La bonhomie de Cartier masquait l’homme de pouvoir

Le portulan de l’histoire

Vingt ans après la publication du Program­me rouge de L’Ave­nir, le Programme catholique / Les prochaines élections, paraît le 20 avril 1871 dans le Journal des Trois-Rivières, le fief ultraconservateur de Mgr Laflèche. Le manifeste apporte l’offensive cléricale sur le terrain partisan de la politique. Sa charge contre tous les libéralismes est aussitôt reprise par tous les journaux de la même obédience.

Le programme ultramontain réserve un appui conditionnel au parti conservateur. Tout en reconnaissant qu’il demeure « le seul qui offre des garanties sérieuses aux intérêts religieux », on peut y lire que « la presse religieuse se plaint avec raison que nos lois sur le mariage, sur l’éducation, sur l’érection des paroisses et sur les registres de l’état civil, sont défectueuses en ce qu’elles blessent les droits de l’Église, gênent sa liberté, entravent son administration ou peuvent prêter à des interprétations hostiles ».

Il faut préciser que cette énumération législative litigieuse s’applique à une série de projets de loi « libéraux » que le parti néanmoins conservateur de George-Étienne Cartier vient tout juste de faire adopter.

« Cet état de choses impose aux députés catholiques le devoir de les changer et modifier afin de les mettre en harmonie avec les doctrines de l’Église catholique romaine. Or, pour que les députés s’acquittent plus diligemment de ce devoir, les électeurs doivent en faire une condition de leur appui. C’est le devoir des électeurs de n’accorder leurs suffrages qu’à ceux qui veulent se conformer entièrement aux enseignements de l’Église relativement en ces matières ».

Mgr Bourget va droit au but. Les électeurs catholiques doivent obéir aux avis éclairés du clergé. « J’écoute mon Curé. Mon Curé écoute l’Évêque. L’Évêque écoute le Pape. Le Pape écoute Jésus-Christ ! » Si le premier est déjà infaillible, c’est implicite que le second l’est doublement, sinon triplement.

Cet appel au chantage est décrié par les libéraux, les conservateurs, les catholiques modérés et l’archevêque de Québec, Mgr Alexandre Taschereau, plus ouvert aux idées libérales, mais « l’influence indue » de l’Église n’en demeurera pas moins une constante fallacieuse dans le processus électoral jusqu’au milieu du XXe siècle.

Combien de fois n’aura-t-on pas entendu par la suite, un curé de paroisse monter en chaire pour guider ses ouailles dans leur choix électoral. « « Mes bien chers frères, il y un bon Parti et il y en a un mauvais ! Si on veut élire le bon, ça ne nous laisse pas grand choix : c’est le Parti qui n’est pas au pouvoir présentement ! »

Les programmistes se sont attaqués à l’orthodoxie de certains députés conservateurs et en remettant en cause la catholicité de leur libéralisme, ils ont délégitimé une entente tacite, courante depuis La Fontaine, entre le clergé et la petite bourgeoisie conservatrice canayenne. Une sorte de mutatis mutandis, à l’enseigne politique du pragmatisme.

Un des effets de cette mise en accusation par le Programme catholique a entraîné une scission dans le parti conservateur entre les « pragmatiques » et les « purs et durs ». Ces derniers, qui se voudront d’une parfaite catholicité politique et morale, s’allieront dans une quinzaine d’années, sous le nom de « castors », avec les libéraux d’Honoré Mercier pour former le premier parti national québécois. Cela dit, il y avait alors belle lurette qu’on ne trouvait plus un « rouge » en grattant sous un « libéral » – comme on disait au début des années 1870 – au mieux, on devinait un « conservateur qui s’ignore ».

Le Programme ultramontain, qui s’inspirait de la primauté de la nationalité catholique chère à Mgr Bourget, revendiquait une tutelle ecclésiastique du nationalisme. Une fusion qui était peut-être aussi le fruit d’une confusion.

Le statut minoritaire, accentué par la mise en confédération, poussait la petite bourgeoisie et le clergé à définir le désormais Canada français comme un groupe ethnique, menacé de l’extérieur, qui ne peut survivre que par une cohésion totale. La pratique du vote en bloc s’était d’ailleurs déjà imposée comme une nécessité pragmatique sous l’Union.

