Les rouges de l’Institut canadien persistent et signent

Le portulan de l’histoire

Au début des années 1860, l’Institut canadien de Montréal poursuit ses activités avec une nouvelle génération de membres qui assurent sa survie contre vents et marées. Arthur Buies en était. Il se souvient que les anciens manifestaient surtout leur présence aux occasions solennelles ou lorsqu’il « fallait donner de notre institution une opinion considérable ».

En revanche, ces aînés se faisaient plus rares aux séances publiques fréquentées assidûment par une jeunesse allumée. Pour Buies, elle ne s’en porte pas plus mal. « Les hommes arrivés étaient bien aises de trouver des remplaçants. On avait vieilli, on était père de famille, ce qui rendait l’intérieur plus difficile à quitter après les journées de travail ; on avait des affaires, des soucis, des intérêts, mille choses qui n’embarrassent pas les jeunes ».

Sur la scène politique, les rouges persistent et signent. Le Pays aborde la raison même du dysfonctionnement chronique de l’Union. « Nous sommes arrivés à un état de société assez considérable pour nous considérer comme un peuple distinct, politiquement et socialement, matériellement et moralement même, dans bien des cas, de 1’Angleterre comme de la France. Pour maintenir un juste équilibre politique, social et patriotique, nous devons au moins partager nos affections entre les deux mères patries communes, et la patrie véritable, c’est-à-dire la patrie canadienne. Nous devons paraître et surtout être Canadiens avant tout ».

Avant tout, soyons Canadiens ! C’est le refrain d’une chanson composée en 1835, qui est devenue le cri de ralliement des Fils de la liberté en 1837. Comble de l’ironie, son auteur George-Étienne Cartier est maintenant chef du parti conservateur bas canadien et se définit dès lors comme « un Anglais qui parle français ». Ce qui en fait un parlementaire plus Canadien qu’Anglais.

« Nous comprenons tous l’anglais dans la Législature ! Ceux que l’on traite d’ignorants parmi nous le comprennent ! Presque tous le parlent ; quelques-uns le parlent aussi couramment, aussi facilement que leur langue maternelle ! C’est vous qui ne voulez parler que votre langue ! C’est vous qui, après quinze ans passés dans le Bas-Canada, pouvez à peine dire bonjour en français ! Le plus ignorant de nos Canadiens qui passe un an aux États-Unis parle l’anglais couramment ! » La diatribe est de L. A. Dessaulles, fustigeant l’unilinguisme ordinaire qui perdure au Parlement de l’Union, fut-il logé à Kingston, Montréal, Toronto ou Québec.

Pour l’Église de Mgr Bourget, le pôle de référence demeure invariablement Rome, pour les conservateurs, du Bas et du Haut Canada, Londres s’impose comme la Grande protectrice de la colonie. Seuls les rouges revendiquent l’appartenance naturelle des Canayens au continent nord-américain.

L’éclatement de la guerre de Sécession états-unienne en 1861 a cristallisé les oppositions. Pour se différencier des États-Unis, les conservateurs définissent l’Amérique du Nord britannique comme un pays. Les journaux bleus se targuent que la Pax Britannica règne au Canada Uni et condamnent vertement la politique aventurière des Yankees, sans même réprouver l’esclavagisme sudiste. Tout le contraire est défendu par les rouges du Pays : les sudistes ont décidément violé la Constitution et le Sud est à l’origine du conflit armé. Quant au Nord, il est dans son droit et les nordistes défendent la légitimité et la survie de la République états-unienne.

Jean-Baptiste Éric Dorion réclame pour sa part une prolongation du Traité de réciprocité avec les États-Unis, qui date de 1854, tout en rappelant à la Chambre que les institutions américaines sont plus démocratiques que celles du pacte confédératif que les conservateurs sont à concocter.

