Le commencement de la fin pour Mercier

Le portulan de l’histoire

2016/11/15

À l’été 1891, le voyage d’Honoré Mercier en Europe est un triomphe diplomatique. Reçu à l’Élysée, il est promu au grade de commandeur de la Légion d’honneur. La Belgique lui décerne l’ordre de Léopold à Bruxelles. Et au Vatican, en reconnaissance de son rôle déterminant dans le règlement de l’affaire des biens des Jésuites, le Pape Léon XIII le fait Comte du palais apostolique et de la cour du Latran.

Accueilli partout en France comme un chef d’État, le Premier ministre du Québec y fait un malheur. « On dit que sur les bords du Saint-Laurent, les descendants des Français de jadis sont fiers de nous. En entendant monsieur Mercier, nous avons bien plus raison encore de nous sentir fiers d’eux », roucoule Le Temps, un journal parisien.

Une réception chaleureuse que le chef du Parti national doit en grande partie à son ami, et ancien sous-ministre à l’Agriculture et à la Colonisation, le curé Labelle, qui s’est éteint brutalement en janvier des suites d’une opération pour une hernie.
 
Lors de la visite du gros curé, en 1890, le Tout-Paris avait été séduit. La presse française a vu en lui rien de moins que la réincarnation de Rabelais. Le Figaro, complètement sous le charme, s’émerveille : « Il faut le prendre après le dîner et lui laisser tirer sa pipe de sa poche. Il retrousse sa soutane et, sur son large pantalon en laine brune canadienne, il fait partir son allumette et il allume, comme il dit. Très fort et très puissant, il peut parler six heures d’horloge avec une volubilité sans cesse croissante. C’est, croyons-nous, à l’heure actuelle, le seul prêtre du monde qui soit ministre d’État ».

À tous ceux qui le complimentent, le curé Labelle ne cesse de répéter : « Tant que vous n’avez pas vu Mercier, vous n’avez encore rien vu ! »  Maintenant qu’ils ont vu et entendu l’idole du gros curé, ils ne sont pas déçus. 

Honoré Mercier, grisé par l’estime et la déférence des Français, n’a pas rencontré le même élan d’enthousiasme auprès du Crédit Lyonnais. Le prêt de onze millions $, sollicité par le Québec, se voit réduit à quatre. Et à un taux non préférentiel. Dans une dépêche diplomatique, le Haut Commissariat canadien de Londres peut se vanter de la réussite de sa campagne de désinformation politique et économique contre le Québec.
Avant le départ du chef du Parti national pour Paris, le gouvernement conservateur de Macdonald a été reconduit avec une majorité confortable. The Old Flag, The Old policy, The Old leader était le slogan de sa campagne. Néanmoins, fort de l’appui de Mercier, la répartition partisane des sièges au Québec s’est révélée encourageante pour les libéraux de Wilfrid Laurier, 33 députés élus pour 24 conservateurs.

La seule anomalie excentrique dans le déroulement de la campagne électorale a été la candidature indépendante d’un bleu notoire. L’année précédente, Israël Tarte avait présenté à son chef, John A. Macdonald, un dossier aggravant de trafic d’influence, impliquant le trésorier du parti conservateur, le député de Québec-Ouest, l’entrepreneur Thomas McGreevy, lequel profitait de son copinage avec sir Hector Langevin, pour prendre connaissance à l’avance de la nature des contrats gouvernementaux et du montant des soumissions présentées par ses concurrents. 

Le remplacement de Langevin au poste de lieutenant du Québec  par Chapleau aurait été, pour Tarte, une résolution politique interne acceptable. Suite au refus de Macdonald de sacrifier Langevin — le grand responsable du patronage conservateur depuis Cartier — le Canadien publie un premier article de son propriétaire dénonçant une des nombreuses malversations de Thomas McGreevy. L’entrepreneur poursuit aussitôt Israël Tarte en justice pour libelle diffamatoire. 