Sur ce point, l’historien Jean-Paul Bernard fait état d’une coïncidence frappante. Au moment où ce credo national de l’assiégé se cristallise, l’Église catholique est sur la défensive, assaillie par un monde moderne qu’elle réprouve, anathématise et tente de conjurer par des encycliques, des bulles d’excommunication et des mises à l’Index, et ce faisant, se confine de plus en plus dans le conservatisme d’une sorte de « notre maître le passé ».

Il n’est pas impossible de croire que l’Église ait pu confondre son sort avec celui de la nation canadienne française en Amérique du Nord, là où le catholicisme s’avère tout aussi minoritaire. De là à conclure que ce qui est bon pour le salut de l’Église l’est également pour celui de la nation, il n’y avait qu’un pas à franchir. Et il le fut allègrement.

Lorsqu’en 1937, année du centenaire du soulèvement des Patriotes, le chanoine Groulx, dans la filiation de ce nationalisme ecclésiastique, concluait une conférence par ces mots : « Notre État français, nous l’aurons ! », l’ajout du « et catholique » était implicite. L’année précédente d’ailleurs, le nouveau Premier ministre Maurice Duplessis, chef de l’Union nationale, composée de conservateurs et de libéraux, avait choisi d’accrocher un crucifix au mur de l’Assemblée législative pour le ­rappeler.

En 1872, sir George-Étienne Cartier était la cible dans la mire du Programme catholique. Aux urnes, il en a été la première victime. Les électeurs de Montréal-Est ont préféré élire un libéral, Louis-Amable Jetté, un jeune avocat qui avait tout pour plaire aux programmistes : membre démissionnaire de l’Institut canadien, rédacteur à L’Ordre, un journal libéral modéré, et défenseur de l’Église dans le procès pour l’inhumation de Guibord.

Au soir de sa défaite dans Montréal-Est, Cartier est au bout du rouleau. Il a tenté le tout pour le tout en acceptant à rebrousse-poil d’accorder une charte au chemin de fer du Pacifique de Hugh Allan, pour garnir sa caisse électorale, et se réconciliant avec Mgr Bourget, pour obtenir son appui moral. Trop tard. 

Après avoir remercié les partisans, le chef conservateur sait que sa carrière politique est terminée. Mgr Taché le fera élire dans un comté du Manitoba, mais le rideau est tombé. Le mal de Bright’s qui l’afflige a déjà gagné ses reins et ses jambes et sa santé se détériore à vue d’œil. Il ne rêve plus maintenant que d’une seule chose, retourner au plus vite en Angleterre et à sa deuxième maison depuis plusieurs années, le Westminster Palace Hotel de Londres. L’anglophilie est un des rares points qu’il partage avec un Premier ministre qui répète sur le ton d’une profession de foi.  « Je suis né sujet britannique et sujet britannique, je mourrai ! »

Plusieurs de ses contemporains ont décrit John A. Macdonald comme un animal politique à sang froid, un attribut qui, selon eux, l’obligeait à maintenir constamment un taux très élevé d’alcool dans ses veines.

La défaite de son frère d’armes de vingt ans, semble-t-il, ne l’a ni peiné, ni troublé. Il cuvait déjà l’amertume du statut minoritaire de son parti. Un seul commentaire acerbe : Cartier ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même pour « son obstination et sa maladresse ». Il faut entendre là qu’il ait continué de soutenir la cause du Grand Tronc quand l’option du Canadien Pacifique était plus rentable.

Une « rentabilité électorale » qui occupera les manchettes un an plus tard, lorsqu’un télégramme, portant la signature de John A. Macdonald, adressé à Hugh Allan, président du Canadien Pacifique, six jours avant le scrutin de 1872, surgira sur la place publique pour mettre la touche finale à ce qui était rapidement devenu en 1873 le Scandale du Pacifique.

Douze mots. « J’ai besoin d’encore 10 000 $. Dernière demande. Ne me lâchez pas. Répondez aujourd’hui. »  Une rallonge tout à fait insignifiante dans le cadre d’une contribution du Pacifique Canadien à la caisse électorale du parti conservateur qu’on a estimé à 350 000 $. La part tardive de Cartier comptait pour 95 000 $.

