Le mononcque oublié : Louis Saint-Laurent

Le portulan de l’histoire

2017/02/07

À une époque où Maurice Duplessis tenait le Québec sous le charme de ses calembours et de son éloquence du terroir, Louis Stephen Saint-Laurent cassait son français. Cette particularité linguistique de Mononcque Louis — cette distanciation brechtienne par l’accent — lui conférait dans le paysage politique québécois, du moins celui des oreilles, un statut exotique. Presque celui d’un étranger. 

Tout le contraire en anglais, où son manque d’accent prononcé permet à Bruce Hutchison, le plus éminent journaliste canadian du temps, de porter Louis Saint-Laurent à l’admiration de ses compatriotes  anglophones comme étant « le plus canadien de tous les Canadiens vivants ». Un honneur peu commun qui n’avait été décerné jusque-là qu’à Wilfrid Laurier. Et pour le même effet miroir.

Né à East Compton dans les Cantons de l’Est, en 1882, d’un père canayen, Moïse Saint-Laurent, et d’une mère irlandaise, Mary Broderick, laquelle s’est toujours refusée à parler français, la double appartenance pour Louis Stephen n’est pas le fruit d’une abstraction de l’esprit, mais un acquis génétique et familial. 

Cette double allégeance culturelle fait d’ailleurs plus d’une fois la première page des journaux anglophones du Canada, lorsque, au hasard de ses tournées électorales, Mononcque Louis, pour le plus grand plaisir de ses auditoires protestants, se laisse aller à se rappeler les heures de son enfance passée à l’ombre d’une église méthodiste, située à quelques pas du magasin général de son père, ou à évoquer tout simplement la tarte à la citrouille de sa mère, la traditionnelle pumpkin pie. 

Héritier légitime de Mackenzie King, comme ce dernier l’avait été de Laurier, Louis Saint-Laurent, contrairement à ses deux prédécesseurs à la tête du Parti libéral, n’a rien d’une bête politique. Au contraire même, il est plutôt du genre à se faire prier – et plutôt trois fois qu’une. Sans doute un peu par cet excès de modestie qui n’est qu’une autre forme de vanité, mais surtout parce que sa vie professionnelle d’avocat était déjà réussie avec, pour en témoigner, une maison de quinze pièces sur la Grande Allée, à Québec.

Ancien professeur de droit à l’Université Laval, avocat conseil des grandes corporations et représentant des intérêts de ce qu’on appelait alors la haute finance  — ce qui, pour un ancien du collège classique Saint-Charles de Sherbrooke, n’était pas loin d’un exploit — Louis Saint-Laurent, tout en ayant été un fervent orateur du parti libéral dès les années vingt, n’avait jamais manifesté d’intérêt pour une carrière politique.

En 1941, il approche la soixantaine. Suite à une intervention personnelle et pressante du premier ministre Mackenzie King, il finit par accepter de se joindre au cabinet fédéral. Il y assumera la lourde succession d’Ernest Lapointe, qui, jusqu’au moment de sa mort, a été le lieutenant québécois et l’alter ego de King,

Une charge qu’il n’acceptera toutefois qu’à la condition de pouvoir la quitter sitôt la guerre terminée. Une résolution maintes fois réitérée par la suite et toujours reportée sous la pression de la conjoncture ou des circonstances. Qu’il s’agisse de la prolongation imprévue de la Seconde Guerre mondiale ou du départ de King.

La théorie des historiens qui soutiennent que les événements font les hommes politiques et non l’inverse s’avère juste dans son cas. En 1957, lorsque Mononcque Louis remet sa démission comme chef du Parti libéral, au lendemain d’une cuisante défaite électorale qu’il vient de subir aux mains des conservateurs de John Diefenbaker  — avec l’aide de ceux de l’Union nationale de Maurice Duplessis  — il met le point final à une carrière politique qui, à son corps défendant, avait duré seize ans, dont neuf années comme Premier ministre du Canada.

Peu communicatif, d’un naturel distant, perpétuellement guindé dans ses complets croisés de couleurs sombres, singulièrement dénué d’ambition pour un homme politique, sujet à des crises récurrentes de dépression ou d’apathie, celui qui fut le deuxième Premier ministre du Canada d’origine québécoise demeure encore aujourd’hui une figure paradoxale et floue. D’autant plus difficile à saisir ou à cerner qu’on n’arrive pas vraiment à la détacher de la grisaille d’une époque terne qui fut celle de la Grande Noirceur au Québec et de la guerre froide dans le monde.

Pour ses adversaires politiques du temps, Mononcque Louis n’était guère mieux qu’un gérant de banque à la petite semaine auquel on reprochait tantôt d’être dominé par son ministre de l’Industrie et du Commerce, l’homme fort ontarien, C.D. Howe, tantôt d’être la copie carbone de son mentor Mackenzie King, avec le génie de la manœuvre politique en moins.

Par contre, pour le rédacteur en chef du prestigieux journal britannique The Economist, Geoffrey Crowther, qui avait eu l’occasion d’apprécier les talents diplomatiques de Mononcque Louis, du temps où ce dernier fut ministre des Affaires extérieures du Canada et, à ce titre, l’un des pères gé-niteurs de l’O.T.A.N., Louis Saint-Laurent n’était rien de moins qu’un « homme d’État d’envergure mondiale de tout premier rang ».

