Laissez Laurier parachever son œuvre !

Le portulan de l’histoire

Les poètes farfelus fermaient la marche des Originaux et détraqués. Marcel Aubin n’était pas pauvre, même s’il « vardait et vacabonnait », raconte Louis Fréchette. « Bohème et franc buveur, il allait à petites journées, dînant chez celui-ci, soupant chez celui-là, agaçant les femmes revêches, suivi et acclamé par des groupes d’enfants rieurs, payant son écot en chansons et complaintes de toutes sortes, et répondant généralement en rimettes aux questions et aux observations, avec une présence d’esprit sans pareille ».

Pour désigner un vagabond, un sans-souci, un farceur ou un fumiste, on disait : « C’est un Marcel Aubin ! » Et pour rabrouer un moutard trop fainéant : « Fais pas ton espèce de Marcel Aubin ! » L’intimé en était conscient et se plaisait à en étriver ses hôtes en trois rimes : « Quand, parmi les bambins, / Y a-t-un p’tit chérubin, / On l’nomm’ Marcel Aubin ! »

Le rimeur prenait un coup solide. Ce qui, nous assure-t-on, n’altérait ni sa verve poétique ni sa présence d’esprit. Lors d’une sauterie, une bonne dame, dont l’époux est un ivrogne invétéré, fait remarquer à Aubin qu’il oscille un peu trop du plumet. La riposte fuse. « Mam’ Barbin, j’vous en prie, / M’mérite pas vot’ mépris ; / Si j’ai un peu trop pris, / J’suis pas un mal appris, / Et j’ai tout mon esprit ; / Ce qui vous prouve ben, / Ma chèr’ madam’ Barbin, / Que c’est pas vot’ mari, / Mais qu’c’est Marcel Aubin ! »

Il n’est pas le seul à rimer ferme. Le père Louison Boisvert est également rimailleur. Les deux hommes se connaissent de réputation. Un soir, le nez un peu piqué, Aubin se décide à affronter son rival. Il se rend chez lui et l’aborde en empruntant son ton le plus doucereux.

« Mon cher monsieur Boisvert, / Vous qu’avez l’cœur ouvert, / Quoiqu’ j’aie pris un p’tit verre, / je vous jur’ sus l’calvaire / Qu’y a personn’ que j’révére / Plus qu’vous dans l’univers; / Et j’vous demande à couvert ! / Pourquoi d’un œil pervers / Me regarder d’travers ? »

Le visage de son confrère en rimes reste de marbre. Le père Louison le coupe, dégaine et vide son chargeur à rimettes : « Toi, mon maudit chien vert, / File! Où j’te flanque en r’vers / Un’ tripotée d’bois vert / Qu’est pas piquée des vers ! »

Aubin est déjà un homme de spectacle. Il use de sa naïveté factice à bon escient et pratique l’art de faire rire, en se montrant plus naïf qu’il ne l’est vraiment. Il aura une nombreuse descendance.

Dans toute cette distribution comique dépareillée, Grosperrin est le seul à traiter Fréchette sur un pied d’égalité lorsqu’ils se croisent en public. Il se proclame poète et confrère. Plus même ! « Philosophe cosmopolite, enfant de l’humanité, habitant de la planète qu’on appelle le globe terrestre ! » Ouvrier, savetier, aboyeur de foire et versificateur populaire sur les sujets de l’heure, il présente des spectacles risibles et souvent dérisoires.

Grosperrin se fait une gloire de ne pas savoir écrire. Aussitôt le poème composé dans sa tête, il le dicte à n’importe qui peut le coucher sur papier et court chez l’imprimeur pour le vendre tout chaud à la criée, avant que le sujet ne refroidisse.

Natif de Québec, le poète se considère comme le seul rival sérieux de Victor Hugo. « Il le sait bien du reste et c’est pour cela qu’il n’a jamais pu me sentir. Pardi, c’est pas difficile de se faire un nom quand on a ses avantages. Il sait l’orthographe, lui. Il peut écrire ses vers lui-même. C’est sa supériorité sur moi ». Entendez la seule !

