Petits et grands déboires d’un copremier ministre

Le portulan de l’histoire

L’Acte d’Union a été proclamé le 10 février 1841. Le choix de la date n’était pas innocent. Dans le Haut-Canada, elle marque l’anniversaire du mariage de la reine Victoria. Au Bas-Canada, elle se veut un rappel de celui du Traité de Paris de 1763 qui a consommé la Défaite. Londres a confié à Charles Edward Poulett Thomson – lordifié en Sydenham – la tâche périlleuse d’instaurer ce nouveau gouvernement dans les deux Canadas.

Alors que les historiens canadians lui accordent volontiers la paternité de l’Union, on peut s’étonner du peu de place que lord Sydenham occupe dans la mémoire québécoise, d’autant que son influence maléfique sur la pratique de la politique partisane se fait sentir encore aujourd’hui. Si le mandat de la Commission Charbonneau avait été étendu encore plus qu’il ne l’a été, Sydenham aurait été le tout premier à être convoqué à titre de témoin de référence.

En s’appliquant à réunir les conditions favorables à une assemblée parlementaire bicéphale gouvernable, le politicien ne peut ignorer l’existence d’une solide résistance canayenne. Son programme politique est celui du rapport Durham. Les French Canadians sont un peuple de vaincus, promis à une assimilation inévitable.

Mais le nouveau gouverneur préfère les manœuvres de coulisses à un affrontement direct. Peu importent les moyens, il doit gagner ses élections au Bas-Canada et réussir là où, à des degrés divers, tous ses prédécesseurs ont échoué depuis 1791. C’est un habile stratège. Pour se prémunir d’une opposition canayenne, hautement prévisible sur plusieurs sujets litigieux, il fait adopter en amont un train de mesures par le Conseil spécial, avant sa dissolution et la mise sur pied du nouveau Parlement.

Le Sydenham qui orchestre la première campagne électorale de l’Union fait appel à tous les coups fourrés qui font partie de l’arsenal des organisateurs d’élections. Il recrute des directeurs de scrutin favorables au gouvernement et répartit des titres fonciers entre ses partisans, tout en se gardant d’offrir le même droit de vote à ses adversaires.

Pendant que, d’une part, le gouverneur distribue généreusement des promesses de pensions ou de postes, tout l’appareil étatique est mobilisé à des fins partisanes. Les bu­reaux de scrutin dans les circonscriptions sont installés là où on décompte le plus grand nombre de sympathisants qui votent du bon bord.

Pour apeurer les électeurs canayens – quand ce n’est pas les empêcher de voter – Sydenham a fait appel, non seulement aux bullies irlandais, mais à la présence dissuasive de détachements de soldats stationnés près des polls. Sa machine électorale a relevé le pari haut la main. La moitié de la députation bas-canadienne, invitée à se rendre à Kingston pour siéger à la première session de l’Assemblée de l’Union, est anglaise. Du jamais vu !

Dans le monde de la politique politicienne, on ne gagne pas ses élections avec des discours. Louis-Hyppolite La Fontaine l’a appris à ses dépens. Il a dû s’incliner devant une grande pointure gouvernementale et retirer sa candidature dans le comté de Terrebonne. En fait, il est déjà assez politicien pour ne pas vouloir entacher sa jeune chefferie réformiste d’un échec électoral.

Il demeure persuadé que le salut politique du Bas-Canada dépend d’une convergence des intérêts de son parti avec ceux des réformistes modérés du Haut-Canada. Dès 1840, Francis Hincks, principal porte-parole de ces derniers, a contacté La Fontaine en ce sens. « Vos compatriotes n’obtiendront jamais leurs droits dans une législature bas-canadienne. Vous avez besoin de notre aide comme nous avons besoin de la vôtre. Seule l’Union peut garantir le respect de nos libertés ».

À la suite d’une visite exploratoire de Hincks à Montréal, La Fontaine lui rend la pareille à Toronto, où il fait la connaissance de Robert Baldwin, le grand défenseur haut-canadien de la responsabilité ministérielle. En parfait accord sur la non-viabilité de l’Union sans l’obtention du gouvernement responsable, les deux hommes se lient également d’une amitié personnelle qui ne se démentira pas. Tout aussi solitaires l’un que l’autre, chacun fut d’ailleurs le seul ami de l’autre.

