L’âge d’or des partenariats publics privés

Le portulan de l’histoire

Il n’y aurait pas eu de Confédé­ration sans George-Étienne Cartier ! L’attestation de John A. Macdonald était péremptoire – une rareté dans
le flou artis­ti­que habituel des déclarations de celui qu’on surnommait « Old Tomorrow ». Son jugement est entièrement corroboré par George Brown, qui fut le grand ennemi politique de Cartier jusqu’au ralliement de ce dernier au projet fédéraliste dont le journaliste torontois était le promoteur.

« Aucun n’est en meilleure position que moi pour dire lequel a le plus contribué au succès de ces grands changements constitutionnels qui viennent tout juste d’être réalisés, lui écrit-il en 1868. Je l’ai toujours soutenu et je suis prêt à en témoigner publiquement. Sans votre appui, ils n’auraient pu être réalisés. C’est le Bas-Canada qui nous barrait la route. En adoptant votre conduite courageuse, vous avez pris le risque d’un suicide politique. Monsieur Macdonald n’a jamais pris aucun risque. »

L’opinion de Brown a été largement reconduite par les biographes canadians de Sir George , les seuls d’ailleurs à s’être vraiment intéressés à sa vie et à son œuvre : John Boyd, Alastair Sweeney, Brian Young. On ne lésine pas sur les superlatifs. Pour Pierre Berton, il n’est rien de moins que le « Jefferson canadien ». W. L. Morton estime que c’est « le personnage le plus audacieux et le plus marquant de l’histoire politique du Canada ». Sweeney voit en lui « un nouveau Napoléon ». Seul Young fait preuve de plus de retenue. Si les Canadians ont tendance à surestimer Cartier, ses compatriotes ont tort de réduire trop souvent son rôle à celui d’un simple vire-capot.

La collaboration entre Cartier et Macdonald a débuté sous l’Union par une cohabitation ministérielle de 1857 à 1862. Contrairement aux journalistes qui ne pouvaient réprimer leurs bâillements en écoutant le copremier-ministre bas-canadien, son vis-à-vis haut-canadien était tout oreilles. Cartier qui ne manquait pas de perspicacité et d’humour disait de Macdonald :  « C’est un homme heureux. Il est si merveilleusement doué qu’il ne lui est pas nécessaire de travailler. Dans tous les débats importants, il me fait parler en premier, afin que je puisse étudier jusqu’au fond le sujet en discussion et faire toutes les recherches nécessaires. Une fois mon discours fini et après que j’ai répondu à toutes les objections, il me dit : Très bien, me voilà maintenant renseigné et en état de tenir tête à tout le monde ! »

Macdonald était d’abord et avant tout un redoutable politicien de taverne. Un aperçu général d’un sujet lui suffisait pour convaincre un auditoire. Son idée politique maîtresse était que, face à une menace réelle ou inventée de l’annexion d’une partie de son territoire par les États-Uniens, l’Amérique du Nord britannique se devait de le demeurer à tout prix, d’où l’urgence vitale de marquer sa prise de possession territoriale par une ligne de chemin de fer jusqu’au Pacifique. Même une fois qu’elle a été complétée en 1885, l’épouvantail de l’annexionnisme alarme toujours le vieux Mac, au point qu’il se drape dans l’Union Jack pour en faire le thème défensif de sa dernière campagne électorale en 1891. « Le vieux drapeau ! La vieille politique !  Le vieux chef ! » 

À première vue, rien n’était plus éloigné de l’élégance apprêtée de Cartier que le débraillé de Macdonald, avec sa tignasse frisée en bataille, ses pantalons à carreaux, son gros nez rouge protubérant et ses blagues salaces. Son intempérance était flamboyante et l’objet des attaques constantes de son adversaire George Brown, mais l’Écossais savait en tirer profit auprès de l’électorat populaire. Un jour qu’il faisait un discours, passablement éméché pendant une campagne électorale, il ne peut réprimer un haut-le-cœur et doit se retirer à l’arrière du hausting pour vomir son alcool. Qu’à cela ne tienne ! Il se reprend en main et lance à son auditoire : « Je sais que n’importe quel jour de la semaine, les électeurs canadiens préfèrent un John A. soûl à un George Brown sobre ! »