Le philosophe cordonnier ne craint pas la comparaison : « Hugo s’est enrichi de prose misérable : / Mon vers me ruinera, bien qu’il soit admirable. / Ces poètes heureux sont marchands de paroles : / Dans leur caisse nos maux se changent en pistoles ». C’est bien ce qui le turlupine, les « pistoles » de l’auteur des Misérables.

Grosperrin, convient Fréchette, était un faiseux assez roublard. Son heure de gloire fut sa Complainte sur l’exécution de John Meehan, un meurtrier irlandais condamné à mourir par pendaison. Le jour de l’exécution publique, devant une foule immense, au moment où le bourreau passait la corde au cou du supplicié, une voix « formidable et bien connue » retentit dans la foule.

C’était Grosperrin qui chantait : « Johnne Meehan, pour expier ton crime, / La corde au cou, te voilà donc ci-haut ! » Or, si solennelle que fût sa complainte pour la circonstance, personne n’y put rien, se souvient Fréchette. « Ce fut au milieu d’un éclat de rire homérique que Johnne Meehan passa de vie à trépas ».

L’humour macabre (Gallows humor), une spécialité anglaise, donne habituellement la parole au futur pendu ou décapité. Sir Thomas Moore, en montant à l’échafaud, dit à l’officier qui l’accompagnait : « Aidez-moi à monter les marches, je vous prie. Pour redescendre, je m’arrangerai tout seul ! » L’apport inédit du rire québécois à l’humour macabre est une foule saisie d’un fou rire irrépressible, pendant que le pendu hoquette de concert au bout de sa corde.

Compte tenu de la nature singulière d’Originaux et détraqués, le lecteur peut s’étonner que son auteur ait choisi de dédicacer son ouvrage à un « député au Parlement fédéral ».

Quelle mouche a piqué Fréchette de lui dédier un livre sur le comique québécois, dont la pratique de l’autodérision est par nature une réaction à la colonisation par une classe dominante. Précisément celle-là même dont son « ami d’enfance » est un digne représentant. Qui est ce mystérieux James D. Edgar ?

On l’imagine facilement assez grand, avec une tête d’époque, le crâne dégarni, le visage rougeaud, jovial et moustachu, au sortir d’un souper bien arrosé, en chemin vers le billard ou le fumoir, prenant le bras de Fréchette et lui déclarant sur un ton obligeant : A damn good book, Louie !

James David Edgar est né à Hatley dans les Cantons de l’Est. Il a fait ses études à Lennoxville, puis à Québec, qu’il quitte pour Toronto avant d’atteindre la vingtaine. Bref, toute sa carrière sera ontarienne, comme avocat ou entrepreneur dans les chemins de fer.

Échevin à Toronto, candidat libéral défait à la législature ontarienne, James D. Edgar est élu député au fédéral en 1872, sous la bannière libérale, et défait en 1874, lors de la première prise de pouvoir du parti libéral à Ottawa. Le chemin inverse de Louis Fréchette défait en 1872 sous la même bannière et élu en 1874. Donc, ils n’ont pas siégé ensemble.

Pour trouver un quelconque lien avec le Québec, il faut attendre les années 80. Le sectarisme outrancier de la Protestant Protective Association est florissant en Ontario. Edgar s’élève alors publiquement contre ce parti politique anticatholique, inféodé au Parti conservateur provincial. Il prêche la bonne entente et la coopération entre les Anglais et les Français, aussi bien qu’entre les Protestants et les Catholiques. C’est un cas d’espèce.

Le coup de chapeau de Fréchette s’explique par une affinité de pensée politique. C’est la même doctrine de bonne entente qui va porter Wilfrid Laurier au pouvoir en 1896.

En même temps, aux élections de 1897, qui vont amener les libéraux de Félix-Gabriel Marchand aux commandes à Québec, le côté Mark Twain de Fréchette ne peut s’empêcher de regretter que l’éternel candidat malheureux du comté de Bellechasse, Xavier Bélanger, ait accroché ses patins définitivement.

Tous les fins connaisseurs de discours d’élection s’accordent. La retraite de ce glorieux original est une perte irremplaçable pour l’art oratoire du cru. Sans lui, les campagnes électorales ne seront plus jamais les mêmes.

