Le tango de l’influence indue et du libéralisme acceptable

Le portulan de l’histoire

Depuis le Scan­dale du Pacifi­que qui a écarté le gouvernement de John A. Macdonald du pouvoir en 1873, les bleus comme les rouges se sont engagés dans un tournoi de souque à la corde. Bref, au fédéral comme au provincial, c’est la foire d’empoigne et l’enrichissement personnel des politiciens ne semble plus être un privilège qui transcende la partisannerie.

D’abord, ce fut l’Affaire des tanneries en 1874. La communauté anglaise de Montréal réclamait un hôpital protestant. Le gouvernement provincial a acquiescé à leur demande en leur faisant don d’un emplacement, celui de la ferme Leduc, un terrain qu’il avait préalablement acquis en échange d’un lot de terre dont il était propriétaire dans le quartier des tanneries. À première vue tout est cachère ! La superficie de la ferme est même plus grande que celle du lot.

Le hic, c’est que le terrain des Tanneries était coté à vingt-cinq sous le pied carré. Et celui de la ferme Leduc à une cenne ! Le grand argentier des conservateurs, Arthur Dansereau, a servi d’entremetteur entre le courtier spéculateur et les ministres. Le lendemain de l’échange des terrains, le compte en banque de Boss Dansereau  s’était brusquement enrichi d’une commission de 65 000 $.

Le benjamin des ministres conservateurs, Joseph-Adolphe Chapleau, a défendu, en vertu du principe de précaution, l’avantage sanitaire de l’échange pour un faubourg surpeuplé. L’hôpital est réservé aux maladies contagieuses, a-t-il rappelé avec des trémolos dans la voix. Rien n’y fit ! À la  suite de ces révélations gênantes, le Premier ministre conservateur du Québec, Gédéon Ouimet, a dû céder sa place à Charles-Eugène Boucher de Boucherville qui est assuré de l’appui des ultraconservateurs. On ne l’a pas surnommé  « le Grand Chrétien » sans ­raison.

Tout le contraire de Chapleau, qui ne fait pas partie du nouveau cabinet. L’enquête l’a indiqué comme la source probable de la fuite d’informations privilégiées. N’est-il pas un habitué de la Maison Dorée, un grand restaurant montréalais fréquenté par Arthur Dansereau, Joseph-Alfred Mousseau, le radical Arthur Buies et le libéral Honoré Mercier ?

En mars 1875, les bleus rendent aux rouges la monnaie des Tanneries. œil pour œil, terrain pour terrain ! Le journal La Minerve d’Arthur Dansereau révèle les dessous de la Job du canal Lachine. Un an plutôt, le 27 avril, plusieurs rouges éminents, dont L. A. Jetté, député de Montréal-Est depuis sa victoire contre Cartier, ont fait l’acquisition de 1 172 913 pieds carrés de terre en bordure du canal Lachine.

Le lendemain, le 28 avril, – quelle heureuse coïncidence ! – le gouvernement fédéral libéral, dirigé par Alexander Mackenzie, annonçait l’élargissement dudit canal. Six mois plus tard, Jetté et ses associés sont expropriés pour la modique somme de 425 480 $. Une excellente affaire pour un terrain qui n’a coûté que 102 000 $, dont seulement 2 750 $ ont été versés comptant.

La carrière politique des intimés en a-t-elle été compromise ? Le but de l’exercice n’était pas de les poursuivre pour délit d’initié, mais de rappeler au parti adverse que le tango des scandales se danse à deux. Jetté, entre autres, a continué de siéger à la Chambre des Communes, et après avoir refusé le poste de ministre de la Justice qu’on lui offrait en 1878, a été nommé juge à la Cour supérieure du district de Montréal.

Sur le plan de la bonne conduite des élections, un ajout aux lois électorales, fédérale (1874) et provinciale (1875), interdisant la pratique de l’influence indue du clergé sur les électeurs n’a pas été sans avoir un effet  « indu » : une pluie de contestations d’élection par les  candidats défaits.

Le 28 février 1877, la Cour suprême du Dominion of Canada statue sur l’une d’entre elles et invalide l’élection de sir Hector-Louis Langevin, dans Charlevoix, pour cause d’influence indue. L’année précédente, plusieurs membres du clergé ont invité leurs paroissiens à voter pour le ministre fédéral sous menace de se voir retirer l’accès aux sacrements.

