La grande excommunication de la modernité

Le portulan de l’histoire

En janvier 1851, la publication du Programme de L’Ave­nir marque un tournant dans l’évolution du libéralisme au Bas-Canada. L’arrêté de son directeur Jean-Baptiste-Éric Dorion est impératif. « Tant que le peuple n’aura pas conquis, sur la plateforme électorale, la reconnaissance de ses droits indéniables, il sera toujours comme un troupeau d’Ilotes que quelques hommes pourront exploiter à leur projet et qu’ils pourront conduire n’importe où, sans qu’il sache pourquoi ni comment. »

Les réformistes se révélant, depuis la démission de La Fontaine, de plus en plus conservateurs, le temps est venu pour les rouges de faire le saut en politique. Au scrutin électoral qui se tient à l’automne 1851, une dizaine de candidats se présentent sous la bannière du parti rouge et du manifeste démocratique de L’Avenir.

Au dépouillement des votes, on décompte une seule victoire, celle de Michel-François Valois, dans le comté rural de Montréal, un médecin identifié à la cause libérale depuis 1830. Également candidat à Montréal, Louis-Joseph Papineau n’est pas élu. Sa première défaite à vie. À sa défense, il a tout de même obtenu la majorité du vote canayen sans avoir fait campagne. Tout n’est pas perdu. Dans sept autres circonscriptions, le vote « démocratique » est significatif. Il faudra désormais compter sur la présence du parti rouge dans la grande région de Montréal.

En janvier 1852, Jean-Baptiste-Éric Dorion doit suspendre la publication de son journal. L’Avenir ne s’est jamais remis financièrement de l’incendie de son atelier deux ans plus tôt. Le cadeau inespéré d’une presse lui a accordé un sursis, mais les abonnements stagnent toujours après six mois. Fin novembre, L’Enfant terrible signe son dernier éditorial.

« Après quatre ans et demi d’existence, après avoir contribué à former un nouveau parti par la force des idées qu’il contenait, le livre se ferme. L’idée qui donna naissance à L’Avenir fut une idée de progrès, d’indépendance et de libertés politiques. Cette idée suffisait à elle seule pour lui attirer la haine et une guerre acharnées de la part de tous les amis du despotisme en petit ou en grand. Là, l’égoïsme, la flatterie, le servilisme, la négation de tout principe d’une politique sage, honnête, éclairée ; ici, le cœur, le dévouement et le patriotisme ».

Toute la presse rouge du XIXe siècle est née dans le giron de l’Institut canadien de Montréal : L’Avenir de Jean-Baptiste-Éric Dorion (1847-1852), Le Pays de Charles Daoust et de Louis-Antoine Dessaules (1852-1871), La Lanterne d’Arthur Buies (1868-1869).

En 1853, après plusieurs déménagements et un incendie dévastateur, l’Institut s’incorpore et fait l’acquisition d’une maison de deux étages pour y aménager adéquatement ses locaux. Le nombre des membres frise maintenant les 500. Les prêts annuels de la bibliothèque dépassent les 3 000 emprunts. Des dizaines de villes et de villages se sont inspirés de son modèle et possèdent maintenant leur « institut littéraire ». Le parti rouge et son républicanisme ont le vent dans les voiles.

Le premier à s’en inquiéter est l’évêque de Montréal. Sa contre-offensive est une déclaration de guerre. Lors d’un concile provincial, un mois avant le scrutin électoral de juillet-août 1854, Mgr Bourget fait adopter par ses collègues un règlement disciplinaire qui vise spécifiquement l’Institut et ses émules. « Lorsqu’il y a, dans un institut littéraire, des livres contre la foi ou les mœurs ; qu’il s’y donne des lectures contraires à la religion ; qu’il s’y lit des journaux immoraux et irréligieux, on ne peut admettre aux sacrements ceux qui en font partie ». Trop tard ou trop tôt, la menace de l’anathème n’a pas porté de fruits immédiats.

