Les femmes Barbeau en quête de liberté

Une histoire bouleversante d’Anaïs Barbeau-Lavalette

Anaïs Barbeau-Lavalette a fait ses preuves au cinéma. En 2012, elle avait accordé une entrevue à l’aut’journal au moment de la sortie de Inch’Allah, un deuxième film de fiction après Le Ring (2007). La jeune maman d’alors, enceinte  jusqu’aux joues de son deuxième enfant, m’avait ravie par la vivacité de ses réponses et l’intensité de son regard duquel se dégageait une sensibilité à fleur de peau. Une détermination sans équivoque émanait de son corps tout entier.

Cinéaste, romancière et maman, Anaïs Barbeau-Lavalette affiche une feuille de route impressionnante.

Aujourd’hui, âgée de 36 ans, la maman d’un troisième enfant, né au printemps dernier, publie La femme qui fuit, un roman consacré à sa grand-mère Suzanne Meloche. Il s’agit d’un troisième ouvrage, précédé par « Je voudrais qu’on m’efface » et « Embrasser Yasser Arafat », parus respectivement en 2010 et 2011.

« La première fois que tu m’as vue, j’avais une heure. Toi, un âge qui te donnait du courage. Cinquante ans, peut-être ». Ainsi débute le roman. « Le train file en direction d’Ottawa. J’ai 26 ans. Ma mère a une idée. On va aller te voir. Il ne faut pas appeler parce que tu vas nous dire de ne pas venir. Mais je ne sais pas si j’en ai envie. Je ne t’aime pas. J’ai même un peu peur de toi. Finalement, je préfère quand tu n’existes pas. »

Les deux rencontres avortées avec sa grand-mère ont fait place chez Anaïs à un besoin viscéral de connaître cette femme absente, voire inexistante. Des photos léguées par la défunte à sa fille Manon Barbeau et à sa petite-fille Anaïs sont trouvées dans le logement d’Ottawa, dernier lieu de résidence de Suzanne Meloche, jusqu’à sa mort en 2003, à l’âge de 83 ans.

La ressemblance physique frappante entre les trois femmes laisse Anaïs songeuse. Il n’en fallait pas plus pour que surgisse, chez la romancière, ce désir irrésistible de donner à sa grand-mère maternelle une seconde vie.

« Je ne t’aime pas encore. Mais attends-moi. J’arrive. » La romancière entame des recherches au cours desquelles elle puisera à toutes les sources, familiales et officielles. Les écrits sur Refus global serviront d’éclairage. Pour le reste, elle l’inventera.

À 22 ans, le 7 juin 1948, Suzanne Meloche épouse Marcel Barbeau. Son ami Claude Gauvreau lui sert de témoin. Elle s’appellera désormais Suzanne Barbeau. Deux mois plus tard, Paul-Émile Borduas publie Refus global auquel souscriront Marcel Barbeau, Claude et Pierre Gauvreau, Jean-Paul Riopelle,  Marcelle Ferron, Jean-Paul Mousseau et neuf autres artistes. Suzanne hésite, mais signe le manifeste explosif. Geste qu’elle reniera deux jours plus tard. « Je ne signe plus », laissera-t-elle tomber devant un Borduas méprisant, celui même qui lui avait refusé d’inscrire un de ses poèmes au catalogue à l’instar des autres signataires.

Refus global est mal reçu dans la société québécoise de l’époque. Paul-Émile Borduas et Marcel Barbeau sont renvoyés de l’École du meuble. Au moment même où Suzanne apprend qu’elle est enceinte. Surnommée Mousse parce qu’à sa naissance, elle « sent la mousse des bois », Manon grandira auprès d’une mère qui s’accroche à elle, comme la mousse à l’arbre.

Marcel, désargenté, quitte la ville pour la campagne, sur une ferme dédiée à la culture de la betterave à sucre. Six adultes et deux enfants partagent l’aventure.  La maison est glaciale pour Manon et Katherine, la fille de Dyne Mousseau. L’inexpérience des citadins brouille l’espoir de réussite. Ça ne peut plus continuer.

 Borduas vient à la rescousse et propose à Barbeau d’emménager dans la petite maison jouxtant la sienne. Plancher en terre battue, sans isolation, bécosse à l’arrière, la vie est toujours aussi difficile pour Suzanne qui vient d’apprendre qu’elle est à nouveau enceinte.

Marcel, de son côté, revit. Il travaille tout en préparant une exposition à Ottawa pendant que Suzanne s’étiole à attendre son mari trop souvent absent. La naissance de François n’empêche pas le père de tenter sa chance à New York.

Cette fois, c’en est trop. Mousse a maintenant 3 ans, François, un an et demi.

À l’initiative de Suzanne, le 1er août 1952, Barbeau et sa femme confient leurs deux enfants à une garderie. Suzanne fuit à toutes jambes. Son besoin de liberté passe avant tout. Elle ne reviendra jamais.

Suzanne Meloche a tranché, couteau bien aiguisé en main. Il fallait du courage et une volonté imperturbable. Sa détermination a-t-elle été payante ? À vous de le découvrir... L’histoire est bouleversante. On y découvre une femme passionnée, au caractère frondeur, la révolte au bout des lèvres, le crayon au bout des doigts.

Deux feux d’une même intensité brûlent en elle. Elle aime son mari et adore ses enfants qu’elle cajole et protège. Mais elle éprouve une passion tout aussi dévorante pour l’expression artistique. Quitter mari et enfants était impensable dans les années 1950. La société de l’époque pardonnait tout aux hommes et si peu aux femmes.

Le roman d’Anaïs Barbeau-Lavalette est le portrait assourdissant d’une époque annonciatrice de la Révolution tranquille. En amont, celui d’une femme précurseur. On la sent bouger, ruer, avancer en ligne droite.

Le rythme haletant imprègne au récit un sentiment d’urgence. L’écriture à la deuxième personne du singulier interpelle le personnage principal. Le lecteur a l’impression de découvrir Suzanne Meloche en même temps que l’auteure. Elle prend vie sous ses yeux.

La maison d’édition Marchand de feuilles a soigné la présentation du livre. En couverture, une photo prise en accéléré montre une femme énigmatique engagée dans un corridor sans fin. Le format du livre de 10cm sur 20cm, soutenu par une reliure souple, tient bien dans la main. Les chapitres sont courts, parfois d’une seule page. Une seule photo de famille illustre le roman. Suzanne, Marcel et les deux enfants y sont réunis peu de temps avant la séparation.

La liberté si chère à la grand-mère est inscrite chez sa fille Manon Barbeau. Elle est aussi présente chez sa petite-fille Anaïs. Fera-t-elle son chemin chez cette arrière-petite-fille qui vient de naître ?

« Nous ne tombons pas du ciel mais poussons sur notre arbre généalogique », écrit  Nancy Huston, citée par l’auteure.

La femme qui fuit, Anaïs Barbeau-Lavalette, Marchand de feuilles, 2015