Les travailleurs et les travailleuses peuvent s’attendre à un tsunami

Face aux plateformes électroniques de « partage », le monde du travail est confronté à des enjeux importants

2017/02/07

Il y a à peine dix ans, personne ne parlait de l’économie du partage ou d’économie collaborative. Les grandes entreprises qui s’en réclament, telles Uber dans le domaine du taxi (valeur de plus de 50 milliards de $US) et Airbnb dans le domaine de l’hébergement (valeur de plus de 25 milliards de $US) n’existaient même pas à ce moment-là. 

Aujourd’hui, en 2016, on compterait plus de 10 000 entreprises dans le monde qui font partie de cette économie dite du partage. Aux États-Unis, plusieurs entreprises de ce type, qui sont nées il y a deux ou trois ans à peine, ont déjà un chiffre d’affaires qui dépasse plusieurs milliards de dollars.

Dissimulées derrière un discours faisant la promotion de valeurs d’entraide et de partage se cachent des entreprises qui n’hésitent pas à contourner les lois et à exploiter des travailleuses et des travailleurs afin de faire des profits mirobolants. 

Le Québec a jusqu’ici été relativement épargné par ce type de pratiques, mais ce n’est qu’une question de temps puisque plusieurs entreprises américaines visent déjà le marché canadien (qui ressemble au marché américain) avant d’entreprendre une expansion mondiale. Si nos gouvernements poursuivent leur politique du « laisser-faire », le monde du travail risque d’être radicalement transformé d’ici dix ans.

L’économie du « partage »

L’expression « économie du partage » est généralement utilisée pour décrire un modèle économique où des personnes « partagent » un surplus de biens, de services, d’aliments, d’espace ou de temps avec l’aide d’outils technologiques.

Ce « partage » est rarement gratuit (mais il peut l’être). Il se fait en général contre rétribution, soit par un échange de biens ou de services (troc) ou, dans la grande majorité des cas, par le paiement d’une somme d’argent. Par exemple, grâce à l’installation d’une application dans un téléphone mobile ou un ordinateur, un consommateur de service est mis en contact avec un fournisseur de ce service.

À titre d’illustration, si j’ai un problème lié à la tuyauterie de mon évier, je peux appeler une entreprise de plomberie qui m’enverra un plombier, avec des cartes de compétence, au coût de 85 $ l’heure, plus les taxes, ou encore je peux utiliser l’application Askfortask (disponible au Québec) sur mon téléphone mobile qui m’enverra quelqu’un censé connaître la plomberie (rien ne me garantit qu’il soit plombier) à un taux forfaitaire sans taxe. 

Askfortask ne garantit pas les travaux parce qu’elle n’est pas partie au contrat que j’ai conclu avec mon plombier possiblement amateur. Elle n’a que facilité le partage des compétences et des disponibilités de notre homme à tout faire par sa plateforme technologique.

Cette notion du « partage » a de quoi laisser songeur. Offrir son aide pour déménager un ami en échange d’une bière et d’une pointe de pizza à la fin de la journée est fort différent que de charger 50 $ l’heure pour offrir un coup de main « amical ». 

Or, presque toutes ces nouvelles plateformes technologiques appartiennent à des entreprises privées à but lucratif et existent avant tout pour vendre ou louer des produits ou des services, tout en prélevant des frais pouvant aller de 10 à 35 % du montant de la transaction.

Les plateformes de l’économie du « partage » au Québec

Le Québec a été peu touché par le phénomène de l’économie du « partage », jusqu’ici. Une recension récente faite par OuiShare (une organisation faisant la promotion de ce type d’économie) établit à 189 le nombre d’initiatives de ce type au Québec.

Toutefois, une grande partie d’entre elles sont plutôt, dans les faits, des organismes communautaires qui existent depuis de très nombreuses années, tels des cuisines collectives, des popotes roulantes, des groupes citoyens qui partagent des intérêts. 

