La double filiation de Sir Wilfrid Laurier

Le portulan de l’histoire

2016/11/17

Comme d’autres sortent de la cuisse de Jupiter, Wilfrid Laurier est né orateur. Et si l’on en croit le Who’s who in Canada de 1898, il n’avait pas son pareil à l’époque dans tout le Dominion et peut-être même, sur tout le continent. Une distinction d’autant plus rare, y précisait-on, qu’il avait gagné ses épaulettes / won his laurels dans une langue étrangère.

Toute sa vie est jalonnée de discours remarquables et remarqués. Le plus célèbre fut sans aucun doute celui qu’il prononça sur le libéralisme politique, à Québec, le 26 juin 1877, devant plus de deux mille personnes. Dans une démocratie, y disait-il en substance presque vingt ans avant que son message ne soit enfin entendu par la population québécoise, seul l’électeur peut décider si le ciel est bleu ou si l’enfer est rouge.

Nos adversaires, y argumentait-il, tout en nous reprochant, d’une part, d’être des amis de la liberté, nous reprochent, d’autre part, de refuser à l’Église une liberté à laquelle elle a droit. Aucun libéral canadien ne refuse au prêtre le droit d’avoir des opinions politiques et de les exprimer, le droit d’approuver ou de désapprouver les hommes politiques et leurs actes et d’enseigner au peuple ce qu’il croit être son devoir. Cependant, ce droit n’est pas illimité.

Les droits de chaque homme s’arrêtent là où ils empiètent sur les droits d’un autre. Et le droit d’intervention en politique s’arrête là où il empiète sur le libre choix de l’électeur. Il est tout à fait permis d’influencer son opinion par le raisonnement et par tous les autres moyens de la persuasion, mais jamais par l’intimidation. Autrement dit, le clergé s’arroge un droit qu’il n’a pas quand il menace d’excommunication tous ceux qui votent rouge.

Sanglé dans sa redingote noire et ses faux cols glacés, la tête jetée en arrière, dominant n’importe lequel auditoire du haut de ses six pieds et quelques pouces, beau parleur et fin causeur, le regard clair, les lèvres fines, la voix posée et le sourire moqueur, sir Wilfrid Laurier était un monstre de charme.

Est-il besoin d’en avoir une confirmation ? L’édition du Who’s who de 1913 nous la donne. Laurier a beau être maintenant considéré, avec le temps et l’usure du pouvoir, comme un pur opportuniste politique, ses contemporains s’accordent toujours néanmoins pour reconnaître en lui un homme dont la silhouette racée, élégante et distinguée, attirerait l’attention n’importe où. N’était-ce, y ajoute-t-on, que par les traits de son visage qui résument tout à la fois le patriotisme, la poésie et l’instinct d’un orateur de première classe : bref, la fine fleur de la culture française au Canada.

Assurément flatté qu’Andrew Carnegie l’ait considéré comme l’un des cinq grands hommes vivants de son temps, le Sire, en toute justice, n’aimait pas les titres. Et ce fut bien malgré lui qu’il fut « ensiré » par la Reine Victoria, lors des fêtes de son jubilé, en 1897. Son monarchisme n’était pas inconditionnel ; pas plus que son endossement de l’Empire britannique qui, selon lui, se devait d’être une galaxie d’États libres. 

On s’est demandé, avait-il déclaré à la même occasion, si les Canadiens ne deviendraient pas un jour une nation. Ma réponse à cette question sera précise : le Canada est une nation. Le Canada est libre et la liberté constitue sa nationalité. 

Peu importent les circonstances, d’ailleurs, avec ou sans particule, le beau Wilfrid n’était pas homme à passer inaperçu : au point même que lors du défilé royal en carrosse dans les rues de Londres — où on lui avait réservé la place d’honneur parmi les dignitaires coloniaux — la foule britannique se mit spontanément à l’applaudir pour sa prestance.

Un peu plus de vingt ans plus tard, en réponse à ses adversaires politiques qui lui reprochaient encore une fois son « ensirage » de 1897, Laurier vida la question en Chambre. «  Si la chose peut se faire sans manquer de  respect à la Couronne d’Angleterre, rétorqua-t-il, je suis tout à fait disposé à apporter tous mes titres sur la Place du marché et à en faire un feu de joie ». Dans la bouche d’un homme authentiquement modeste qui, toute sa vie durant, s’était rendu à son bureau de premier ministre, en empruntant le tramway et en payant sa place comme tout le monde, ce n’était pas là une bravade de politicien.

S’il n’a pas tenu parole, c’est qu’il est mort quelques semaines plus tard, le 17 février 1919, après un séjour ininterrompu de quarante-cinq ans à la Chambre des communes, dont quinze à la tête du gouvernement comme Premier ministre.

Grand seigneur et démocrate, Laurier, d’une certaine façon, était resté fidèle à Saint-Lin, son village natal. Dès sa tendre enfance, les paroissiens l’avaient surnommé « Le p’tit monsieur » en raison de ses belles manières. Né, en 1841, d’une mère tôt disparue qui avait trouvé son prénom dans un roman de sir Walter Scott, et d’un père arpenteur qui s’était presque aussitôt remarié avec la bonne, Laurier fut placé en pension dès son jeune âge dans une famille de New Glascow où il fit très rapidement de l’anglais sa deuxième langue maternelle. 