Le journaliste accuse le coup. Il contacte le chef de l’Opposition pour lui refiler le dossier incriminant. « Si le gouvernement peut être tué, c’est avec cette affaire, croyez-m’en ! » Tarte sait de quoi il parle, c’est un organisateur d’élections chevronné. « Nous allons noyer Langevin dans la mer de boue où je vois déjà tomber McGreevy. » 

Si son informateur menait l’attaque dans les rangs du parti libéral, Wilfrid Laurier serait tenté d’accepter son offre. Sauf que le libelliste n’est pas prêt à passer du bleu au rouge. Tarte poursuit sa croisade en  solitaire, en dévoilant les escroqueries de McGreevy dans ses journaux Le Canadien et L’Événement et en se faisant élire sous la bannière indépendante. 

À la mi-juin, dès l’ouverture de la session de 1891 – John A. Macdonald est décédé début juin – le nouveau député de Montmorency porte devant la Chambre 63 chefs d’accusation contre sir Hector Langevin, lequel conserve toujours, au détriment de Chapleau, la confiance du nouveau premier ministre, John Abbott. Submergé par l’accumulation des délits d’initié, le ministre des Travaux publics doit remettre sa démission le 10 août. La date a de l’importance. L’entre­prenant McGreevy, quant à lui, sera expulsé des Communes trois semaines plus tard.

Exclu du parti conservateur, appauvri par les poursuites répétées de McGreevy, Israël Tarte rejoint le parti libéral, dont il deviendra le grand organisateur. Pour Tarte et Laurier, l’autonomisme de Mercier est une hérésie. Partisan d’un parti conservateur fort dans un Canada uni, le transfuge se fait fort d’adapter la formule au parti libéral.

À chacun ses scandales et les vaches seront bien gardées : c’est la règle d’or du parlementarisme des partis. Tarte ayant rompu l’entente tacite au profit des libéraux, la loi du talion s’applique. Le Comité fédéral des chemins de fer a dégoté un scandale de même nature collusive  à Québec. La riposte des conservateurs à l’affaire McGreevy est trouvée.

Mercier absent, Pierre Garneau occupe le poste de Premier ministre intérimaire. C’est un homme honnête et sa conscience le trouble. Avec une candeur suicidaire, il confie son malaise au pire ennemi d’Honoré Mercier, le lieutenant-gouverneur conservateur Auguste-Réal Angers. À la demande d’Ernest Pacaud, Garneau a remis une somme de 175 000 $ à Charles N. Armstrong en dédit d’un contrat résilié par le gouvernement pour non-respect du calendrier d’exécution dans la construction du chemin de fer de la Baie des Chaleurs. Tel qu’entendu au préalable, l’entrepreneur n’a gardé qu’une somme de 75 000 $ et reversé l’excédent de 100 000 $ à Pacaud, 

Le Grand Argentier du Parti national aurait utilisé la majeure partie de la somme à des fins électorales et une autre assez minime pour régler certains frais de voyage du Premier Ministre en France. Patronage pour patronage ! Affaire douteuse pour affaire louche ! Chef rouge pour chef bleu ! Le nouveau scandale éclate le 12 août, deux jours après la démission de Langevin.

Rentré au pays à la mi-juillet, le Premier ministre du Québec est toujours sur un nuage depuis son retour d’Europe. Il s’est retiré à Sainte-Anne-de-la-Pérade, dans son domaine de Tourouvre. Le nouveau comte palatin festoie avec ses amis et fait la sourde oreille à tous ceux qui le pressent de rassurer le lieutenant-gouverneur Angers sur son ignorance de la transaction Pacaud-Armstrong. 

Inutile d’insister ! Pour le moment, Monsieur le comte consacre toutes ses énergies à l’organisation d’une fête. Il attend 180 zouaves pontificaux qui arrivent de Québec et de Montréal par trains spéciaux. Après avoir défilé en costume, les quadragénaires logent sous des tentes comme à la guerre contre Garibaldi, dont la plupart n’ont connu que les casernes et les bordels romains. 