Au scrutin de 1841, Baldwin est élu dans deux circonscriptions. Lorsqu’il apprend la déconvenue électorale de La Fontaine, il s’empresse de lui offrir la possibilité de siéger à l’Assemblée, en le faisant élire dans l’une d’elles.

Sous Sydenham, l’ingérence est un mode de gouvernance et la responsabilité ministérielle se résume, pour lui, à obtenir le soutien des parlementaires par une attribution élective de faveurs et de privilèges. Pour plusieurs réformistes du Haut-Canada, ce nouvel accès à une assiette au beurre, réservée jusque-là au family compact, a considérablement réduit l’intérêt d’une coalition avec leurs vis-à-vis bas-canadiens.

La tactique s’est avérée payante pour le gouverneur, puisqu’à la première session parlementaire, la majeure partie du programme législatif gouvernemental a été adoptée. Ce qui a fait dire à un commentateur que « l’Union ne pourra durer que si elle est dirigée par un voleur d’élections du même type ».

Enivré par sa réussite, Sydenham se voyait déjà à la tête de l’Union pour les prochains dix ans. Sauf que le lendemain de la prorogation du Parlement, le 19 septembre 1841, une malencontreuse chute de cheval lui enlève la vie et met fin à son règne. Sa présence dans les deux Canadas fut brève. Mais sa pratique de la politique partisane importée d’Angleterre a instauré une nouvelle norme qui consacrera l’élargissement du spectre du patronage à toutes les instances de la vie politique, tant au niveau électoral qu’au niveau gouvernemental.

Heureuse coïncidence, deux jours après la disparition inespérée de lord Sydenham, Louis-Hyppolite La Fontaine reçoit de la circonscription d’York un mandat réformiste pour défendre la cause du gouvernement responsable. Dès sa première intervention à la session parlementaire suivante, celle de 1842, le nouveau député annonce ses couleurs. À peine a-t-il prononcé quelques mots qu’un député torontois lui coupe la parole, en le sommant de s’adresser à la Chambre dans la langue officielle du Parlement de Kingston.

La Fontaine accuse le coup, sans broncher, avant de passer à la riposte. « Je me défie de mon habileté à manier la langue anglaise, mais que les honorables membres sachent bien que, même si elle m’était aussi familière que celle de mes ancêtres, je n’en prononcerais pas moins mon premier discours dans la langue de mes compatriotes canadiens-français, ne fût-ce que pour protester solennellement contre cette cruelle injustice de l’action d’union qui proscrit la langue d’une moitié de la population du Canada. Cela, je le dois à mes compatriotes et je le dois à moi-même ! » On verra plus tard que cette tirade n’était pas un coup d’épée dans l’eau.

Le jeu de chaise musicale des gouverneurs produit un nouveau titulaire, sir Charles Bagot, qui prend le contrepied de son prédécesseur. Il invite les deux chefs réformistes, Baldwin et La Fontaine, à former le premier gouvernement bicéphale de l’Union. Sous l’influence du chef réformiste bas-canadien, la Chambre modifie la loi électorale, impose un bureau de vote par paroisse, opère une refonte de la carte électorale plus favorable aux Canayens et entérine le transfert de la capitale à Montréal.

À la fonction de copremier ministre est attaché un pouvoir expansif de nomination aux hauts postes de l’administration – pour récompenser les fidèles du parti ; aux sièges du Conseil législatif – pour dédommager ses financiers ; et aux emplois d’agent des terres ou d’officier de recensement – pour motiver les travailleurs d’élection. La Fontaine ne s’est pas privé d’en abuser et se plaisait à confier à ses proches que « le patronage, c’est le pouvoir ! » Et le ciment des partis politiques.

La lune de miel a été de courte durée. Bagot s’éclipse et le jeu de la chaise musicale des gouverneurs accorde son siège au baron de Metcalfe, qui revient à la case départ. Il n’a pas l’intention de gouverner en se préoccupant des avis de l’Assemblée. Le ministère Baldwin-La Fontaine démissionne en 1843 au profit d’un ministère conservateur. Et les réformistes entreprennent une longue traversée du désert dans l’Opposition.

Pour rallier les électeurs canayens à son parti, La Fontaine associe maintenant l’Union à la survivance. Et pour survivre, il faut voter en bloc. Autrement dit, il ne cherche plus à obtenir le vote d’opinion qu’il souhaitait, mais le vote ethnique qu’il dénonçait. Le pragmatisme politique n’a pas d’état d’âme.

