Harper et Trudeau &#58 deux formes d’ingérence

L’Ukraine dans la tourmente d’une restructuration des sphères d’influence et la longue histoire de l’ingérence canadienne dans les affaires ukrainiennes et russes

Les interventions du ministre des Affaires étrangères John Baird et du premier ministre Stephen Harper n’étaient pas les premières ingérences canadiennes dans les affaires ukrainiennes. Dans un article du Globe and Mail (14 avril 2007), le journaliste Mark MacKinnon nous a appris que des diplomates et des politiciens canadiens ont joué un rôle de premier plan dans la « Révolution orange » de 2004.

L’ambassade canadienne aurait versé plus d’un demi-million de dollars et aurait organisé des réunions secrètes avec les représentants de 28 ambassades de pays occidentaux pour influencer le résultat de l’élection.

Un Canadien d’origine ukrainienne, M. Wrzesnewskyj, s’est vanté à l’époque d’avoir investi 250 000 $ de sa fortune personnelle dans l’élection en faisant transiter les fonds par l’intermédiaire de l’Université de l’Alberta. Il a parrainé le contingent de 500 observateurs venus du Canada à même des fonds fédéraux et de 500 autres Ukrainiens venus de façon « indépendante ».

Dernièrement, le journaliste Mark MacKinnon est revenu à la charge pour montrer comment le gouvernement de Stephen Harper a ignoré la Russie, contribuant à ce que « l’Ouest perde Poutine ». (« How The West lost Putin », Globe and Mail, 8/03/24).

Stephen Harper est le seul membre du G-7 qui n’a pas effectué de visite officielle à Moscou. Bien plus, lorsqu’interrogé par MacKinnon sur l’état des relations entre le Canada et la Russie, le ministre des Affaires étrangères John Baird a avoué ne pas se rappeler d’une seule rencontre en tête-à-tête avec son homologue russe Sergei Lavrov.

MacKinnon soutient que le présent retour à la Guerre froide n’était pas inévitable. Poutine est arrivé au Kremlin, il y a 15 ans, au beau milieu d’une lutte de pouvoir entre les siloviki, des hommes venus du KGB, partisans de la manière forte, et les réformateurs, qui étaient d’anciens collaborateurs de Yeltsine.

Selon MacKinnon, Poutine hésitait alors entre les deux tendances. Pour montrer son ouverture à l’Occident, il a été le premier leader étranger à téléphoner à Bush, au lendemain des attentats du 11 septembre, pour lui offrir sa collaboration. La Russie partage alors des renseignements avec les services secrets américains et ouvre son espace aérien aux avions américains pour l’invasion de l’Afghanistan.

Mais les siloviki prendront de l’ascendant sur Poutine lors de l’invasion de l’Irak et des révolutions de « couleur » en Géorgie et en Ukraine. Ces deux soulèvements ont été activement soutenus par des ONG grassement financées par la National Endowment for Democracy, une organisation paravent de la CIA.

Les siloviki ont réussi à convaincre Poutine que la politique occidentale était de maintenir la Russie faible comme à l’époque de Yelstine, et de faire tomber dans l’orbite occidentale les pays autrefois dans la sphère d’influence de la Russie.

Quand Obama arrive au pouvoir en 2008, il veut « remettre les compteurs à zéro » dans les relations entre la Russie et les États-Unis. Poutine joue le jeu et accepte l’établissement d’une zone d’interdiction de vol au-dessus de la Libye en 2011, en s’abstenant de recourir à son veto au Conseil de sécurité des Nations Unies.

Mais il est furieux lorsqu’il voit que les Occidentaux manquent à leur parole, transgressent la résolution de l’ONU, et aident les rebelles à renverser Khadafi, un allié de la Russie.

Pour ajouter à l’affront, Hillary Clinton nomme Michael McFaul comme ambassadeur à Moscou, un expert dans l’organisation des soulèvements populaires contre des régimes autocrates. McFaul est l’auteur d’un livre au titre provocateur : « Russia’s Unfinished Revolution : Political Change from Gorbachev to Putin ».

L’ingérence du gouvernement canadien dans les affaires ukrainiennes et russes surprend à cause de son caractère belliqueux, mais elle n’est pas sans précédent. Le Canada, bien que cela soit peu connu, a souvent joué un rôle important à l’égard de la Russie, même si cette ingérence prenait une forme fort différente.

Au cours des années 1970 et 1980, le premier ministre Pierre Elliot Trudeau a tissé des liens personnels avec l’ambassadeur de l’Union soviétique au Canada, Alexandre Yakovlev, considéré comme le père de la glasnost et de la perestroïka.

Leurs liens d’amitié étaient tels que les enfants de Trudeau considéraient Yakovlev comme leur oncle. C’est à cause de ce dernier qu’Alexandre, un des fils de Trudeau, est connu sous le nom de Sacha, diminutif russe pour Alexandre.

Exclu des hautes sphères du Parti communiste pour ses positions jugées trop éloignées de la ligne du parti, Yakovlev a été envoyé en exil au Canada à titre d’ambassadeur en 1973.

Quand Gorbatchev a été nommé au Politburo, Yakovlev a senti que les choses pouvaient tourner à son avantage et il a fait des pieds et des mains pour que Gorbatchev effectue un voyage au Canada. Ce n’est qu’après la mort de Brejnev et l’arrivée au pouvoir d’Andropov, dont Gorbatchev était le protégé, que ce projet a pu se réaliser.

Pour ce faire, Yakovlev s’est lié d’amitié avec le ministre de l’Agriculture Eugene Whelan et l’a convaincu d’effectuer un voyage en URSS, afin que ce dernier puisse inviter au Canada Mikhael Gorbatchev, alors responsable de l’agriculture en URSS.

Pendant son voyage au Canada, Gorbatchev a rencontré à plusieurs reprises le premier ministre Trudeau, même si cela enfreignait le protocole. Yakovlev accompagne Gorbatchev dans son périple canadien, mais il a surtout un entretien privé avec lui dans le jardin du ministre Whelan, où il lui expose ses idées de réformes en profondeur de l’URSS. Dans ses mémoires, Yakovlev déclare qu’on y a discuté de 80 % de ce qui constituera la perestroïka.

À son retour à Moscou, Gorbatchev rapatrie Yakovlev qui deviendra son principal conseiller. Yakovlev portera, dans le sérail soviétique des années 1980, le surnom que la France révolutionnaire et napoléonienne avait attribué à Talleyrand : « Le Diable boiteux ».

Yakovlev sera accusé par les communistes russes et le KGB d’être un agent de la CIA. Il aurait été « retourné » lors d’un séjour aux États-Unis en 1958. Il faisait alors partie d’un groupe de 17 étudiants soviétiques venus étudier aux États-Unis dans le cadre du premier échange d’étudiants entre les deux pays.

Yakovlev a étudié à l’Université Columbia avec Oleg Kalouguine. En juin 2002, ce dernier, qui avait atteint le grade de général-major du KGB, fut condamné par contumace à 15 ans de prison pour la divulgation de secrets d’État. Il était alors réfugié politique aux États-Unis.

L’histoire d’Alexandre Yakovlev et de ses liens privilégiés avec Pierre Elliot Trudeau est racontée dans le livre de Christopher Shulgan, The Soviet Ambassador. The Making of the Radical Behind Perestroika (McClelland & Stewart, 2008)

Même si elle prenait, à l’époque, une autre forme que l’intervention actuelle du gouvernement Harper, la politique du gouvernement Trudeau en était également une d’ingérence dans les affaires de l’Union soviétique. Dans les deux cas, il y a une volonté d’affaiblir la Russie.