Quant à Maurice Duplessis, son principal antagoniste et l’ennemi juré de toutes les politiques fédérales centralisatrices dont Mononcque Louis fut l’inlassable promoteur, il lui rendit un jour cet hommage narquois : « Monsieur le Premier ministre, lui déclara-t-il au sortir d’une Conférence constitutionnelle qui avait été orageuse comme il se doit, si je devais vous faire un compliment, j’ai bien peur que tellement de gens en seraient choqués que certains même pourraient en mourir; aussi, pour épargner des vies et ne pas blesser indûment votre modestie, je me contenterai de vous remercier pour votre courtoisie et vous dire que je suis d’autant plus heureux de pouvoir le faire que la courtoisie est l’une des plus grandes qualités de la province dont vous êtes l’un des fils distingués. »

Hôte courtois ou homme d’État ? Grand intendant ou Bon père de famille ? Lequel de tous ces visages de Louis Saint-Laurent est le vrai ? En 1957, au moment de créer le Conseil des arts du Canada, à la recommandation de la Commission Massey (1951), Mononcque Louis n’accorde sa bénédiction qu’à une condition : qu’on ne lui impose pas de se faire photographier avec des danseurs de ballet. En même temps, il dote ledit Conseil d’un fonds de cinquante millions $,  faisant preuve d’une providentielle ouverture d’esprit dans n’importe lequel contexte, d’hier ou  d’aujourd’hui.

N’ayant jamais eu à se battre pour obtenir le pouvoir, ne l’ayant même, en fait, jamais cherché, nous dit J.W. Pickersgill, Louis Saint-Laurent, ne craignait pas de s’entourer d’hommes de premier calibre qui auraient pu facilement devenir ses rivaux. 

Pour celui qui fut son Chef de cabinet pendant plusieurs années, la plus grande qualité de son patron, et sans doute son principal défaut face à l’histoire, fut de donner l’impression que le Canada était un pays facile à gouverner, comme il l’écrit dans son livre My years with Louis Saint-Laurent. « Il avait le don de voir poindre les problèmes à l’horizon, et de leur trouver une solution avant même que le public, et très souvent ses collègues, sachent même que le problème existait. »

Un jugement qui n’est peut-être pas très loin de la vérité. Tout compte fait, c’est sous ce règne en apparence médiocre de Louis Saint-Laurent que fut créé l’État fédéral tentaculaire contre lequel s’est  élevé tout d’abord l’autonomisme de Duplessis, puis, par la suite, la Révolution tranquille, l’indépendantisme et le souverainisme.
Règle générale, le ronron coutumier des propos de Mononcque Louis était lénifiant comme un rapport annuel d’entreprise. 

Néanmoins, l’orateur retrouvait toujours de la vigueur pour admonester le Québec ad hominem, pourrait-on dire.  « S’il y a peu de Canadiens français dans le fonctionnarisme, déclare-il devant la Chambre de commerce en 1946, c’est parce que je n’ai pas voulu avoir dans le fonctionnarisme des Canadiens de ma langue, à moins d’être certain qu’ils fassent un peu mieux que les autres ».

Il en est de même pour le Québec tout entier. « Je ne partage pas l’opinion qui dit que le Québec n’est pas une province comme les autres, proclame-t-il en 1954. Je crois que la province de Québec peut être une province comme les autres ». La riposte de Maurice Duplessis est aussi vive que cinglante. « Jamais un politicien anglais n’a osé affirmer que le Québec n’était pas différent du reste du Canada. Et il a fallu un compatriote pour le dire ! ».

Pour Louis Stephen Saint-Laurent, le Québec « peut » non seulement être une province comme les autres, mais se « doit » de l’être. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, l’avocat libéral de la Grande Allée était déjà un orateur connu au Canada anglais pour ses critiques sévères des nationalistes québécois.

Dans les années trente, fort de son expérience de plaideur devant le Comité judiciaire du Conseil Privé de Londres — qui sert de tribunal de dernière instance au Canada  — l’avocat constitutionnaliste milite — avec raison — pour le supprimer. Et dans le même souffle, pour augmenter les pouvoirs du fédéral en amendant l’Acte de l’Amérique  britannique du Nord. 

Élu en 1942, sa préoccupation principale comme lieutenant du Québec demeure l’unité nationale qu’il assimile à celle d’une union législative. Dès l’ouverture de la Conférence fédérale-provinciale de l’après-guerre sur la Reconstruction économique (1945-1946), Ottawa, encore sous l’effet toxique des mesures de guerre, annonce la couleur : le fédéral veut tout prendre sous sa coulpe.

Saint-Laurent balaie d’un revers de main les objections constitutionnelles des provinces et avant tout de la sienne. À quoi bon demander l’opinion du Québec, dira-t-il, quand on sait déjà que Duplessis sera contre. Ainsi, lors des négociations pour l’entrée de Terre-Neuve dans la Confédération (1949), les revendications territoriales légitimes du Québec seront carrément mises de côté. 

Par le biais des mesures d’aide sociale, le rouleau compresseur de la Reconstruction économique s’est avéré un laminage systématique des juridictions provinciales : régimes d’allocations familiales universel, de pensions de vieillesse, d’assurance-hospitalisation et une prise en charge des chômeurs. Sans oublier le financement de l’enseignement supérieur, la construction de la route transcanadienne et le financement d’un oléoduc, le TransCanada Pipeline, adopté sous le bâillon. 

La prestation de Mononcque Louis, comparée à celle Sir Wilfrid, manque singulièrement de couleurs et d’éclat. Sa tenure n’en demeurera pas moins de loin, avant celle de l’Auguste Pierre Elliott, la plus lourde de conséquences pour l’avenir politique du Québec.

On n’est jamais mieux maltraité que par soi même, dit un proverbe ; il pourrait fort bien être québécois.