Le ciel sera bleu marial et l’enfer, rouge patriote

Le portulan de l’histoire

En 1837, lorsque la jeune princesse Victoria accède au trône d’Angleterre, elle se confie à son journal. « Je n’arrive pas à exprimer toute la fierté que je ressens d’être la souveraine d’une telle nation ». Il faut préciser qu’elle se perçoit d’abord et avant tout comme la reine d’une île, dont la population est composée de 14 millions d’Anglais. Comme une grande partie de ses sujets, elle connaît peu de choses de l’Écosse ou de l’Irlande et encore moins de son empire.

Au fil des traités et des appropriations, les ministères britanniques de la Guerre et des Colonies – auxquels il faut ajouter les compagnies marchandes privées – ont accumulé un butin territorial considérable : plus de deux millions de milles carrés, occupés par plus de 100 millions d’habitants. Orchestrée par la East India Company, la plus importante de ces conquêtes est l’Inde, où 50 000 Britanniques règnent sur 90 millions d’Indiens.

Pour les Anglais, l’événement politique capital de l’année 1837 ne sera pas la répression d’une turbulence dans le Bas-Canada, mais l’abolition de l’esclavage. Cet acte du Parlement est le chant du cygne de l’ancien empire qui n’osait pas porter son nom et l’acte de baptême du nouveau qui le proclamera sur les cinq continents.

L’ère victorienne débute par un grand geste de libération des Noirs, fortement commandé par une mouvance religieuse protestante. L’influence du mouvement évangéliste était assez large pour infléchir la politique gouvernementale. Le ministre des Affaires étrangères, lord Palmerston, estime alors que la raison commerçante ne peut à elle seule justifier l’impérialisme colonial. « L’empire, déclare-t-il, se doit d’apporter la civilisation dans une main et la paix dans l’autre ».

En émancipant les Noirs, l’Angleterre s’est refait une virginité. Elle s’est donné bonne conscience et bonne presse. Mais le coût commercial se révèle exorbitant. L’adoption de l’abolition a provoqué une crise économique. De l’Afrique aux îles Maurice et autres, les plantations sont retournées en friche et l’industrie sucrière est totalement ruinée. Plus la pauvreté s’accroît dans les colonies, plus les faillites se multiplient pour la bourgeoisie esclavagiste londonienne.

Qu’à cela ne tienne ! Organisateurs infatigables de manifestations de protestation et rédacteurs redoutables de brochures stigmatisant tous les vices de la société, dont l’esclavage, les évangélistes se révèlent des propagandistes de haut vol.

À un point tel que, durant les trente premières années du règne victorien, la principale responsabilité des navires de la Royal Navy a été la poursuite et l’arraisonnement des négriers sur toutes les mers. Cette chasse n’était pas qu’« humanitaire », elle était également lucrative pour les chasseurs de prime : cinq livres par tête vivante et la moitié moins pour ceux qui mouraient en route, lesquels constituaient la plupart du temps le quart de la cargaison.

La « haute moralité » de cette opération libératrice masquait sa véritable motivation : tarir les ressources en main d’œuvre des pays esclavagistes compétiteurs de l’Angleterre. En premier lieu les États-Unis. Avec un bémol persistant ! Les bateaux négriers américains étaient généralement plus rapides que les vaisseaux patrouilleurs de Sa Majesté.

Les missionnaires protestants – qui ne sont pas insensibles aux accommodements raisonnables avec le commerce – ont pris la relève des marchands pour assurer l’expansion du nouvel empire, doté désormais d’une mission civilisatrice et d’un mode d’emploi, la Bible.

Le modèle mariage de raison de l’évangélisme et du commerce s’est propagé jusque dans les coins les plus reculés. Au Canada, la Hudson Bay’s Company a décrété que, dans tous les postes de traite des fourrures des Pays d’en Haut, il y aurait désormais office, tous les dimanches, pour l’instruction et la civilisation des Indiens. Bref, ils seront exploités pour le profit de la compagnie et convertis pour le salut de leur âme.

