Claire Kirkland-Casgrain et son héritage

Le parcours d’une jeune avocate qui a forcé le destin et la main de Jean Lesage

2016/11/15

Le 2 avril dernier se tenaient les funérailles nationales d’une pionnière du monde politique québécois, mais également de la sphère juridique de la province. Plusieurs sont venus honorer l’héritage légué par Mme Claire Kirkland-Casgrain, « celle par qui toutes les femmes du Québec sont en quelque sorte orphelines », comme le dit si bien sa belle-fille, Mme Julie Latour. Retour sur le parcours courageux, audacieux et profondément engagé d’une avocate, femme politique et juge québécoise sous l’œil de Mme Julie Latour, avocate. 

Mme Latour a rendu hommage à Claire Kirkland-Casgrain à l’occasion des funérailles nationales de sa belle-mère, livrant un témoignage touchant. Cette ancienne bâtonnière du Barreau de Montréal admirait profondément Mme Kirkland-Casgrain depuis son plus jeune âge : « C’était un des seuls modèles d’identification dans le monde politique pour les jeunes femmes à l’époque. Et le clin d’œil du destin a fait que 20 ans plus tard, je suis devenue sa belle-fille. Nous avons eu une très belle relation, moi qui ait eu la chance de la côtoyer pendant 24 ans ».

Claire Kirkland-Casgrain est née le 8 septembre 1924 à Palmer, au Massachusetts. Elle passe la plus grande partie de son enfance dans la petite ville de Saint-Pierre, aujourd’hui Lachine. La jeune Claire étudie au collège Villa-Maria, dans Notre-Dame-de-Grâce. Elle complète son baccalauréat à 23 ans et remporte la même année la médaille d’excellence en littérature française du gouvernement français. 

Claire Kirkland-Casgrain poursuit ensuite des études de droit à l’Université McGill avant de suivre un cours de droit international en Suisse. En 1952, elle est admise au barreau et devient avocate pour le cabinet privé de Maîtres Cerini et Jamieson à Montréal. Elle ne sera d’ailleurs pas payée, car son cabinet considérait qu’un bureau personnel et une place de stationnement constituaient un « salaire » suffisant. La jeune avocate ouvrira également un bureau à la maison où elle recevra quelques clients les soirs de semaine. 

Mme Kirkland-Casgrain sera avocate pendant un peu moins de dix ans avant de s’engager en politique en devenant notamment présidente de la Fédération des femmes libérales du Québec et conseillère de la Jeunesse libérale dans la circonscription de Jacques-Cartier. Au cours des années 1960, elle collabore également à la revue Châtelaine, rédigeant une chronique intitulée : « Ce que j’en pense » et deviendra membre fondatrice de l’Association des femmes avocates de la province de Québec. 

En 1961, le père de Claire Kirkland-Casgrain, qui est médecin et député pour le Parti libéral depuis 20 ans, décède au cours de l’été. Cela force la tenue d’élections partielles dans le comté de Jacques-Cartier. À ce moment, les organisateurs de M. Kirkland voyaient en sa fille un successeur potentiel. « On a profité de l’absence de Jean Lesage, plus ou moins chaud à l’idée à l’époque, pour tenir une convention en catimini. Elle obtient alors une énorme majorité de voix. Lesage est revenu de Paris quelques jours plus tard et a appris la nouvelle… ou plutôt le fait accompli ! Claire a donc forcé le destin. Plus tard, bien entendu, Jean Lesage se réclamera être l’initiateur de son arrivée ! » Cette force et cette conviction, pour Julie Latour, constituent un message encore d’actualité pour toutes les femmes : « Claire n’a pas attendu, ni demandé la permission ». 

Un peu moins d’un an plus tard, lors d’élections générales, la première députée québécoise obtient une nouvelle victoire avec une majorité record de plus de 50 000 voix, c’est-à-dire la plus grande majorité de voix jamais enregistrée à l’époque.