D’autres sont des entreprises de location de vélos ou de voitures en libre-service (Bixi, Car2Go, Communauto, etc.) ou de partage de locaux. Il n’existerait que moins d’une dizaine de plateformes technologiques qui se réclament de l’économie du « partage » au Québec.

La plus connue est évidemment celle de l’entreprise américaine Uber. C’est la plus grosse entreprise du secteur de l’économie du « partage » au monde et, vu son succès fulgurant, son modèle d’affaires inspire presque toutes les plateformes qui se mettent sur pied présentement.

Uber prétend qu’elle n’est pas une entreprise de taxi, mais plutôt une simple plateforme technologique qui permet de mettre en relation des clients et des chauffeurs indépendants de véhicule particulier pour faire du covoiturage. C’est la raison pour laquelle elle refusait de percevoir les taxes et de verser quelque cotisation gouvernementale que ce soit. 

À noter qu’Uber conserve 25 % du tarif payé pour l’utilisation de son application et que ses profits sont acheminés aux Pays-Bas afin d’éviter le plus possible de payer des impôts au Québec. Une enquête menée par un journaliste du Journal de Montréal en février dernier révélait que le revenu d’un chauffeur d’Uber s’établissait entre 6 et 7 $ l’heure, une fois déduites les dépenses reliées à l’utilisation du véhicule (essence, coûts d’entretien, dépréciation du véhicule, etc.). Dans l’économie du « partage », il semble que le partage ne se fait pas toujours équitablement…

Depuis les deux dernières années, on voit d’autres plateformes de services se mettre en place chez nous, principalement dans les domaines de l’alimentation et des services d’entretien de résidences.

Du côté des services d’entretien de résidences offerts au Québec, il y a les plateformes de WeDo et de Askfortask (l’application Handy, actuellement disponible en Ontario, devrait aussi être disponible au Québec très bientôt).

WeDo offre des services d’entretien extérieur de résidences (gazon, déneigement, lavage de vitres, nettoyage de piscine, etc.) alors que les plateformes comme Askfortask ou Handy offrent les mêmes services que WeDo, mais également tous les services imaginables en matière d’entretien ou de réparation à l’intérieur des résidences (électricité, plomberie, entretien ménager, peinture, bricolage, assemblage de meubles, etc.). 

Notons que WeDo garde 20 % du coût des contrats octroyés (ce taux n’est pas public pour les autres plateformes, mais doit être sensiblement le même).

Les trois plateformes technologiques fonctionnent selon le même modèle : l’entreprise n’agirait qu’à titre de « facilitateur » entre un consommateur de services et un « entrepreneur indépendant ». Cet « entrepreneur » n’est donc pas considéré comme un salarié de l’entreprise et elle ne verse en conséquence aucune redevance, cotisation ou impôt aux gouvernements pour les « honoraires » payés.

Ces plateformes se caractérisent par la simplicité d’utilisation et la rapidité de service. À titre d’exemple, cela m’a pris moins de deux minutes avec l’application de Handy à Toronto pour obtenir une soumission d’entretien ménager hebdomadaire, pour un logement de deux chambres à coucher, qui aurait pu débuter deux jours plus tard. Dans la page de paiement, aucune TPS ou TVP n’était ajoutée au prix.

Dans le domaine alimentaire, le Journal de Montréal annonçait l’arrivée au Québec de l’application Cooked4U en août 2015 par le titre Vendez vos restes de table en ligne. 

Qu’en est-il vraiment ? Il y a au moins deux plateformes qui sont présentement actives au Québec dans ce domaine, soit Cooked4U et Cuisine voisine. Leur fonctionnement est semblable. Toute personne qui cuisine chez-elle et qui veut « partager ses surplus » avec des « voisins » peut offrir ses portions « excédentaires » en s’inscrivant. Toute autre personne qui n’a pas toujours le temps de cuisiner à la maison peut aussi s’inscrire pour acheter ces plats « excédentaires » de ses « voisins ». 

