Quand le futur de l’un dépend de l’avenir de l’autre

Le portulan de l’histoire

2016/11/15

Le Québec est retombé pour longtemps sous la coupe de la politique à courte vue des partis. Une fois son sale boulot accompli, le lieutenant-gouverneur Angers a été remplacé par Louis-Adolphe Chapleau, dont la carrière politique outaouaise ne menait nulle part. 

Une investiture fédérale inacceptable pour Boucher de Boucherville, le Premier ministre élu qui n’arrive pas à chasser de son esprit le scandale de la Caverne des quarante voleurs (1881) et l’alliance Chapleau-Sénécal  qui n’avait rien à envier à celle de Mercier et Pacaud qu’on ne cesse de vilipender. Boucherville remet, sans plus tarder, sa démission au profit de Louis-Olivier Taillon, un bleu de la frange ultramontaine, grand tacticien parlementaire et critique impitoyable d’Honoré Mercier.  

Dire que la vanité de Mercier a mal digéré son naufrage électoral est un euphémisme. Son bilan politique méritait incontestablement beaucoup mieux. « Tout le bien que j’ai fait a été mis de côté et l’ingratitude est ma seule récompense. Le verdict du peuple est injuste et sera sévèrement blâmé par l’Histoire ». 

Un pourvoi risqué devant cet auguste tribunal. Si l’Histoire a un grand H, elle possède également, dans sa version québécoise, un grand O pour sa faculté de l’Oublier. 

Malgré toute l’admiration que les libéraux conservent pour Mercier et leur sollicitude pour ses déboires judiciaires, ils ont définitivement tourné la page du Parti national avec le retour au bercail conservateur du dernier castor nationaliste. 

Le 26 avril 1892, Félix-Gabriel Marchand est choisi comme chef des libéraux en Chambre, dont il a été le Président d’Assemblée sous Mercier. Fidèle d’entre les fidèles, il avait néanmoins exprimé assez tôt, en privé, de fortes réserves sur les dépenses somptuaires et la politique de grandeur de son chef. Le député de Bonaventure, pour sa part, ne réintégrera l’Assemblée législative qu’en février  1893. 

Les mœurs parlementaires britanniques ne tolèrent pas les mauvais perdants. Peu importent les moyens qui ont été mis en œuvre pour l’obtenir, le verdict négatif des urnes doit être accepté avec élégance et humilité. Comme le résultat d’un match sportif. Être beau joueur ! Souriez et félicitez les gagnants !

En revanche, le triomphe électoral n’impose pas la même règle aux vainqueurs. Le gagnant prend tout ! Et plus encore lorsque le gain s’avère largement majoritaire. Aussi la victoire politique est-elle rarement magnanime. Souvent hargneuse. La plupart du temps sectaire. En fait, quand s’arrête-t-elle de gagner pour enfin régner ?

Dans un temps plus récent, un gouvernement québécois a passé deux mandats à répondre à ne pas répondre à toutes les questions de l’Opposition par la même assertion péremptoire. Si ça va mal, c’est de votre faute ! Comme si sa victoire l’avait condamné à raviver constamment les anathèmes d’une campagne électorale qui lui a pourtant conféré toute la légitimité à exercer le pouvoir.

À ce titre, la session parlementaire de 1893 est exemplaire. Sans vision, inféodés aux directives d’Ottawa, défenseurs du statu quo en tout, les conservateurs – comme s’ils n’étaient pas majoritaires – considèrent toujours que Mercier est l’ennemi à abattre. Leur acharnement vire à l’obsession compulsive. 

Lorsque le député de Bonaventure reprend son siège à l’Assemblée les accusations pleuvent drues. C’est un déferlement de rancœur, mâtiné de ressentiment et de pure malveillance partisane.  

Pour le futur (1896) premier ministre Edmund James Flynn, la condamnation est sans appel : «  Le plus grand reproche que nous pussions lui adresser est d’avoir semé la division des races ; suscité la  haine et fomenté la guerre.  La province de Québec n’a pas un plus grand ennemi que Mercier ».