Le député de Drummond-Arthabaska n’entrevoit pas l’avenir du Canada comme une simulation coloniale de pays, mais comme « une autre expérience américaine », qui pourrait bien s’inspirer de la première. Le rappel de ce traité de réciprocité par les Américains en 1866 comptera pour beaucoup dans la mise en œuvre de la Confédération.

En 1862, un jeune avocat qui parle français avec un accent écossais fait son entrée à l’Institut canadien pour en devenir premier vice-président deux ans plus tard. Il fait partie avec, entre autres, Doutre et Dessaulles, du comité qui tentera en vain de négocier un accommodement raisonnable avec Mgr Bourget. Wilfrid Laurier y prend alors toute la mesure de l’inflexibilité ultramontaine.

En même temps, l’inauguration en 1866 d’un nouveau siège social donne une preuve manifeste de la persévérance et de l’importance de la présence de l’Institut canadien dans la ville. Le compte rendu du Pays insiste sur la fierté des membres de posséder « un bel édifice en pierres taillées à trois étages ». La salle des conférences ou des concerts peut recevoir sept ou huit cents personnes.

Une société culturelle qui peut construire un édifice de 16 000 dollars n’est pas chose très courante à cette époque. Il faut dire que la somme était le fruit d’une expropriation inattendue de son ancien local dans le but d’élargir la rue Notre-Dame.

Avec ses 300 à 350 membres, une bibliothèque de 6 500 volumes et une salle de lecture où l’on trouve toujours plus de 70 journaux et périodiques, le bilan de santé de l’institution serait excellent à condition de faire fi des menaces d’excommunication qui lui ont déjà fait perdre plus de 300 membres.

La plus grande partie du discours d’inauguration du président Dessaulles a été consacrée à faire le point sur l’évolution d’un conflit où « bonne foi » ne rime jamais avec « sainte foi ». En fait, pour les évêques ultramontains, il n’y a pas de conciliation possible entre la vérité et l’erreur. « On se réconcilie avec un homme qui nous avait fait du tort, on pardonne à un ennemi, convient Mgr Louis-François Laflèche, un thuriféraire de Bourget. Mais quand celui qui professait de fausses doctrines les abandonne pour accepter la véritable, il ne fait pas acte de conciliation, il se convertit ». Crois ou meurs !

Face à la Grande coalition de 1864, qui a rallié tous les partis du Canada Uni sur une même plate-forme politique en faveur de la Confédération, l’opposition se résume à un seul dissident : le parti des libéraux-démocrates du Bas-Canada.

Son chef Antoine-Aimé Dorion a dûment fait paraître un manifeste contre la Confédération – curieusement dans La Minerve de Cartier – et mené sans relâche un débat opiniâtre dans les règles de l’art parlementaire. Visiblement le cœur n’y était plus. Comme si le politicien s’était déjà réconcilié avec la perspective de devenir le chef d’un parti libéral qui occupera les sièges de l’opposition pendant la majeure partie des années qui restent au siècle.

La fougue insolente, la pertinence et le bien-fondé des attaques demeurent le fief des rouges. George-Étienne Cartier porte toujours sa « tuque bleue » pour le député Maurice Laframboise. « Tous ceux qui criaient : Taisez-vous ! l’Union nous a sauvés ! ont été récompensés. Les uns ont été sirés, les autres ont eu des honneurs, des places et du pouvoir ; et le procureur général du Bas-Canada sera récompensé et, comme eux, fait baronnet, s’il peut faire passer son plan de confédération, qui est désiré par l’Angleterre ».

En 1866, dans le feu roulant d’une assemblée d’élections, Jean-Baptiste Éric Dorion a pondu la meilleure description du pacte confédératif. « Avant l’Union, nous avions un Anglais devant nous ; avec l’Union, nous en avons un en avant et un en arrière ; avec la Confédération, nous en aurons un en avant, un en arrière, un de chaque côté et peut-être un sur la tête ».

Il décède quelques mois plus tard. Il n’était pas destiné à voir son adoption par Londres.

