ils allaient quelquefois jusqu’à le consulter.

Eh bien, monsieur Cardinal, lui disait-on, que pensez-vous de l’état politique du moment ? Quel est votre avis sur la situation ?

Ma foi, monsieur le ministre, répondait-il, je crois le gouvernement bien corroboré, mais, sans vous offenser, l’opposition est bien contiguë.

Croyez-vous que la session soit longue ?

Dame, c’est très péripathétique à dire, avant l’approximativité des estimés.

Serait-il de passage à l’Assemblée nationale de nos jours, Cardinal serait sans doute « jubilant » de constater que tout l’appareil gouvernemental a adopté l’approximation panoramique comme langue de communication.