« Si c’est nécessaire, le gouvernement instituera de nouvelles procédures contre vous ! » De temps à autre, Thomas Chapais — qui sera encore ministre sous Duplessis en 1944 — laisse planer la menace d’une nouvelle procédure judiciaire, faisant fi que la Cour a déjà absous Mercier de tout blâme par deux fois, 

À court d’arguments, d’idées ou de solutions pour résoudre un problème politique, administratif ou financier, les bleus ont pris l’habitude de lancer sur un ton outré : « C’est un coup monté par Mercier ! »

Après presque un an de cet échange constant d’insultes, de propos diffamatoires et de viles calomnies, la goutte qui a fait déborder le vase est une allégation mensongère du premier ministre Louis-Olivier Taillon, voulant que Mercier ait acheté les comtés de Bonaventure et  Lac-Saint-Jean avec des octrois de colonisation.  

À ce moment-là, il est tard dans la soirée à l’Assemblée. Mercier, qui perd progressivement la vue à cause de son diabète,  se lève péniblement de son pupitre et s’avance laborieusement, dans un profond silence, vers Taillon et ses ministres. 

À mi-chemin, il s’arrête, relève la tête et les envisage tous, avant de se vider le cœur. « Même si je me suis soumis à tout, avec philosophie, croyez-vous que je n’ai pas souffert ? Depuis le commencement de la session, les ministres et leurs amis n’ont cessé de m’injurier, de me traiter de brigand, de voleur, de scélérat. L’orateur ne les a jamais rappelés à l’ordre. Au contraire, il les laissés faire avec délices.

J’en appelle à tout homme de cœur pour dire si je n’ai pas été victime d’une odieuse persécution ? Mais mon honneur a été sauvé : mes pairs, mes juges m’ont acquitté ; on n’a pas pu prouver que j’eusse touché un sou des deniers publics ! Aussi le peuple m’a porté en triomphe, m’a fait des ovations.

Où étiez-vous alors mes persécuteurs ? Cachés au fond de vos demeures, dans la crainte et l’humiliation ! Vous aviez voulu piétiner sur mon cadavre ! Regardez-le, ce cadavre ! Regardez-le face à face, il se dresse devant vous pour vous dire : Vous m’avez tout enlevé ; tout ce que je possédais au monde, jusqu’à ma bibliothèque, mes chers livres amassés depuis trente-cinq ans, tout a été vendu, tout, sauf mon honneur ! Et mon honneur, sachez-le, je le défendrai comme un lion, seul contre vous tous, fussiez-vous dix, fussiez-vous mille !...

Le coup d’État qui m’a frappé a été fait parce que j’avais défendu ma race avec enthousiasme et que j’avais voulu faire respecter le nom de la province de Québec dans toutes les parties du monde ».

Touché par l’éloquence du plaidoyer, visiblement d’adieu, de son adversaire, Taillon quitte son siège et s’avance pour lui serrer la main. Le règne de Mercier se clôt dans un silence qui demeure impénitent. Pour s’en dissocier, Jules-Paul Tardivel dira : « Je l’ai suivi parce qu’il était celui qui faisait le moins de courbettes aux Anglais ». Avec le départ de son bouc émissaire, le gouvernement conservateur sera bien obligé de se trouver une autre raison d’être que celle de l’avoir chassé du pouvoir.

Malgré ses déboires judiciaires et parlementaires, Mercier est demeuré tout aussi impénitent dans ses convictions sur la question nationale. L’heure n’est plus désormais à la seule autonomie, mais carrément à l’indépendance. Quelques mois plus tôt, le 4 avril 1893, à Montréal, dans l’atmosphère chargée d’électricité de la grande salle du  parc Sohmer, le tribun a livré son testament politique dans un discours-fleuve. 