L’émigrant écossais admire la société canadienne-française pour sa vitalité et sa résilience, qui n’est pas sans évoquer celle de ses compatriotes. Il a peu de sympathie pour la coterie anglaise de Montréal. « La vérité avec vous, écrit-il au rédacteur en chef de la Gazette en 1858, c’est que vous, les Britanniques du Bas-Canada, vous ne pouvez jamais oublier que vous avez déjà été les conquérants et que Jean-Baptiste était votre scieur de bois et votre porteur d’eau. Vous ne recherchez pas l’égalité, mais l’ascendance avec cette différence, entre vous et les Irlandais ou les Normands, avec cette différence que vous n’avez pas l’honnêteté de l’admettre. Traitez-les comme une nation et ils agiront comme un peuple libre agit – généreusement ».

Cartier et Macdonald partagent plusieurs points communs. Fils de marchands, ils ont tous deux fréquenté de bonnes écoles dans le but de devenir des avocats. Et, par atavisme familial, des hommes d’affaires. Même si Macdonald a connu quelques succès comme plaideur, la défense de la veuve et de l’orphelin n’était pas son truc. Encore moins celui de Cartier qui s’est tourné naturellement vers la pratique exclusive du droit commercial. Même modus operandi comme chefs d’un parti. Ils se sont d’abord assurés d’en être le stratège, le collecteur de fonds, l’organisateur principal d’élections, chacun dans son parti respectif et d’avoir la main haute sur le patronage.

Cartier a fait son entrée sur la scène politique par les coulisses du pouvoir comme organisateur des élections de La Fontaine dès 1841. Tout à la mise sur pied de son cabinet d’avocat, il attendra la victoire écrasante du parti réformiste aux élections de 1847-1848, pour accepter de se présenter dans une élection complémentaire où il n’aura aucune difficulté à se faire élire et réélire.

Le comté de Verchères qu’il représentera jusqu’en 1863 est son patelin d’origine. Qui ne connaît pas la maison bourgeoise aux sept cheminées et aux cinq lucarnes des Cartier à Saint-Antoine sur Richelieu ?

Son premier discours à la Chambre, en 1849, portait déjà sur les chemins de fer. Il y présente une demande d’aide au Trésor public pour que la St. Lawrence and Atlantic Railways puisse compléter sa ligne. C’est la première fois qu’il traite du sujet qui va occuper toute sa carrière politique : le partenariat étroit du gouvernement et du monde des affaires pour la construction des chemins de fer, et ultimement du pays lui-même. La St. Lawrence ne sollicite pas une subvention directe du gouvernement, mais son endossement, bref une garantie de prêts – pour pouvoir lever les fonds nécessaires à la construction.

Cartier devient président du Comité des chemins de fer en 1851 et, deux ans plus tard, l’avocat-conseil du Grand Tronc. Deux postes qu’il va occuper jusqu’à sa mort en 1873. La présentation de la Charte du Grand Tronc comptait parmi ses exploits politiques. « J’en suis plus fier que de tout autre acte de ma vie. Encore aujourd’hui le Grand Tronc est la principale cause de la prospérité publique ». Et George-Étienne Cartier de la bonne fortune de son employeur.

Porte-parole du Grand Tronc à l’Assemblée législative, Cartier soumet les diverses requêtes de la compagnie ferroviaire à la Chambre, qui les réfère au Comité des chemins de fer, dont il est le président, lequel rend un jugement invariablement favorable à leur adoption. C’est un système expéditif et sans faille !

Pendant vingt ans, son cabinet d’avocats s’occupe également, pour le compte du Grand Tronc, des ventes et des achats de terres, des transferts de propriété, du règlement des litiges, des procès, des enquêtes sur les réclamations d’accidents, des grèves et des conflits de travail.