Douze mots qui ont suffi à faire échouer le projet d’attribuer le chemin de fer de l’Ouest au Pacifique Canadien et à forcer un Premier ministre minoritaire à démissionner de son poste. 

Après un départ entaché par une défaite, George-Étienne Cartier était un politicien trop aguerri pour s’attendre à un concert de louanges. Le post-mortem établi par son héritier politique, Arthur Dansereau, nouveau directeur de La Minerve, avait le mérite d’être sans complaisance. « Dans notre district, le patronage n’a toujours été étendu qu’aux amis de sir George. Faites la revue des gens favorisés par le gouvernement, vous n’y trouverez que des poules mouillées ou des adversaires. Il est arrivé que les vrais amis du parti, toujours délaissés, ont fini par se désillusionner et pas un homme n’a voulu marcher sans argent ».

Que les journalistes réitèrent qu’il était un mauvais orateur n’avait rien pour étonner. Ils avaient toujours trouvé ses discours incohérents,  ennuyeux et interminables. Toute son œuvre,  selon l’un de ces critiques, se limitait à « deux mille discours horribles, incompréhensibles, intraduisibles et illisibles », prononcés d’une voix aiguë, dans un anglais faible et un français « qu’il parlait si mal qu’on avait l’impression qu’il avait un défaut de langue ».

Pour l’ultraconservateur Nouveau Monde, l’oraison funèbre était déjà écrite depuis un moment. « Quand nous rappelons la longue carrière politique de sir George-Étienne Cartier, le rôle important qu’il a joué depuis bientôt vingt ans, l’influence qu’il a exercée sur nos destinées, nous regrettons la triste fin vers laquelle il s’obstine à courir. Entraîné par l’appât du pouvoir,  il a préféré nous sacrifier, nous catholiques, nous canadiens, à la popularité de sir John ».

À titre de premier chef du parti libéral du Québec, Henry Joly de Lotbinière ne conteste pas le rang de chef de la nationalité canadienne-française qu’on accorde à George-Étienne Cartier. « Personne ne peut lui disputer. Pour y parvenir, il a écrasé les faibles, il a flatté les forts, il a trompé les crédules, acheté les hommes vénaux, il a élevé les ambitieux, il a employé tour à tour la voix de la religion et celle de l’intérêt et il a atteint son but. Je le comparerais à un homme qui a gagné la confiance sans bornes du public, et qui en profite pour fonder une caisse d’épargne. Le dépôt placé entre ses mains, c’est la fortune des Canadiens-français, c’est leur nationalité ». Fédérale ou provinciale ? L’ex-député de Montréal-Est n’était-il pas également député de Beauharnois à Québec ? 

Cartier n’éprouvait aucune difficulté à porter plusieurs chapeaux et à endosser autant d’habits. Lors de la visite du Prince Napoléon au Québec en 1861, son compagnon de voyage, Maurice Sand, fils de George Sand et romancier lui-même, nous a laissé un portrait du grand performeur mondain qu’était leur hôte. « Monsieur Cartier est un type de Canadien modèle : joli homme de quarante ans, figure fine, éminemment française, bien rasée partout ; habit noir, cheveux bruns relevés sur le front et bouffant sur les oreilles, rappelant les ailes de pigeon ».

De fait, sa mise était en permanence soignée. « Ce gracieux personnage me faisait l’effet de l’homme de lettres du siècle dernier en belle tenue sévère et modeste. Sa physionomie est enjouée et maligne. Il a toujours le mot pour rire, il effleure délicatement la gaudriole, il est galant avec les femmes, il chante de vieux flonflons tendres ».

Et le clou de la soirée. « Au repas de la citadelle du cap Diamant où je l’ai rencontré, on a chanté au dessert ni plus ni moins qu’à un souper du temps de Louis XV. Monsieur Cartier avait appris aux officiers britanniques des chansons françaises qu’il entonnait d’une voix claire et que ces militaires répétaient en chœur ».

Cartier s’était toujours plu à présenter l’image du «  happy go lucky French Canadian » en société. Qui aurait pu soupçonner que derrière cette bonhomie se dissimulait l’homme qui tirait les ficelles de toutes les décisions politiques canadiennes depuis vingt ans.