Dès son entrée en scène, l’auditoire se lève spontanément pour acclamer son ancien Premier ministre. Ému par l’accueil, Honoré Mercier affiche un large sourire. « À ce que je vois, confie-t-il aux 6 000 personnes qui l’applaudissent à tout rompre, j’ai encore des amis ! » 

L’orateur a dû résumer sa conférence en gros caractères sur des feuillets, mais il n’a rien perdu de sa fougue, de sa pertinence ni de sa force de persuasion. Il parlera de L’Avenir du Canada au bénéfice du Monument-National, que la Société Saint-Jean-Baptiste s’apprête à inaugurer rue Saint-Laurent.

Les patriotes qui composent une grande partie de l’auditoire s’attendent à ce que le chef nationaliste parle de l’indépendance, non pas celle du Québec dont on discute dans les milieux radicaux, mais celle du Canada. Le futur du premier dépend de l’avenir du second. Bref, le Québec peut difficilement se libérer du Canada, si ce dernier ne coupe pas d’abord son lien colonial avec l’Angleterre. 

Celui qui a été véritablement le « premier » Premier ministre du Québec ne laisse planer aucun doute sur son option. « L’Angleterre me laisse indifférent, presque froid. J’admets qu’elle nous a fait du bien ; mais je crois qu’elle nous a fait plus de mal que de bien. Si nous avons prospéré, nous surtout, les Canadiens français, ce n’est pas de sa faute. Nous avons contribué pour beaucoup à la fortune de ses marchands et nous avons toujours payé généreusement les gouverneurs qu’elle nous a envoyés. Tous comptes tirés, nous ne devons rien à l’Angleterre ; et nous pourrons nous séparer d’elle, quand la majorité, régulièrement consultée, le voudra, sans remords de conscience, sans déchirement de  cœur, et même sans verser de larmes ».

Le bilan s’étend également à la dette politique. « Je suis convaincu, et je mourrai avec cette conviction, que l’Union du Haut et du Bas-Canada ainsi que la Confédération nous ont été imposées dans un but hostile à l’élément français et dans l’espérance de le voir disparaître dans un avenir plus ou moins éloigné ».

Après un exposé exhaustif sur l’état du Québec au point de vue économique, industriel, minier, forestier, des pêcheries et de l’agriculture ; dans ses relations avec les États-Unis, l’immigration et l’émigration, la nationalité, la langue, la liberté et l’indépendance, le tribun des grands jours conclut sa vision du pays par une envolée : « Debout comme un homme libre sur la terre d’Amérique, je défends la cause sacrée de mes compatriotes, quelles que soient leur race ou leurs croyances religieuses et je demande pour tous l’émancipation coloniale et la liberté ! »

Galvanisées par la conviction du tribun, les 6 000 personnes se sont levées. Mercier n’a plus à consulter ses notes. Il n’a qu’à laisser parler sa vie. « Vous n’êtes qu’une colonie ignorée du monde entier, je vous offre de devenir un grand peuple, reconnu et respecté parmi les nations libres. Hommes, femmes et enfants, à vous de choisir; vous pouvez rester esclaves dans l’état de colonie, ou devenir indépendants et libres, au milieu des autres peuples qui vous convient au banquet des nations ».

L’instant est magique. Un court temps de silence précède l’explosion. Vive Mercier ! Vive le Canada ! Vive l’indépendance ! clame-t-on de toutes parts. Sur scène, Mercier est aussi grand que l’était Papineau. Il sourit sans joie. Ce n’est pas à lui qu’on apprendra que les foules ont la mémoire courte et que la route de l’indépendance est longue. 

Le Canada n’osera jamais réclamer la sienne. C’est le Royaume Uni qui, avec le Statut de Westminster en 1931, prendra l’initiative de reconnaître la souveraineté de tous les Dominions de l’Empire britannique. Au moment de fêter le 150e anniversaire de la Confédération, le monarchisme institutionnel canadian nous rappelle son statut immature de perpétuel Tanguy de l’Angleterre.