La bourse du carbone est une fausse bonne idée

La solution aux problèmes environnementaux exige un sursaut moral

« Pierre Arcand juge raisonnable de s’engager dans la filière pétrolière tout en luttant contre le réchauffement climatique », titre Le Devoir du 10 novembre dernier. Le ministre de l’Énergie et des Ressources naturelles s’adressait aux membres de l’Association pétrolière et gazière du Québec (APGQ) réunis pour leur congrès annuel.

Il tenait à les rassurer : « Le Québec est appelé à se positionner dans cette filière énergé­tique ». Et il a ajouté sans rire : « Le Québec a avantage à tirer profit de son potentiel en hydrocarbures, tout en respectant l’environnement ».

Ce disant, le ministre ne fait que répercuter les orientations fossiles – dans les deux sens du terme – du gouvernement Couillard. Actionnaire de deux sociétés – Pétrolia et Junex – investies dans des projets pétroliers et gaziers en Gaspésie et à Anticosti, son gouvernement a créé le fonds Capital Mines Hydrocarbures (CMH). Doté d’une enveloppe d’un milliard de dollars, le fonds CMH est à l’affût de participations intéressantes dans le secteur des hydrocarbures.

David Heurtel, l’ineffable ministre du Développement durable, de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques, favorise du mieux qu’il peut, malgré son titre ronflant de lutteur contre les changements climatiques, le projet d’oléoduc Énergie Est de TransCanada. Comme quoi les contradictions entre le discours et le geste n’étouffent personne dans ce gouvernement.

C’est sur cette toile de fond que Philippe Couillard, accompagné d’une grappe de ministres, va se présenter à la Conférence de Paris en champion de la lutte contre les changements climatiques. Une véritable imposture.

Cette montée de fièvre climatique, observée et démontrée par le monde scientifique, est le symptôme de graves désordres dans le fonctionnement complexe de la biosphère. Nous connaissons la cause de cette fièvre et de ces désordres : la surutilisation des énergies fossiles – le charbon, le pétrole et le gaz – qui produisent un excès de gaz à effets de serre (GES), dont le principal est le dioxyde de carbone ou CO2.

L’assuétude au pétrole des gens d’affaires et d’argent est telle qu’ils ne reculent devant rien pour en extraire jusqu’à la dernière goutte de la surface et des profondeurs de la terre : du ratissage hypersalissant des sables bitumineux à la fracturation violente de schiste de la roche-mère.

Comment éviter la catastrophe climatique ? On connaît la réponse : limiter l’augmentation de la température du globe sous la barre des 2 o C par rapport à la période préindustrielle, que l’on situe au tournant du XIXe siècle. Déjà depuis 1800, la température de l’atmosphère s’est élevée de 0,85 oC.

Avant ce sommet de Paris, quel bilan tirer de toutes ces rencontres, de toutes ces promesses et de la supposée efficacité du marché ?

Le niveau de concentration des GES dans l’atmosphère ne cesse d’augmenter depuis 1992. Selon un récent rapport de l’Organisation météorologique mondiale (OMM), un nouveau record a été établi en 2014.

Cette même année 2014 s’est aussi révélée la plus chaude jamais enregistrée. « La machine s’emballe à un rythme effrayant », avertit Michel Jarraud, directeur de l’OMM. « Nous devons agir maintenant… » (Le Devoir, le 10 novembre 2015)

Devant une telle urgence, comment expliquer une telle inertie de la part des dirigeants politiques, responsables collectivement de la survie de l’humanité ? Il faut savoir que les grands pollueurs de la Terre – les géants du pétrole, de l’automobile et de l’industrie chimique – veillaient au grain.

Dès la publication des premiers rapports du GIEC, un puisant lobby s’organise sous la direction de Shell, Texaco, General Motors, Ford, DuPont, Monsanto et compagnies. Créée en 1989, la Global Climate Coalition, forte de ses 230 000 membres, aura ses entrées à Kyoto.

Cette vaste entreprise du déni va s’effondrer en 2002 lorsque, pour des raisons d’image, les dirigeants de certaines multinationales vont la quitter. C’était pour renaître quelques années plus tard sous le nom d’une nouvelle coalition à odeur de pétrole : la Oil and Gas Climate Initiative.

En 2005, l’Union européenne a été première à institutionnaliser un marché du carbone. Des permis de polluer échangeables sur ce marché inédit ont été alloués à 11 500 établissements. Le prix de chaque unité, c’est-à-dire de chaque tonne de CO2, est alors fixé à 30 euros. Ce prix oscille actuellement entre 5 et 10 euros la tonne.