Depuis le début du siècle, le grand vent évangéliste qui souffle sur l’Empire britannique s’est également levé sur l’Amérique du Nord. Dans les années 1840, il n’était pas rare que des voyageurs traversant la Nouvelle-Angleterre soient interpellés le long du chemin par une surprenante invitation, inscrite sur des panneaux ou de grosses roches, voire sur le flanc d’une falaise : « Prépare-toi à rencontrer ton Créateur ! »

Le mouvement de renouveau religieux protestant qu’on a appelé le Second Réveil est à son zénith aux États-Unis. Sa croyance veut que la ferveur de la foi et l’assainissement des mœurs préparent le Second retour du Christ. Pour être sauvé, le repentir des péchés ne suffit pas. Le « converti » – on pourrait même dire le « reconverti » (born again) – doit s’engager dans le redressement moral de la société, c’est-à-dire en extirper le péché sous toutes ses ­formes.

L’imminence de ce Second retour du Christ a installé un sentiment d’urgence qui pousse à l’hystérie. La fréquentation des églises augmente. Les séances de ravivement de la foi (revivals) pullulent. Une équipe de « prêcheurs » itinérants, issus du milieu populaire, sillonnent la Nouvelle-Angleterre. Ils vont de village en village et de ville en ville pour maintenir l’ardeur du retour à la pureté de l’ancienne religion (the old time religion).

Pour réformer la société et transformer les individus, les Églises ont dû investir le domaine politique. Soit en obtenant des changements législatifs, soit en créant des institutions parallèles qui prendront en charge ce qui est négligé par l’État : l’éducation et la santé. Ce faisant, elles ont développé une infrastructure religieuse, composée de réseaux sociaux, de maisons d’enseignement et d’une presse religieuse. Bref, l’Évangélisme missionnaire protestant tel qu’on le connaît depuis.

En 1840, le Bas-Canada sera touché à son tour par ce même grand vent de renouveau de la foi qui balaye le continent. Il origine de France avec un endossement inattendu des États-Unis.

En 1815, en réponse à l’abdication définitive de Napoléon, le pape Pie VII a confié à Monseigneur Charles-Auguste-Marie-Joseph de Forbin-Janson la tâche de réévangiliser la France. Issu d’une famille aristocratique légitimiste qui a émigré pendant la Révolution, antirépublicain viscéral et grand pourfendeur de francs-maçons, l’évêque de Nancy est tout à fait désigné pour prêcher une double restauration : celle de la foi et celle de la monarchie. C’est un orateur sacré prodigieux et éminemment théâtral, ne s’interdisant aucun effet de manche pour subjuguer ses auditoires partout où il passe. Et il est partout en France.

En 1830, lors de la Révolution de juillet qui provoque la chute de Charles X, Forbin-Janson est le premier visé dans la mire des émeutiers de Nancy. Son évêché est saccagé et le séminaire incendié. Il va de soi qu’avec Louis-Philippe d’Orléans à la tête de l’État, le prélat ultraroyaliste est persona non grata auprès d’un roi citoyen qui a voté la mort de Louis XVI. Entravé dans sa mission apostolique, Forbin-Janson décide, avec l’encouragement du pape, d’exercer son ministère outremer, en Amérique du Nord.

Il part pour New York en 1839. Dès sa première prestation, le prédicateur fait un malheur. Non sans raison. En plus de la théâtralité oratoire du spectacle, son message évangélique est en phase avec le modus operandi des preachers évangélistes américains. Dénonciation, effroi de l’enfer, repentir et conversion.

Une seule divergence entre les deux approches, leurs finalités. La conversion, pour les catholiques, mène à la confession, qui conduit à l’absolution et à la communion (l’eucharistie), impliquant en bout de piste, la soumission, l’acceptation et le désengagement social et politique. L’opposé du prérequis moral exigé par le Réveil protestant : la prise en main de sa vie par le converti et un engagement dans la lutte pour le progrès social.