En première instance, la mise en accusation de Langevin a été déboutée par le juge Adolphe-Basile Routhier, un ultramontain, signataire du Programme catholique, mais, en Cour suprême, son verdict est renversé par une décision sans équivoque du juge Jean-Thomas Taschereau. « Les curés qui font campagne pour un candidat seront considérés comme des agents du candidat au point de rendre ce dernier responsable de leurs actes ».

Un positionnement « libéral » que plusieurs évêques du Québec déplorent vivement, réclamant aussi sec la réforme d’une loi qui permet de retirer à l’Église « tout droit de légitime défense ». Sir Hector, pour sa part, sera réélu dans Charlevoix par une discrète majorité de cinquante-six voix, lors d’une élection partielle.

L’antagonisme grandissant entre l’Église et l’État inquiète Rome. Le Vatican dépêche un délégué apostolique irlandais pour enquêter sur place. Du moins, c’est ce qu’on a voulu croire. De fait, l’ordre de mission de Mgr George Conroy était de calmer le jeu et de faire accepter les consignes de la curie romaine aux évêques : garder une « sage réserve »  et faire preuve d’une « grande prudence ». Il n’est toujours pas permis d’être un libéral catholique, mais faut-il le  rappeler, les peines encourues s’appliquent à des personnes et non à un parti politique ?

Dès son arrivée, le délégué apostolique a été l’objet d’une cour effrénée de la part des ultramontains. Toutefois, c’est le discours d’un député fédéral, nouvellement élu, Wilfrid Laurier, qui a retenu son attention.

Qu’est-ce qu’on trouve si on gratte sous un libéral ? Un rouge ! répond le dicton populaire. Sauf qu’il y a belle lurette que ce n’est plus le cas. Ce qui persiste, c’est l’ombre du radicalisme européen, révolutionnaire et socialiste, dont les bleus ne cessent d’agiter l’épouvantail pour faire peur aux bons chrétiens. Élisez un rouge et on marchera dans les rues  jusqu’aux genoux dans le sang des prêtres !

Malgré les fortes réticences de son propre parti, Laurier a pris l’initiative de remettre les pendules politiques et partisanes à l’heure. Le 26 juin 1877, à l’Académie de musique de Québec, « il y avait plus de 2 000 personnes qui tenaient le plus profond silence afin de ne rien perdre des paroles qu’ils venaient entendre », rapporte L’Événement. Et pour cause !

Le jeune orateur de trente-six ans n’en est pas à son premier discours. Il aborde la question sans se défiler. « Je ne me fais pas d’illusion sur la position du Parti libéral dans la province de Québec et je dis tout de suite qu’il y occupe une position fausse au point de vue de l’opinion. Je sais que pour un grand nombre de nos compatriotes le Parti libéral est composé d’hommes à doctrines perverses et de tendances dangereuses, marchant sciemment et délibérément à la révolution ».

L’exemple est plus puissant que le précepte. « Pour moi, j’appartiens au Parti libéral. Si c’est un tort d’être libéral, j’accepte qu’on me le reproche. Si c’est un crime d’être libéral, ce crime, j’en suis coupable. Pour moi, je ne demande qu’une chose, c’est que nous soyons jugés d’après nos principes. Il importe avant tout de s’entendre sur la signification, la valeur de ce mot libéral, et de cet autre mot conservateur ».

Laurier est un ancien radical, disciple d’Antoine-Aimé Dorion, admirateur de Papineau, détracteur de la Confédération et ex-vice-président de l’Institut canadien de Montréal.