Sa tirade enflammée de 1842 sur la langue française avait fait peu de vagues, elle s’était perdue dans le brouhaha parlementaire. Deux ans plus tard, les journaux présentent son premier discours au Parlement comme un moment décisif et les propagandistes du parti l’imposent à la mémoire collective. Pour La Fontaine, la défense du français en Chambre devient un combat permanent. Peu importe le sujet d’un débat, il a le don de le réorienter de façon à ce que le vote de ses adversaires se transforme inévitablement en un vote contre le français.

Aux élections de 1847, il est à la tête d’un parti plus près des aspirations nationalistes des patriotes que de la convergence des intérêts communs de la coalition réformiste. Au Bas-Canada, ce quiproquo conduit à une victoire « réformiste » éclatante : 32 comtés sur 40, tandis qu’au Haut-Canada. Baldwin ne fait élire que 23 députés.

Lord Elgin, le tout dernier rejeton de la chaise musicale des gouverneurs, annonce un nouveau changement de cap. Il estime que la reconnaissance de la responsabilité ministérielle est une demande légitime. Avec celle du français, rappelle invariablement le chef politique du Bas-Canada. À un point tel qu’Elgin est convaincu que ce dernier ne peut aborder aucun autre sujet de conversation. Peu importe ! Avec l’appui indéfectible de son copremier ministre Baldwin, La Fontaine a gain de cause et Londres rétablit l’usage du français au Parlement.

En 1849, Lord Elgin cède aux pressions du ministère La Fontaine-Baldwin. Il lit le discours du trône en français. Une victoire symbolique, bien sûr ! Lorsque La Fontaine l’assortit d’une exigence réelle, le Bill d’indemnité pour les pertes subies pendant les insurrections de 1837 et 1838 au Bas-Canada, les vieux démons orangistes se réveillent. La sanction royale, à peine accordée au Bill, les galeries se mettent à chahuter. Tout y passe, cris, hurlements, sifflets, quolibets, clameurs, huées. Toutes les vieilles rancunes des partisans orangistes des Moffat, MacNab, Gugy et Molson refont surface avec une vigueur tout aussi viscérale que raciale.

Lord Elgin, dont la sanction royale du Bill marque la reconnaissance du gouvernement responsable, s’est empressé de quitter la salle pour être accueilli à l’entrée principale par une salve d’œufs pourris. À peine une heure après l’incident, The Gazette publie un extra. C’est un appel à la violence et à l’émeute. À huit heures, à la lueur des torches, près de 1 500 Anglo-Saxons de souche, ou se prétendant tels, sont réunis sur le Champ de Mars, et s’apprêtent à incendier le Parlement. Une action infâme que la Gazette décrira le lendemain comme « un spectacle d’une tragique beauté ».

La colère des émeutiers est dirigée contre La Fontaine. Le lendemain de l’incendie du Parlement, ils se rendent à sa demeure qui est encore inoccupée. Elle vient tout juste d’être meublée à neuf. Sous le regard complaisant des soldats, la populace force les portes et détruit tout ce qu’elle rencontre sur son passage. Elle met le feu aux quatre coins de la maison, mais seul l’extérieur de l’édifice est totalement brûlé.

Deux mois plus tard, l’agitation reprend. La Fontaine demande la protection des troupes. L’armée fait la sourde oreille. 300 émeutiers armés se rendent de nouveau à sa demeure. Ses amis qui montent la garde, essuient le feu des assaillants. La riposte les met en fuite, laissant un mort et plusieurs blessés derrière eux. Dans les jours qui suivent, La Fontaine est interrogé sur l’incident par le Coroner. Un incendie se déclare à l’Hôtel Cyrus, où se tiennent les audiences. Le plan des incendiaires était de tuer La Fontaine au milieu de la confusion générale. Il s’en tire indemne. On serait ébranlé à moins.

Après avoir dominé la scène parlementaire pendant dix ans, le chef réformiste est épuisé. Il est aussi désabusé que son vis-à-vis haut-canadien, Baldwin, est déprimé. L’homme du compromis historique se retire en 1851. Il ne sera pas le dernier à tenter en vain le coup du beau risque.