Ces entreprises visent à mettre en lien ces personnes, moyennant certains frais : Cooked4U conserve 15 % du montant de la vente et Cuisine voisine, 16 %. Aucune taxe n’est prélevée par les deux plateformes et nous n’avons pas vu de cuistot amateur qui annonçait le prélèvement de taxes.

L’application de Cuisine voisine nous indique le nombre de portions disponibles pour chaque plat et les dates de leur disponibilité. Cela nous permet de constater que certains cuisiniers amateurs s’affairent à leurs marmites pendant de longues heures à chaque fin de semaine et peuvent vendre jusqu’à une dizaine de portions pour une vingtaine de plats différents le dimanche, soit l’équivalent d’un buffet pour 200 personnes. On est assez loin de simples restants de table...

D’autres semblent s’installer devant leur four chaque matin de la semaine. C’est le cas de Christophe, qui demeure près de l’uttam, qui vend tous les jours cinq portions des trois mêmes plats. Ce même Christophe offre aussi 25 plats différents sur la plateforme concurrente (Cooked4U). On ne peut toutefois savoir à quelle fréquence et à quelle quantité il les offre.

On peut ainsi constater qu’on est souvent très loin des surplus de table et que cela s’apparente plutôt au métier de traiteur. Les plats principaux se vendent généralement entre 12 et 17 $ la portion. Il faut enfin savoir que ces personnes, contrairement aux traiteurs ou aux restaurants, ne sont pas soumises aux règles de salubrité obligatoires dans le domaine de l’alimentation, n’ont pas besoin de permis et ne prélèvent pas les taxes de vente.

Les effets prévisibles d’une telle organisation du travail

L’écrasante majorité des plateformes technologiques qui se réclament de l’économie du « partage » ne reconnaissent pas leurs fournisseurs de services comme des travailleuses et des travailleurs, mais plutôt comme des entrepreneurs indépendants. Ainsi, ces entreprises ne versent aucune des contributions gouvernementales normalement payables lorsqu’il y a travail salarié. Elles ne perçoivent pas non plus les retenus à la source des impôts sur le revenu, ni les taxes sur la vente de produits et de services.

Ces pratiques auront inévitablement de nombreux effets négatifs

D’abord. concernant les travailleuses et les travailleurs. Ils seront de plus en plus nombreux à se trouver dans une situation de fractionnement du travail (heures coupées, multiples employeurs, multiples tâches de nature différente), de précarité d’emploi et ce sans aucune protection sociale et du travail : pas d’assurance-chômage, pas de cotisation au régime des rentes, pas de protection en cas d’accident ou de maladie du travail, pas de protection en matière de normes du travail et, évidemment, pas d’avantages sociaux.

Ainsi, les travailleuses et travailleurs pourront eux-mêmes « choisir » d’accepter un contrat qui leur donnera finalement six ou huit dollars l’heure, car il n’y a pas de salaire minimum pour les entrepreneurs, et ils pourront également « choisir » de faire de nombreuses heures supplémentaires payées à temps simple.

C’est le retour par la grande porte du travail payé à la pièce, tel qu’il existait au XIXe siècle : les travailleuses et travailleurs ne sont plus payés à l’heure ou à la semaine, mais plutôt à la job.

De plus, nombre de ces travailleuses et travailleurs se trouvent les deux mains liées lorsqu’ils font affaires avec certaines de ces plateformes parce qu’ils doivent souvent signer des clauses de non-concurrence.

Par exemple, la plateforme française MyCut (services de coiffure à domicile) exige la signature d’une clause de non-concurrence de deux ans après avoir fourni un service à un client de MyCut, sous peine d’amende d’un montant de 500 euros (736 $) par infraction !

Ainsi, la coiffeuse ou le coiffeur ne peut coiffer aucun de ses clients réguliers sans passer par la plateforme MyCut. Une fois le doigt dans l’engrenage, il devient presque impossible de s’en libérer. Pourtant, ces plateformes prétendent n’être qu’un « service de mise en relation » afin de faciliter un contact entre un client et un « auto-entrepreneur ».