Après une tournée triomphale de Philadelphie à Baltimore, en passant par Saint-Louis et La Nouvelle-Orléans, Forbin-Janson inaugure sa tournée du Bas-Canada à Québec, en décembre 1840. Prévue pour une semaine, la retraite qu’il a prêchée s’est étendue sur plus de vingt jours et a été suivie régulièrement par 6 000 ­personnes.

Dans le climat de prostration politique qui afflige les Canayens, la performance de Forbin-Janson tombe à point. Elle suscite un accueil frénétique qui s’apparente au délire et provoque un assentiment émotif qui va à l’encontre d’une adhésion réfléchie.

De toute évidence, c’était l’effet recherché et obtenu par le prédicateur qui n’hésite pas à s’en féliciter. « Cet hiver, à Montréal, et dans vingt villages de ce diocèse, et aux Trois-Rivières, il fallait voir les vrais prodiges de la Graine divine dans la conversion de milliers et de milliers d’âmes. Quinze à vingt confesseurs, au moins et quelquefois, trente-six travaillant jour et nuit et des semaines entières ; chaque jour 800 et 900 communions et les larmes si abondantes que la terre en était, exactement parlant, mouillée en dessous de la tête des pénitents ».

De plus, la tournée de l’hiver 1841 prend des proportions épiques. « Dans les petites villes ou bourgades, il n’y avait plus de place pour loger les hommes et les chevaux, on couvrait les bêtes de peaux pour les garantir d’un froid de 20 à 28 degrés de Réaumur. 700 à 800 personnes, et quelquefois 1 000 à 2 000, qui ne pouvaient plus rester dans les églises, entendaient les instructions en dehors, la porte ouverte, ou bien perchées sur des tas de neige, 30 à 60 à chacune des fenêtres et cela par un froid si rigoureux. Quelquefois, 100 à 120 petites voitures me suivaient, ou venaient à ma rencontre, en glissant sur la neige ».

À Montréal, presque tous les notables, et quasiment toute la ville, ont suivi la retraite prêchée à Notre-Dame par Mgr Forbin-Janson. Tous les soirs, à l’intention des absents, la cloche de trois des principales églises de la métropole sonnait un glas plaintif, évoquant pendant un quart d’heure l’agonie du pécheur. Tous les fidèles montréalais, où qu’ils se trouvent, devaient alors réciter trois Pater et trois Ave pour supplier la Providence de fléchir les impénitents récalcitrants. La performance survoltée du prêcheur, qui travaille le sentiment de culpabilité de son public en le chauffant à bloc, appelle un dénouement dramatique. Un coup de théâtre ! « À genoux, pécheurs, repentez-vous ! »

Dans le silence écrasant qui a envahi la nef et le chœur de Notre-Dame, Monseigneur Bourget se lève de son siège et se dépouille cérémonieusement de tous les insignes de son rang. Puis, dans l’attitude humiliée du pénitent, agenouillé à son prie-Dieu, un flambeau à son côté, l’héritier spirituel de Mgr Lartigue prononce la formule d’amende honorable au nom de l’assistance prosternée. À ce moment-là, il n’est plus leur évêque, mais toute une nation, en attente de pardon, qui fait amendement pour la terrible faute qu’elle a commise lorsqu’elle a contesté l’autorité de Dieu, de l’État et de l’Église, à Saint-Denis, à Saint-Eustache et à Odelltown.

Pierre Joseph Olivier Chauveau, futur premier ministre conservateur du Québec, a parfaitement saisi le sens politique de la repentance solennelle de Bourget. « Le peuple en voyant son clergé prendre en main ses intérêts, en un temps où ses ci-devant meneurs l’abandonnent à la merci d’une autorité qu’il a outragée sans la connaître, reprendra ses sentiments d’affection et de confiance pour ses pasteurs ».

Comme tous les grands vents politiques, économiques, philosophiques ou religieux qui ont soufflé sur l’Amérique du Nord, une fois rendu au Bas-Canada des Canayens, l’évangélisme du Second Réveil états-unien s’est réinventé dans la langue et l’histoire d’une autre culture.

Alléluia ! Alléluia ! Le ciel du Québec sera bleu marial et l’enfer, rouge patriote !