Elle devient donc la première femme députée à l’Assemblée nationale et ce plus de 20 ans après l’obtention du droit de vote pour les femmes au Québec, dernière province canadienne à accorder le droit de vote aux femmes. Pour Mme Latour, Claire Kirkland-Casgrain « portera, par sa seule personne, le visage de toutes les femmes au Québec qui étaient auparavant invisibles en politique publique. Elle dira je au nom de toutes ces Québécoises. » 

Au moment de son élection, tous se demandaient si Mme Kirkland-Casgrain se présenterait à l’Assemblée nationale avec un chapeau, obligatoire pour entrer au sein du Parlement à l’époque. Dans une entrevue pour l’émission Mémoires de députés, Mme Kirkland-Casgrain explique sa décision d’entrer sans couvre-chef en disant simplement qu’elle ne se voyait pas du tout « travailler avec un chapeau sur la tête ».

Elle demeurera néanmoins la seule femme à siéger au Parlement québécois pendant 12 ans. « Ce devait être une période de grande solitude pour elle. Il y a en effet beaucoup de solitude dans le fait d’être seule femme à l’Assemblée nationale, et de porter le poids de la destinée de toutes les femmes québécoises sur ses épaules. Il lui aura fallu faire preuve de courage dans l’adversité, de force intérieure, de persévérance et d’une rare capacité de conviction » selon sa belle-fille.

Les collègues de Mme Kirkland-Casgrain lui transféraient d’ailleurs toute demande provenant des citoyennes, car ils considéraient qu’elle était plus à même de trouver une solution pour ces femmes. Elle recevait donc du courrier de tous les coins de la province, ce qui gardait la jeune députée très occupée. Au cours de ces douze années, plusieurs autres femmes ont tenté d’être élues dans le cadre d’élections générales, sans succès. 

Lesage confiera à la première députée un ministère sans portefeuille. Quelques années plus tard, Claire Kirkland-Casgrain présentera le projet de loi 16 qui met fin à l’incapacité juridique des femmes en leur permettant notamment de signer un contrat et d’intenter des actions en justice. Mme Kirkland-Casgrain n’avait d’ailleurs pas pu signer son propre bail lorsqu’elle a loué un appartement à Québec.

Dans une entrevue accordée à la chaîne parlementaire alors qu’elle était âgée de 80 ans, Mme Kirkland-Casgrain revient sur l’adoption du projet de loi 16 : « Quand j’ai étudié le droit, j’ai été absolument estomaquée de découvrir qu’une femme qui arrivait à l’âge majeur avait absolument tous les droits et qu’au moment de son mariage elle devenait incapable juridiquement. Elle devenait incapable de signer tout document à moins que son mari ne l’autorise. Ça me paraissait extrêmement injuste ». 

En novembre 1964, Mme Kirkland-Casgrain est nommée ministre des Transports et des Communications dans le cabinet Bourassa et fait de la sécurité routière sa priorité. Elle établit des cours gratuits partout dans la province pour tous les jeunes et insiste, dans sa propre famille, pour que les enfants portent leur ceinture de sécurité en tout temps.

Deux ans plus tard, elle est réélue dans la circonscription de Marguerite-Bourgeois dont elle aide à choisir le nom. Elle devient ministre du Tourisme, de la Chasse et de la Pêche de 1970 à 1972, ministère qu’elle appréciera particulièrement, et milite pour l’ouverture des clubs privés à tous, ce qui conduira plus tard à la création des premières réserves fauniques au Québec. 

Elle travaillait alors à Québec les mardis, revenait auprès de sa famille les mercredis soirs et repartait à Québec jusqu’au vendredi. Mme Kirkland-Casgrain avait alors embauché une femme qui habitait avec les enfants et bénéficiait de l’aide de sa mère, voisine. Son mari, lui aussi avocat, demeurait disponible en cas d’urgence. La conciliation travail-famille demeurait ardue. 

Avant de quitter la vie politique en 1973 pour devenir juge de la Cour provinciale, une première au Québec pour une femme, elle pilotera le projet de loi 63 à l’origine de la création du Conseil de statut de la femme.

« L’engagement politique de Claire était empreint d’une vision humaniste, d’une volonté de faire rayonner le Québec et d’un désir d’émancipation. Ses idéaux étaient profondément ancrés dans la réalité politique de l’époque et c’est pour cette raison qu’elle a réussi à en accomplir autant. Elle était convaincue que c’est par l’action dans la chose commune qu’on peut changer les choses. C’est un message précieux que nous devons toujours garder en tête aujourd’hui », explique Julie Latour.