Ce type de plateforme risque également d’abaisser considérablement les conditions de travail de l’ensemble des travailleuses et des travailleurs. Pourquoi un employeur accepterait-il de payer ses salariés 20 $ l’heure et leur accorder des avantages sociaux alors qu’il peut facilement embaucher des « entrepreneurs indépendants » dociles (parce que facilement remplaçables) à un salaire équivalent ou moindre, mais sans avoir à verser quelque forme de cotisation gouvernementale ou d’avantage social.

Compétitivité oblige : Une fois qu’une entreprise dans un secteur d’activité se servira d’un tel système d’embauche, les entreprises concurrentes, même syndiquées, risquent de tout faire pour revoir à la baisse les conditions de travail si elles ne veulent pas disparaître.

D’ailleurs, le développement du mouvement syndical pourra certainement lui aussi d’être affecté par le phénomène. Comment regrouper des travailleuses et des travailleurs dans un secteur d’activité, qui ne se connaissent pas, et ne se rencontrent jamais ? Comment syndiquer des travailleuses et travailleurs dans une usine, lorsque la majorité d’entre eux ont un statut « d’entrepreneur indépendant » et qu’ils vont et viennent d’une usine à l’autre ?

Ces pratiques commerciales vont également avoir des effets importants sur les revenus des États et sur les programmes de sécurité sociale ou du travail. Ces plateformes électroniques facilitent grandement (pour ne pas dire encouragent) le travail au noir et l’évitement fiscal.

On pourrait même dire qu’elles sont en train de structurer l’économie souterraine de la « débrouille » : Ces entreprises ne veulent pas percevoir les cotisations obligatoires, les taxes et les impôts et elles refusent également de dévoiler aux gouvernements les noms des clients et des fournisseurs de services, tout comme les montants des paiements qui ont été versés.

Dans les contrats qui les lient aux fournisseurs de services, il est toujours spécifié que c’est la responsabilité de ces derniers de déclarer leurs revenus aux gouvernements et de percevoir les taxes applicables s’il y a lieu (au Québec, une personne ou une entreprise doit s’enregistrer et percevoir la TPS et la TVQ si elle vend des produits ou des services pour plus de 30 000 $ par année).

Les États n’ont présentement aucun moyen de vérifier si l’ensemble des sommes qui leur sont dues sont effectivement versées (et on peut parier que des sommes importantes ne sont pas déclarées).

Plus ces plateformes prendront de l’expansion, plus les revenus des États diminueront, ce qui aura inévitablement un impact sur les services publics et les programmes sociaux.

Conclusion

Ce bref survol du phénomène des plateformes électroniques qui se réclament de l’économie du « partage » permet de voir que le monde du travail est confronté à des enjeux importants. En effet, on peut constater que les effets liés à ce type d’économie peuvent s’avérer considérables, particulièrement dans un contexte où nos gouvernements laissent faire en se dissimulant derrière l’expression « on n’arrête pas le progrès ! ». 

Il n’est pas question ici de s’opposer à l’avancement technologique, mais plutôt de s’opposer au recours, par des entreprises privées, de moyens technologiques pour contourner et bafouer des lois et des réglementations afin de mieux exploiter des travailleuses et des travailleurs, d’éviter de payer des taxes et des impôts et d’engranger d’énormes profits.

Il n’y a qu’à voir les conséquences de l’arrivée de la plateforme Uber dans seulement deux villes au Québec (Montréal et Québec) sur l’industrie du taxi pour comprendre que les enjeux sont sérieux et appréhender les transformations que cela engendre.

L’industrie du taxi n’est toutefois qu’une goutte d’eau dans la mer à l’échelle de l’activité économique du Québec. Si on considère que cette simple goutte d’eau a fait autant de ravages chez-nous, il n’est peut-être pas exagéré de penser que l’arrivée prochaine des multiples plateformes analogues, qui s’apprêtent à conquérir, dans les mois à venir, presque tous les secteurs économiques dans toutes les régions du Québec, cela risque de ressembler à un tsunami pour les travailleuses et les travailleurs…