Le lendemain, la fête est entrecoupée de discours, de fanfares, de feux d’artifice, de remises de médailles, de promenades en chaloupe et de banquets. Le premier a lieu le matin dans le parc décoré de faisceaux de drapeaux et le second dans la soirée, éclairée par les lanternes vénitiennes qui illuminent le parc du Manoir. Rien n’est trop beau pour les zouaves ! « C’est pas croyable ! se récrie l’un d’eux tout émoustillé. Le champagne coule comme si c’était de la bière d’épinette ! »

Le jour même, Jules Tardivel conclut un éditorial dévastateur par une phrase lapidaire et prophétique sur le Scandale de la Baie des Chaleurs : « C’est le commencement de la fin ! »  Il n’a pas tort. Le Lieutenant Gouverneur, avec la bénédiction de John Abbott, s’apprête à mettre en marche la machine à broyer le chef du Parti national. Il reprend dans ses grandes lignes le scénario du coup d’État libéral de Letellier de Saint-Just en 1878. Après tout ce temps, il rend la monnaie de la pièce. 

Mercier, qui souffre déjà du diabète qui va l’emporter, temporise et manque de vigueur dans sa défense au point d’en échapper le ballon. Le 7 septembre 1891, Angers lance son attaque en limitant l’action gouvernementale aux actes administratifs urgents – ce qui prive Mercier de tout pouvoir exécutif. Le 18, il met sur pied une Commission royale d’enquête. 

Le 16 décembre, il anticipe le rapport final des commissaires, révoque le Premier ministre et confie à Boucher de Boucherville le soin de former un ministère. Le parti conservateur étant minoritaire, son chef se doit de déclencher des élections générales. Elles se tiendront à l’hiver. Un calvaire supplémentaire pour Mercier qui est député de Bonaventure. Malgré un froid sibérien, la foule s’est relayée, jour et nuit,  sous les fenêtres de sa maison au carré Saint-Louis, pour vociférer : «  À bas les voleurs ! »

Le 8 mars 1892, la campagne de salissage sans précédent des Bleus a porté fruit. Ils remportent la mise avec 52 députés pour 18 merciéristes et un indépendant. 

Le Rapport du président de la Commission royale d’enquête, daté du 8 février précédent, est rendu public dans les semaines qui suivent le scrutin. Il affirme « qu’il n’y a de preuves qu’aucun ministre ait eu connaissance de la convention » entre Pacaud et Armstrong. 

Les Bleus ne lâchent pas le morceau. Un mois après avoir chassé le Parti national du pouvoir, Montréal apprend qu’on a mis Mercier sous les verrous. Il est arrêté ! Il s’agit plutôt  d’une sommation, rédigée en anglais, qui convoque l’ancien Premier ministre du Québec devant la cour pour répondre à l’accusation d’avoir illégalement conspiré pour enlever à la reine Victoria une somme de 60 000 $. 

Ça pue la curée partisane. Après six mois d’un procès que ses adversaires politiques ont volontairement étiré en longueur, Mercier est acquitté. Le revirement est complet. L’ancien chef du Parti national est de nouveau l’enfant chéri des Montréalais. Ils se rendent en foule à la gare Dalhousie pour fêter son retour de Québec.

Acclamé par les étudiants, Mercier doit s’assoir dans un fauteuil monté sur un brancard et encadré de drapeaux. On porte le héros en triomphe jusque chez lui rue Saint-Denis. C’est plus qu’une marche, c’est un défilé.

La mise à mort politique ne suffisait pas aux ennemis de Mercier. Ils souhaitaient également sa déconfiture. L’arrogant comte palatin, si fier du titre de noblesse que lui a conféré le Saint-Père, est criblé de dettes. Mercier est incapable de rembourser ses créanciers. 

Il doit mettre ses propriétés en vente : le domaine de Tourouvre à Sainte-Anne-de-la-Pérade ; ses résidences, rue Saint-Denis à Montréal et rue Brébeuf à Québec ; sa maison de campagne à l’île Sainte-Rose ; une propriété à Saint-Hyacinthe et des terrains miniers dans le comté d’Ottawa. La faillite s’élève à 83 163 $. La liquidation des biens immobiliers ne rapporte que 20 660 $.

Pour les Bleus, la ruine de Mercier était, semble-t-il, le prix à payer pour avoir osé revendiquer un droit constitutionnel : l’autonomie politique du Québec.