« Quelle idée cache ce mot de libéral qui nous a valu tant d’anathèmes ? Quelle idée cache ce mot de conservateur, qui semble tellement consacré qu’on l’applique modestement à tout ce qui est bien? L’un est-il, comme on l’affirme tous les jours, l’expression d’une forme nouvelle de l’erreur ? L’autre est-il, comme on semble constamment l’insinuer ; la définition du bien sous tous ses aspects ? L’un est-il la révolte, l’anarchie, le désordre ? L’autre est-il le seul principe stable de la société ? »

La conversion de Laurier à l’électoralisme est pragmatique. Pour prendre le pouvoir, il faut rendre le libéralisme acceptable et dissocier les modérés des radicaux. Le gros vin rouge voyage mal. « Il est vrai qu’il existe en Europe, en France, en Italie et en Allemagne, une classe d’hommes qui se donnent le titre de libéraux, mais qui n’ont de libéral que le nom. Ce ne sont pas des libéraux dans leurs principes, ce sont des révolutionnaires. Ils sont tellement exaltés qu’ils n’aspirent à rien de moins que la destruction de la société moderne. Avec ces hommes, nous n’avons rien de commun ; mais c’est la tactique de nos adversaires de toujours nous assimiler à eux ».

L’orateur n’en a pas cessé pour autant d’être un adversaire résolu des ultramontains. « Encore une fois, conservateurs,  je vous accuse de ne comprendre ni votre pays ni votre époque. Vous voulez organiser tous les catholiques comme un seul parti, sans autre base que la communauté de religion, mais n’avez-vous pas réfléchi que, par le fait même, vous organisez la population protestante comme un seul parti et qu’alors, au lieu de la paix et l’harmonie, vous amenez la guerre la plus terrible de toutes, la guerre religieuse ».

Un peu de tolérance voltairienne pourrait réorienter le débat. « Au nom de quel principe les amis de la liberté voudraient-ils refuser au prêtre le droit de prendre part aux affaires politiques ? Au nom de quel principe le prêtre n’aurait-il pas le droit de dire que si je suis élu, moi, la religion est menacée, lorsque j’ai le droit, moi, de dire que si mon adversaire est élu, l’État est en danger ? Que le prêtre parle et prêche comme il l’entend, c’est son droit. Jamais ce droit ne lui sera contesté par un libéral canadien ».

Une fois la base d’harmonie de l’accord parfait établie, Laurier passe maintenant aux accords plaqués. « Cependant, ce droit n’est pas illimité, rappelle-t-il sur un ton qui exclut toute discussion. Nous n’avons pas  parmi nous de droits absolus. Les droits de chaque homme, dans notre état de société, finissent  à l’endroit précis où ils empiètent sur les droits des autres. Le droit d’intervention en politique finit à l’endroit où il empiéterait sur l’indépendance de l’électeur ».

On ne  peut pas être démocrate à demi. « Il est donc parfaitement permis de changer l’opinion de l’électeur, par le raisonnement et par tous les autres moyens de persuasion, mais jamais par l’intimidation. La constitution entend que l’opinion de chacun soit librement exprimée comme il la conçoit, au moment qu’il l’exprime et la réunion collective de chacune de ces opinions individuelles, librement exprimées, forme le gouvernement du pays ».

Laurier fait à nouveau confiance au libéralisme britannique, une illusion que le jeune Papineau avait déjà perdue cinquante ans plus tôt. « Nous sommes un peuple heureux et libre et nous sommes heureux et libres grâce aux institutions libérales qui nous régissent. Protéger ces institutions les défendre et les propager telle est la politique du Parti libéral, il n’en a pas d’autre ». Le radicalisme a vécu ! Vive le libéralisme acceptable ! Vive le libéralisme « violet » !

Mgr Conroy a veillé personnellement à ce que l’assemblée des évêques entérine deux textes, une Lettre pastorale et une Circulaire, pour faire connaître aux fidèles l’interprétation autorisée du libéralisme. L’épiscopat y affirme, sans grande conviction, que le parti libéral n’est pas condamnable en lui-même.

La mission du délégué apostolique a tourné court avant même qu’il puisse rédiger son rapport. Pour les ultramontains, la mort subite de Mgr Conroy est un bon débarras. « Son œuvre parmi nous en a été une de destruction et de ruine, écrit l’abbé Luc Désilets. C’est bien pourquoi sa disparition de ce monde a été comme un soulagement pour la conscience de tant de catholiques et a paru si providentielle ».

Le bleu concentré des ultraconservateurs demeure non soluble. Wilfrid Laurier devra attendre vingt ans avant de recueillir les fruits de son discours de contrition.