Avons-nous perdu le sens de ce que doit être un État ?

Les paradis fiscaux rendent les lois nationales inopérantes

2016/11/15

Génération nationale a accueilli, le samedi 21 mai dernier, au Centre St-Pierre, trois panélistes pour discuter du rôle que doit prendre l’État québécois dans un contexte de mondialisation financière galopante. Le thème des paradis fiscaux, conséquence du modèle néolibéral actuel, a été au centre de la rencontre. 

Alain Deneault, professeur et chercheur au Réseau pour la justice fiscale Québec (RJFQC), Gabriel Ste-Marie, député du Bloc québécois de la circonscription de Joliette à la Chambre des communes, et Wedad Antonius, militante d’ATTAC-Québec, ont pris la parole suite à l’allocution du président de la conférence, Simon-Pierre Savard-Tremblay. 

Après avoir présenté la députée péquiste Véronique Hivon, M. Savard-Tremblay a débuté la rencontre en mentionnant que nous devons, comme les Patriotes par le passé, nous soulever contre « l’ordre marchand ». Cet ordre marchand, c’est aujourd’hui celui du capitalisme financier. Celui qui affaiblit les États-nations. 

Le Québec se doit donc de réagir. Il lui faut se donner les moyens de résister aux pressions qu’exercent sur lui les paradis fiscaux. 

L’exposé d’Alain Deneault, professeur de Science politique de l’Université de Montréal, a débuté par un commentaire sur le pervertissement du contrat social, formateur de l’État de droit. L’idée d’État-nation a été possible lorsque les individus ont accepté de voir leurs droits garantis par un État qui en deviendrait garant. 

Or, les paradis fiscaux, les législations de complaisance comme M. Deneault les qualifie, « rendent inopérantes les lois votées au niveau national, lorsqu’on en vient à penser le politique à travers cette mondialisation financière ». 

Ces législations de complaisance, que sont la Barbade, les Bermudes, les îles Caïmans, l’Île de Man, le Delaware et de nombreux autres paradis fiscaux finissent par « tout permettre afin de soustraire les entreprises aux règles de droit ». Une sorte de « souveraineté à l’envers où les lois s’estompent », renchérit-il. 

Ce sont des « lois qui ne sont même pas dignes de ce nom », continue M. Deneault. Elles ont été élaborées et soutenues par des banques et des gouvernements, et non par les peuples.

D’ailleurs, elles ne les servent pas. Elles servent les entreprises dans une sorte « d’ultra permissivité, aussi longtemps qu’on est riche », nous explique M. Deneault, « aussi longtemps qu’on a la chance de se payer un avocat fiscaliste qui connaît les rouages de ces endroits offshore ».

L’auteur d’Une escroquerie légalisée établit un lien avec la situation actuelle du Québec. Selon M. Deneault, nous sommes en train de réaliser que « l’État n’a plus d’emprise sur certains enjeux ». On doit donc le repenser. Le repenser, c’est penser à une « souveraineté nouvelle, soumise à aucune autorité, hormis celle du peuple ». 

Certains parlent déjà du délitement de l’État-nation. Le professeur nous explique que, dans certains magazines et hebdomadaires de renom (The Economist, Forbes), l’appellation État-nation est tout simplement en train de disparaître. On lui préfère maintenant celui d’Économies (les Économies), un terme qui permet d’inclure les nouveaux acteurs en puissance que sont les entreprises multinationales. 

Ces dernières acquièrent des droits qu’elles n’ont jamais détenus auparavant comme la possibilité de poursuivre un État, comme cela est stipulé dans un article de l’accord de l’ALÉNA. Accord signé et entériné par les États qui « deviennent les complices des intérêts des entreprises », de dire M. Deneault.

« Nous avons perdu le sens de ce que devrait être l’État », poursuit M. Savard-Tremblay avant de donner la parole à Gabriel Ste-Marie. 

Pour le député du Bloc, Ottawa n’a pas la volonté d’agir là où ça compte. Il fait le parallèle avec l’inaction du précédent gouvernement conservateur face aux changements climatiques. Il rappelle que le ministre de l’Environnement conservateur affirmait « qu’il n’y a pas de problèmes, Dieu va nous sauver ! »

Assez lucide pour comprendre que le Canada ne peut agir seul, que la communauté internationale doit s’unir, si elle veut réellement faire bouger les choses, M. Ste-Marie croit que « pendant ce temps-là, pendant que les hautes instances prétendent s’organiser, on n’agit pas ». 

Le député bloquiste en conclut « qu’il faut agir chez soi pour exercer des pressions au niveau international ». 