À ce compte, les entreprises ne voient pas d’intérêt à diminuer leurs émissions. Elles préfèrent acheter bon marché des permis de polluer plutôt que d’investir dans la transition énergétique. Et pourquoi ne pas utiliser les permis accumulés pour spéculer sur le marché ?

Il appert en effet que ce marché singulier, pas plus que le marché ordinaire, n’échappe à la spéculation. Car des acteurs financiers ont flairé la bonne affaire : acquérir des certificats de polluer uniquement dans le but de les revendre pour réaliser un profit rapide.

Selon les auteurs du livre Climat, 30 questions pour comprendre la Conférence de Paris, (Les Petits Matins, Paris, 2015), le marché européen du carbone « n’a pas joué son rôle ». Même constat selon la revue de droite The Economist, (le 13 avril 2013) et la revue de gauche Alternatives Économiques (novembre 2015). Peut-être même que ce marché inédit se dirige vers un échec exemplaire…

Par ailleurs, inspirées par les idées mercantilistes de Kyoto, des bourses du carbone ont surgi en Amérique du Nord. En 2003, avant même la création du marché européen des permis de polluer, une compagnie privée états-unienne fonde la Chicago Climate Exchange (CMX). Une bourse spécialisée dans un nouveau type de produits dérivés : la spéculation sur les fluctuations du climat. La Bourse de Montréal qui, depuis 1999, s’est réfugiée dans les produits dérivés, s’est jointe en 2006 à la CMX. Mais, voilà qu’en novembre 2010, la CMX met fin à ses opérations. La raison ? Le prix de la tonne de carbone, qui pendant un certain temps s’était hissé à 7,50 $, se maintenait à zéro depuis neuf mois.

En juillet 2013, le gouvernement de Pauline Marois met sur pied une Commission sur les enjeux énergétiques du Québec. Présidée par deux scientifiques reconnus et respectés, Normand Mousseau et Roger Lanoue, la Commission a reçu 460 mémoires et tenu des consultations publiques dans 16 villes réparties dans 15 régions du Québec. De ses analyses rigoureuses, émerge un rapport intitulé Maîtriser notre avenir énergétique.

Les commissaires estiment qu’il ne suffit pas de punir les grands pollueurs par le marché ou par une taxe. La véritable solution réside dans la mise en œuvre d’une politique énergétique intégrale, fondée sur l’utilisation optimale des énergies renouvelables, locales. De plus, approfondissant son mandat, la Commission recommande une politique industrielle ainsi qu’une politique de l’aménagement du territoire, couplées à cette nouvelle politique énergétique.

Déposé le 20 janvier 2014, le rapport reçoit un accueil glacial du gouvernement, qui s’empresse de le tabletter en raison de ses recommandations trop fatigantes. D’ailleurs, l’exécutif gouvernemental avait déjà fait son nid en approuvant la mise en œuvre, dès le 1er janvier 2014, d’un marché du carbone : « Le Système de plafonnement et d’échange de droits d’émission de gaz à effet de serre du Québec » (SPEDE). Un système créé par le gouvernement Charest, en 2011, et, somme toute, copié sur le système européen en perte de vitesse.

Dans deux notes de recherche publiées en septembre 2014, les chercheurs de l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS) démontrent pourquoi cette nouvelle bourse du carbone est « une fausse bonne idée » : « L’environnement est une chose trop importante pour être laissée entre les mains irrationnelles des loups de Wall Street de ce monde qui ont une logique de profit sans égard pour l’environnement ».

« Au cours de l’histoire, vient un temps où l’humanité est appelée à élever son niveau de conscience et à définir un nouveau cadre moral. » Dixit la Kényane Wangari Maathai, prix Nobel de la Paix 2004, récompensée pour sa lutte contre les changements climatiques en plantant des millions d’arbres dans son pays.

Wangari Maathai a raison. La solution aux problèmes environnementaux du XXIe siècle exige un sursaut moral, une élévation du niveau de conscience de tous ceux et celles qui ne veulent plus être complices de ce crime contre notre Mère la Terre et qui menace la survie même de l’humanité.

Pour cela, il faut se donner la peine de s’informer, de s’indigner, de s’impliquer et, le moment venu, de s’insurger. Ce qui peut être très fatigant !

* Jacques B. Gélinas a publié récemment Le Néolibre-échange. L’hypercol­lusion business-politique (Écosociété)