Assez en tout cas pour qu’à la fin de ses études en droit à l’Université McGill, en 1864, il sème une double consternation dans l’auditoire qui assistait à la remise des diplômes : tout d’abord, en prononçant son discours de sortie en français, mais en le livrant ensuite avec un fort accent écossais.

Au moment de la première affaire Riel,  dix ans plus tard, en 1874, lors de son premier discours en anglais à la Chambre des Communes, il déclare : « Je suis d’origine française, mon éducation est française, mais j’ai ceci d’anglais en moi : un ardent amour du fair-play et de la justice ». 

Lors du séjour à Paris, qu’il fait dans le cadre du voyage impérial qui l’a amené en Angleterre en 1897, il parachève en quelque sorte sa théorie de la double appartenance qui est à  la base même de toute sa canadianité. « J’aime la France qui nous a donné la vie, y discourait-il, j’aime l’Angleterre qui nous a donné la liberté ; mais la première place dans mon cœur est pour le Canada, ma patrie, ma terre natale ».    Autrement dit, tout en reconnaissant sa double filiation, Laurier voulait d’abord et avant tout s’appartenir en tant que Canadien. 

Répondant en somme au défi lancé par Honoré Mercier, dans son dernier grand discours sur L’Avenir du Canada, où il affirmait que le Québec peut difficilement prétendre à l’indépendance lorsque le Dominion of Canada ne revendique pas la sienne, Laurier s’applique à la créer. Qu’il s’agisse de la prise en main de la milice par des officiers canadiens, de la création d’une marine de guerre canadienne pour défendre nos côtes, d’un accord de libre-échange avec les États-Unis ou de l’obtention du droit pour le Canada de négocier séparément ses ententes commerciales dans le cadre des politiques impériales, tous les gestes politiques de sir Wilfrid sont marqués au sceau de ce nationalisme canadian.

Pour Laurier, la double allégeance n’est pas une source de conflits ou de confusion. Au contraire même, c’est presque un signe de supériorité. Si mes paroles ont une répercussion dans ma province natale, parmi ceux de mon sang, déclare-t-il en 1914, au moment de l’entrée en guerre du Canada, je voudrais qu’ils se souviennent que c’est un double honneur de prendre place dans les rangs de l’armée canadienne afin de soutenir la cause des alliés, puisque pour eux, la cause qu’ils sont appelés à défendre est doublement sacrée.

Dès 1914, en adoptant la Loi sur les mesures de guerre, le gouvernement conservateur s’est transformé en une administration de guerre. 

Trois ans plus tard, le premier ministre sir Robert Borden, qui fait partie du Cabinet de guerre impérial, propose maintenant une Loi concernant le service militaire. Bref, la conscription obligatoire. Il invite le chef de l’Opposition à se joindre à lui pour faire front commun dans un gouvernement de coalition. 

Laurier s’y oppose fermement. Toute ma vie, s’insurge-t-il, j’ai combattu la coercition, toute ma vie j’ai favorisé la bonne entente et ce motif qui inspire mon opposition à la proposition du service obligatoire sera à jamais mon guide tant qu’il me restera un souffle dans ma poitrine. 

Son caucus ne partage pas nécessairement sa prise de position qui n’est pas sans être inspirée par une réaction négative appréhendée du Québec. La députation libérale n’est pas plus solidaire de son refus de la conscription qu’elle l’a été d’une condamnation du Règlement 17 de l’Ontario. Une large partie d’entre elle a alors voté avec la majorité conservatrice pour rejeter la proposition libérale qui exigeait une intervention des Communes auprès de la province d’Ontario pour rescinder un règlement qui a aboli l’usage du français dans l’enseignement au-delà des deux premières années du secondaire.

Aux élections générales qui suivirent, le Parti libéral dont il était toujours le chef incontesté, fut réélu au Québec et battu dans toutes les autres provinces. En somme, au moment de mourir pour la France ou pour l’Angleterre, le Canada de la double filiation et de la double appartenance se révélait n’être qu’une abstraction de l’esprit. Les Canadians, en bons coloniaux, voulaient courir au secours de la mère patrie, les Québécois voulaient s’appartenir et sir Wilfrid lui-même était redevenu ce qu’il avait toujours été sans s’en douter, le chef d’un bloc de députés  québécois dans l’Opposition. 

Dans l’édition du Who’s who 1945, on ne se souvient des discours de Laurier que pour mentionner qu’ils marquent, aussi bien en anglais qu’en français, le zénith de l’art oratoire canadien. Et tout en notant que la  principale contribution de sir Wilfrid au développement du Canada aura été d’ordre constitutionnel, on souligne également que, sous son régime, le Canada a connu une période de prospérité sans précédent. Comme si l’idée d’une double nation est un luxe que le Canada ne peut se payer que lorsqu’il en a les moyens. Une sorte de surplus culturel excédentaire, quoi !