Sur le plan strictement politique, le rôle de Cartier consistait à bloquer la concurrence ferroviaire, c’est-à-dire protéger le monopole du Grand Tronc sur le port de Montréal et empêcher la création d’autres lignes vers Québec et le long de l’Outaouais vers l’Ouest. 

En retour, la compagnie ferroviaire a financé les campagnes électorales des conservateurs et rendu son vaste réservoir de boulés et de gros bras disponibles pour appuyer le parti – et la candidature de Cartier – à toutes les élections. Sans oublier les emplois de faveur à des politiciens complaisants, des bonbons aux régions, des sinécures et une pléthore de billets gratuits.

En échange de bons procédés, le gouvernement se transforme en corne d’abondance pour la compagnie, lui allouant des monopoles, des subventions, des prêts, des garanties pour emprunt, des chartes pour ses sous-traitants et le choix des terres. La finalité d’une subvention accordée au Grand Tronc, explique Cartier à la Chambre en 1855, n’est pas « d’autoriser la compagnie à emprunter, mais à autoriser le gouvernement à prêter ». Ou même à renoncer à tout intérêt sur ses investissements pour soulager une trésorerie criblée de dettes, comme ce fut le cas plus tard. On ne peut pas rêver d’un maillage plus serré.

Un mariage de raison, commandé en grande partie par la vision ferroviaire de l’avenir qu’entretient Cartier pour Montréal : celle d’en faire la plaque tournante canadienne entre l’Europe et l’intérieur du continent. Un rôle déjà confirmé par l’inauguration du pont Victoria, une propriété du Grand Tronc, en 1858.

En sus des émoluments considérables que la compagnie londonienne verse au cabinet d’avocat de George-Étienne Cartier pour les multiples fonctions qu’il remplit à son service, la maison mère met également une allocation de dépenses à la disposition de son porte-parole, lors de ses nombreuses visites en Angleterre, et prend à sa charge les voyages et les longs séjours de Madame Cartier et de ses filles sur le continent européen.

Cartier devait sa fortune personnelle principalement à la spéculation foncière et ne suivait pas nécessairement les conseils qu’il donnait au gouvernement : on comptait peu d’actions du Grand Tronc dans son portefeuille. 

L’influence du chef des bleus était d’abord et avant tout tributaire de sa puissance de concentration et à l’assiduité de sa présence en Chambre. Il pouvait accomplir quatorze heures de travail par jour en moyenne sans aucun signe apparent de fatigue, raconte son secrétaire Benjamin Sulte. « Rester pendant quatre ou cinq heures à lire des documents, consulter des livres, prendre des notes, puis courir au Conseil ou à la Chambre, se lever fréquemment pour prononcer de longs discours, toujours à son poste, prêt à bondir dans l’arène, la réplique toujours prète sur les lèvres ».

Wilfrid Laurier nous a laissé un portrait fouillé de l’orateur parlementaire. « En lisant ses discours, un trait nous frappe qui a sans doute échappé à ses contemporains. Nous y cherchons en vain des traces d’éloquence. Tout est réduit à une simple exposition, ou à une discussion aride sans forme artistique. Cependant, il est impossible de parcourir ces pages, si dénuées qu’elles soient de hautes envolées, sans en venir à la conclusion que nous sommes ici en présence d’un homme dont le jugement politique est de tout premier ordre ».

Chose singulière pourtant ! « Si les conclusions auxquelles il en arrive sont élevées, braves et vaillantes, jamais la grandeur du sujet non plus que la hauteur du point de vue ne semblent jaillir d’aucune source d’inspiration. Il reste toujours, dans la discussion, exclusivement homme d’action et homme d’affaires, sans éclat de pensée et sans bonheur d’expression ».

Bref, le contrat de la confédération qui s’annonce sera négocié par deux avocats de la même eau : Cartier et Macdonald. Le premier préconise une association d’États et le second prône une union législative. Et comme on dit dans les milieux juridiques et constitutionnels : le diable sera dans les détails !