Au dépouillement du vote, le parti rouge a fait une percée assez importante pour inquiéter sérieusement les conservateurs de tout acabit et plus particulièrement le clergé : onze députés, dont les principaux ténors rouges, Charles Daoust, Jean-Baptiste-Éric Dorion, et Joseph Papin, tous sont élus sous la direction plus modérée d’Antoine-Aimé Dorion, frère aîné de l’ancien directeur de L’Avenir qui a quitté Montréal pour s’établir à Durham, dans le comté de Drummond, où il est redevenu cultivateur, marchand et maintenant député. À sa demande, le village a obtenu un bureau de poste et une adresse : Avenirville.

Avec les rouges, la question de la séparation nécessaire de l’Église et de l’État est mise de l’avant. Le Pays de Charles Daoust reprend le flambeau de L’Avenir sur l’éducation. Si elle n’est pas à la portée du peuple, il est inutile de sillonner le pays de chemins de fer. La question fait l’objet d’un vrai débat. En premier lieu, on reconnaît le besoin d’accorder tout d’abord un traitement plus généreux aux instituteurs. On discute ensuite de l’importance de l’éducation des femmes, de l’impératif d’établir des écoles mixtes pour détruire les antagonismes religieux et l’on ne s’interdit pas de suggérer la création d’un nouveau poste : celui d’un ministre de l’éducation « non politique, mais responsable ».

Au Parlement, Daoust demande concrètement d’élever les dépenses du gouvernement à 100 000 livres pour des écoles communes. Et Joseph Papin propose d’établir dans toute la province « un système général et uniforme d’éducation élémentaire gratuite et maintenue entièrement aux frais de l’État ; et que toutes les écoles soient ouvertes indistinctement à tous les enfants en âge de la fréquenter, sans qu’aucun d’eux soit exposé à voir ses croyances religieuses violentées ou froissées d’aucune manière ».

La première manifestation réelle de la séparation de l’Église et de l’État passera par l’enseignement non confessionnel. Pour ou contre, c’est le seul point qui rallie les rouges et les ultramontains.

À la veille des élections de 1857-58, l’état du conflit entre les rouges et ceux qu’ils désignent comme des « marchands de religion » est bien résumé par Le Pays : « La lutte engagée au Canada n’est pas entre tories (conservateurs) et whigs (libéraux), mais entre le passé et l’avenir ; entre l’autorité de droit divin et la souveraineté populaire ; entre le despotisme et la liberté ».

Même dans un contexte politique où le patronage et la fraude électorale sont un mode de vie, le scrutin de 1858 se distingue avec ses trente-trois contestations d’élection. Les conservateurs de George-Étienne Cartier ont obtenu la majorité dans le Bas-Canada. John A. Macdonald a perdu la sienne dans le Haut.

À première vue, les rouges semblent n’avoir subi qu’un léger revers puisque leur députation, toujours concentrée dans la seule grande région de Montréal, a été réduite de onze à neuf députés. Sauf qu’avec la défaite de leurs gros canons, entre autres Jean-Baptiste-Éric Dorion, Charles Daoust et Joseph Papin, on doit plutôt parler d’une mutation. Pour citer l’historien Jean-Paul Bernard, on avait maintenant, « à la place d’une douzaine de rouges, neuf libéraux qui les continuaient ».

Monseigneur Bourget peut manquer sérieusement de sens commun et se laisser aller parfois à des égarements pastoraux. Ce fut le cas en 1852, lors du grand feu qui a rasé plusieurs quartiers de Montréal. Le réconfort et l’empathie pour les sinistrés n’étaient pas au rendez-vous. « C’est Dieu qui a soufflé, du souffle de sa colère, ce feu que la main de l’homme n’a pu maîtriser, a- t-il proclamé du haut de la chaire. Il a choisi pour l’allumer ce feu dévorant, le moment où nos réservoirs étaient à sec. Il a lui-même tracé sa route à ce feu – devenu en quelque sorte intelligent – pour qu’il épargnât ceux qu’il voulait épargner et qu’il ruinât ceux qu’il voulait ruiner. En tout cela, il est adorable ».

Le prélat n’en demeure pas pour le moins un politicien aguerri. Il a immédiatement saisi l’avantage que lui procurait la nouvelle conjoncture électorale d’un parti rouge plus modéré. C’est le moment pour lui de donner le coup de grâce à l’institution qui assure le renouvellement des membres du mouvement radical.