L’éternel candidat malheureux ne fait pas des discours, il est un discours. Bélanger est à la rhétorique ce que les peintres naïfs sont au clair-obscur classique : un feu d’artifice. « Messieurs les électeurs, il est bien saignant pour un pauvre cultivateur comme moi d’oser prendre la parole après les nobles et illuminés orateurs que vous venez d’entendre.

« Sans vouloir comparer leur château de lumières et le palais de leur expérience au cabinet privé de mes réflexions personnelles, je ne peux m’empêcher de vous répéter ici à huis clos ce que je voudrais répéter en public, c’est que les sphères de notre beau comté sont beaucoup trop étroites pour la salubrité de nos finances.

« Et à qui devons-nous ce triste état de choses? Je le dis avec un poignard dans le cœur, nous le devons aux traîtres qui nous ont vilipendés, qui nous ont anéantisés, qui nous ont stéréotypés — oui, messieurs, l’expression n’est pas trop forte, je le répète — qui nous ont stéréotypés, jusqu’à ce que nous avons été nous échouer avec le vaisseau de la Confédération sur le roc et les tufs de la frénésie sociale. »

Bélanger a vu l’avenir et il est radieux.

« Consolons-nous, mes amis, je vois une Ère nouvelle s’élever devant nos regards comme un arc-en-ciel qui porte dans sa main la palme sacrée de la concorde, de la fraternité, des réformes et du progrès. » Bélanger s’est tu ! Vive Bélanger !

L’espoir suscité par Wilfrid Laurier au Canada français n’a été qu’un feu de branches humides. Il sera finalement étouffé en 1917 par la députation libérale ontarienne qui traverse le parquet de la Chambre pour se joindre en bloc aux conservateurs contre le Québec anticonscriptionniste.

Ce simulacre récurrent de bonne entente politique a engendré une longue suite de statu quo dévolutifs, où chaque nouvelle mouture éclaircit les rangs du Canada français et pousse de plus en plus le Québec dans ses retranchements.

La typologie du comique québécois et sa trâlée de handicapés de tout acabit, du cœur, de la langue, de la famille ou de la société, de la petite vie ou de la misère, est cautionnée dans son autodérision par ces statu quo.

L’héritier moderne des Originaux et détraqués de Fréchette est le personnage du « gars qui a un bon boss » d’Yvon Deschamps. Sa mise à mort sur scène, orchestrée par son créateur, demeure un moment clé de l’évolution de la conscience comique au Québec. Deschamps a expliqué qu’il devait mettre fin aux jours de ce type de personnage parce qu’il ne lui permettait plus de traduire le « presque pays » qu’était devenu le Québec.

L’apolitisme exacerbé de l’industrie contemporaine de l’humour est non seulement l’illustration et la confirmation du retour au statu quo ante referendum, mais sa conséquence première. Le rire ne peut être politique que lorsque le Québec se veut souverain ou indépendant.

En 1900-1901, Fréchette trempe sa plume dans la même encre vagabonde que celle de ses Originaux et détraqués pour publier en feuilleton, dans Le Monde Illustré, ses souvenirs d’enfance. Ils ne seront réunis en volume que soixante ans plus tard, sous le titre de Mémoires intimes.

Dans les années suivantes, il prépare la publication de ses œuvres complètes, en 16 tomes. Elles ne trouveront un éditeur preneur, Beauchemin, qu’en 1908. Et encore pour les seuls trois premiers tomes, qu’il ne verra pas paraître.

La même année, le slogan libéral de la campagne électorale fédérale claironne sur toutes les tribunes : « Laissez Laurier parachever son œuvre ! » Qui est de créer le Canada au détriment du Québec.

L’homme « à la parole d’argent » s’adonne cette fois à l’envolée lyrique. « Le printemps a fait place aux neiges de l’hiver, s’épanche-t-il, mais quoi qu’il en soit des ravages du temps, mon cœur est encore jeune ».

Celui de Louis Fréchette s’est arrêté le 30 mai. Il avait écrit : « Quand le terme viendra de ma course éphémère / je pencherai ma tête et je m’endormirai ».

Atteint subitement d’une congestion cérébrale, l’homme de contes et de lettres s’est effondré sur la pelouse de l’Institut des Sourdes-Muettes, où il s’était retiré avec sa fem­me.

Dans sa main, le poète tenait un joli bouquet de fleurs pour elle.