Au lendemain de sa mort, son frère Antoine-Aimé fait appel à Wilfrid Laurier, tout récemment diplômé en droit de McGill, pour assumer la direction du journal Le Défricheur, orphelin de son fondateur. En déménageant à Avenirville, le poste permettra à Wilfrid Laurier de soigner sa bronchite chronique dans un milieu rural et d’apporter sa contribution à la lutte contre l’inacceptable projet de confédération, appuyé massivement par le clergé.

Au printemps 1867, au moment où le projet entre en discussion à Londres, Le Défricheur dénonce l’expédient politique qui livre le Bas Canada à la majorité anglaise. Pour Laurier, la seconde étape sur la route de « l’anglification », tracée par Lord Durham, c’est la Confédération. Pas question de s’engager dans un nouveau cul de sac. « Aujourd’hui que l’Union a vécu, il nous faut revenir sans détour à la politique de monsieur Papineau. Le gouvernement responsable est un leurre ! Il nous faut protester de toutes nos forces contre le nouvel ordre de chose qui nous est imposé, et user de l’influence qui nous reste pour demander et obtenir un gouvernement libre et séparé ».

Comme son fondateur, Le Défricheur n’était pas destiné à voir la proclamation de la Confédération. Fin mars 1867, le journal rouge et séparatiste doit fermer ses portes en raison de ses problèmes financiers et de l’opposition du clergé ultramontain local. La longue carrière politique de Laurier débute ainsi par un baroud d’honneur.

Le premier juillet 1867, la nouvelle constitution est entrée en vigueur au jour et à la date choisis par la reine Victoria. Une constitution dont, incidemment, ni Ottawa ni aucune des provinces, qui en ont pourtant fait entériner le texte par leur législature respective, ne possèdent une copie. C’est ce qu’on appelle un vote de confiance.

Montréal ne se passionne pas pour la Confédération mais pour la Grande Association. Le 27 mars, Médéric Lanctôt a convoqué tous les ouvriers au Champ de Mars dans le but de former un comité pour préparer la fondation de la Grande Association de protection des ouvriers du Canada. Cinq mille personnes répondent à l’appel du jeune avocat, bien connu pour sa défense des droits des travailleurs.

Directeur d’un journal indépendant des partis, L’Union nationale, qui obtient néanmoins l’appui rouge du Pays et libéral de L’Ordre, Lanctôt est un adversaire aussi déterminé du patronat que de la Confédération. Tribun infatigable, il tient des réunions tous les soirs dans les quartiers populaires. Le 6 avril, 3 000 personnes votent les statuts et règlements d’une fédération de corporations de métiers dirigée par une commission, où siègent environ 200 représentants des différents corps de métiers. L’Ordre des Chevaliers du Travail, inspiré également du compagnonnage et du modèle maçonnique, ne verra le jour que deux ans plus tard aux États-Unis.

Dans l’esprit des fondateurs, la Grande Association doit assurer l’harmonie entre le capital et le travail, améliorer le bien-être de ses membres et arrêter l’émigration aux États-Unis. Elle ne favorise pas la grève. Mais, dès le départ, elle est entraînée dans un conflit qui oppose les maîtres boulangers à leurs employés.

Après avoir appelé le public à un boycott des boulangers, le président Lanctôt met sur pied une grande manifestation populaire de solidarité. Dans la soirée du 10 juin, 10 000 ouvriers montréalais groupés par corps de métiers défilent sur le Champ de Mars et scandent des slogans, en arborant le drapeau vert-blanc-rouge de 1837-1838.

C’est La Grande Procession. « L’amélioration du sort des classes laborieuses passe par une libération nationale », martèle le futur candidat au premier scrutin électoral confédéral dans le comté montréalais de George-Étienne Cartier.

Pour Monseigneur l’évêque de Montréal, la menace rouge n’est plus seulement une bibliothèque, mais l’influence grandissante des idées libérales et socialistes sur les masses populaires.