Il publie trois pastorales fulminatoires. Dans la première lettre, en date du 10 mars 1858, il décrit les effets néfastes de la Révolution française et plus largement de toutes les révolutions qu’il attribue à la diffusion des mauvais livres ; et assimile l’Institut canadien à une « chaire de pestilence » pour tout le pays.

Réunis en assemblée un mois plus tard, la majorité des membres refuse de plier l’échine et le genou devant l’évêque, se prononce contre toute enquête pour séparer « l’ivraie du bon grain » et déclare l’Institut seul compétent pour apprécier la moralité des livres de sa bibliothèque. Le 22 avril, 128 membres, sur un ensemble d’un peu plus de 700, remettent leur lettre de démission au président.

Le 30 avril, Mgr Bourget récidive avec une deuxième lettre contre « les mauvais livres ». C’est une mise en demeure. L’Institut doit se soumettre sinon « il s’ensuivrait qu’aucun catholique ne pourrait appartenir à cet institut ; que personne ne pourrait plus lire les livres de sa bibliothèque et qu’aucun ne pourrait à l’avenir assister à ses séances, ni aller écouter ses lectures ». La sanction est la même que celle prévue pour le simple fait de posséder, lire, vendre ou communiquer des livres prohibés. Un délit si grave entraîne ipso facto l’excommunication.

Le 10 mai, les démissionnaires se regroupent dans une association sanctionnée par l’Église qu’ils nomment l’Institut canadien-français, lequel s’ajoute à diverses institutions également patronnées par l’évêque, lesquelles n’auront pas le succès escompté : l’Institut national en 1852, l’Union catholique des jésuites en 1854 et le Cabinet de lecture paroissial des sulpiciens en 1857.

Fort de l’appui de Pie IX, un pape qui condamne explicitement le rationalisme, la liberté d’opinion, la liberté de culte et la « funeste et pernicieuse » séparation de l’Église et de l’État, Mgr Bourget publie sa troisième lettre le 31 mai. Il s’attaque cette fois aux journaux qui professent les thèses libérales, plus particulièrement Le Pays.

Parmi les « mauvais journaux », il distingue le « journal irréligieux », le « journal immoral » et le « journal hérétique ». Quant au « journal anticlérical », il devient un « journal impie ». Cela va de soi puisque « chaque prêtre étant le représentant de Jésus-Christ, ce serait attaquer cette divine autorité que de vouloir faire perdre au clergé son influence ».

Le journal libéral n’est-il pas celui « qui prétend, entre autres choses, être libre dans ses opinions politiques et religieuses ; qui voudrait que l’Église fût séparée de l’État ; et qui enfin refuse de reconnaître le droit de la religion à se mêler de la politique, quand les intérêts de la foi et des mœurs y sont intéressés. Tout point de morale est sous le domaine de l’Église, et tient essentiellement à son enseignement. Car sa divine mission est d’enseigner aux Souverains à gouverner avec sagesse. Et aux sujets à obéir avec joie ».

Bref, une charte intégriste d’un État théocratique, dont le rappel cruciforme, depuis que monsieur Duplessis l’a accroché dans ce but, trône toujours sur un des murs de l’Assemblée nationale, derrière le siège du président de la Chambre.

À la fin de 1859, l’Institut comptait toujours 600 membres. L’année suivante, leur nombre chute à 500. Deux ans plus tard, la maison mère demeure la meilleure bibliothèque publique à Montréal, sauf qu’il ne reste plus qu’une douzaine d’instituts sur la centaine qui avaient poussé sur son modèle au Bas-Canada. L’excommunication n’est pas une menace qu’on peut prendre à la légère.

Même si, pour les prochains vingt ans, toute l’attention sera portée à un « catalogue de livres à l’Index », ce ne sera pas le véritable enjeu de l’affrontement des rouges avec l’épiscopat ultramontain de Mgr Bourget.

Louis-Antoine Dessaulles l’a parfaitement défini. « Le problème n’est pas de savoir si l’Institut peut conserver une vingtaine de bouquins à l’Index. Toute la question est de savoir quelle peut-être la liberté des catholiques dans le monde moderne et pour le Canada français ? Quelle peut-être l’influence des élites laïques et libérales, indépendantes de l’autorité du clergé ? »