Il donne en exemple le projet de loi privé, transformé en motion, qu’il a déposé à la Chambre des communes et qui peut régler le cas de la Barbade et de 22 autres paradis fiscaux, comme Panama et l’île de Man, sans avoir à réviser des accords internationaux, tout simplement en modifiant de courts passages de la loi canadienne de l’impôt.

C’est la première proposition au parlement qui remet en question le système d’imposition de ce qu’il nomme les coquilles vides, ces entreprises prête-noms qui servent aux multinationales à contourner l’impôt. « Car, jamais les parlementaires n’ont eu à se prononcer sur les paradis fiscaux », affirme M. Ste-Marie. 

À la base, détaille-t-il, « les traités et accords prévoient que, si une entreprise est une coquille vide, elle doit payer son impôt au Canada ». Mais, rajoute-il, « le gouvernement a invalidé ces aspects, illégalement, en cachette. Les modifications ont été insérées entre les lignes des 10 000 pages de la Loi de l’impôt sur le revenu ». 

M. Savard-Tremblay nous explique, en entrevue après la conférence, qu’il souhaite que cette motion se change en pétition afin que l’on teste le désir de participation et de changement de la population sur cet enjeu de souveraineté. 

L’inertie ambiante sur ce sujet, la complaisance des acteurs au pouvoir, le député les explique parce que « c’est Bay Street qui gouverne le Canada ». Il se dit abasourdi par la place qu’elles occupent. Ce sont les banques « qui gouvernent, commandent et dirigent au Canada ». 

« Pour l’instant, le problème c’est le Parti libéral du Canada », de conclure M. Ste-Marie. Il donne l’exemple de l’actuel ministre des Finances, Bill Morneau, qui possède lui-même une entreprise qui a des activités dans le Delaware et aux Bermudes. 

Ainsi, ceux qui détiennent actuellement les rênes du pays, ceux qui le gouvernaient par le passé, ont tous été approchés, à un moment ou à un autre, par les gestionnaires de ces paradis fiscaux. « C’est un monde, un univers, ce sont leurs réseaux, ce sont leurs amis », déclare le député du Bloc. 

Et, cela « s’opère au mépris des frontières nationales. Ce sont les gens de la super classe qui sont les seuls à profiter des bienfaits de la mondialisation », d’ajouter M. Savard-Tremblay. 

Le temps est aux « petites solutions, on ne peut plus laisser uniquement aux experts la lutte contre les paradis fiscaux. Les citoyens doivent maintenant se lancer dans l’arène », déclare Mme Antonius, la militante d’ATTAC. Elle poursuit : « La conjoncture est favorable à l’action ». Le sujet est d’actualité plus que jamais. 

À preuve, on établit maintenant le lien entre les paradis fiscaux et les politiques d’austérité. On comprend que « l’austérité qui frappe tout le monde ne vient pas du trop de dépenses, mais plutôt d’un manque de revenus », précise Mme Antonius. 

Selon elle, il faut aider le public à s’intéresser au sujet. Informé, il exercera une pression sur les gouvernements afin que les choses changent. « Pour ce faire, il faut en parler, comme nous le faisons aujourd’hui. Mais il faut aussi agir dès maintenant en tant que citoyens informés ». 

Mme Antonius propose « d’appuyer la motion de l’équipe du député Ste-Marie ». Il demeure important de maintenir une pression afin que les médias continuent d’en parler. Il faut donc penser en termes d’actions médiatiques, « occuper des banques, aller dans les assemblées d’actionnaires de grandes compagnies ». Être créatif. 

Au niveau provincial, Mme Antonius rejoint M. Deneault : « Le Québec peut signer ses propres conventions fiscales ». La militante d’ATTAC croit aussi que nous pouvons utiliser nos institutions publiques comme leviers de changement : « En tant que propriétaire de la Caisse de dépôt nous devons exiger qu’elle mette de la pression sur les entreprises dans lesquelles elle investit, si elle sait qu’ils ont des entités dans les paradis fiscaux ». 

Pour ATTAC, il y a un manque de volonté politique. « Il ne faut pas attendre que les grands abolissent ces endroits offshore », puisqu’il ne se passera rien, finit-elle par dire. 

Et de poursuivre : « On est devant une question qui se doit de coaliser tout le spectre politique, de gauche à droite ». Ce qui rejoint une déclaration passée de M. Savard-Tremblay à l’aut’journal : « Génération nationale est une coalition de gens de gauche comme de droite, qui veulent ramener l’idée de nation et une défense accrue de la nation ». Pour y parvenir, le président de l’organisme nous invite à « réinventer notre système financier international ». En commençant chez nous.