Deux mains applaudissent dans le noir d’une salle vide

Le portulan de la bohème

2017/06/19

Qui n’a pas connu un été remarquable dans sa vie ? Du moins, on le souhaite à tous. Généralement, c’est un souvenir amoureux. Le mien, en un sens, l’est également. Il date de la toute fin des années cinquante. L’image que j’en ai gardé est toujours aussi vive : celle d’une maison inondée de lumière par ses fenêtres sans rideau. S’il m’arrive aujourd’hui de me demander pourquoi j’écris, c’est l’image qui me revient spontanément à l’esprit. L’aide-mémoire associé à ce que James Joyce aurait reconnu comme une épiphanie. 

Pendant près d’un mois, sur l’île Bonaventure, nous avions transformé la maison d’un capitaine de bateau en un phalanstère d’artistes. J’aspirais à écrire et ils peignaient : avec minutie pour Jean Bertrand, furieusement pour Jacques Hurtubise qui sortait des Beaux-Arts, et avec une délicatesse toute orientale pour Janet Peace.

Auraient-ils été – comme c’était la coutume à Percé – paysagistes, qu’ils auraient tous quitté la maison tôt le matin pour aller planter leur chevalet devant le motif. Et pour demeurer dans le ton, muni d’un carnet, j’aurais, à mon tour, écumé les plages pour cueillir des agates, traversé l’île pour observer les fous de Bassan ou croqué sur le vif les aller-retour de ces autres volailles : les touristes. Qui sait,  j’en serais peut-être devenu fabuliste ?

Heureusement, mes compagnons donnaient tous dans l’abstrait et la couleur. Jacques a choisi la grange pour ses grands formats et nous nous sommes partagés la lumière des pièces sans rideaux. Tous les jours, on travaillait du matin jusqu’à la fin de l’après-midi. 

Devant la page blanche, j’aurais souvent préféré être Japonais et calligraphe. J’avais en mémoire ce moine zen qui était venu s’asseoir devant la mer pendant des semaines pour la peindre et repartir bredouille, jour après jour. Puis, une journée, lorsqu’il avait abandonné tout espoir d’y parvenir, cette foutue mer jaillit sur la feuille, au bout de son pinceau, d’un trait, majestueuse, puissante et indomptable. Une version plus ancienne de l’acte non préconçu des surréalistes et des automatistes. 

Les mots au fil de la plume obéissent avec moins de discipline que les couleurs aux soies du pinceau. Mais peu importe, j’avais trouvé ma famille. Celle qui, comme l’a écrit Paul Borduas, englobe tous ceux qu’on reconnaît comme aînés et qui ont tracé le chemin d’une « voie ouverte qu’on ne saurait fermer, ni en avant, ni en arrière ». 

Au retour de mon séjour estival à la Roche Percée, je  n’arrivais plus à chasser de mon esprit le ciel d’azur de l’île Bonaventure. Comme la lumière crue de l’île du Cap Breton, ou le soleil implacable des dunes de sable blanc de Terre-Neuve, qui avaient accompagné la fin de notre équipée.

Tout dans les rues de Montréal m’apparaissait maintenant, sans relief, monotone et défraîchi, comme la redite perpétuelle d’une enseigne au néon criarde qui ne sait que s’allumer et s’éteindre.

Après les roulements wagnériens des vagues contre les falaises et les longs cris pressants des goélands sur le fleuve, j’avais besoin de refaire le plein de jazz à ma rentrée à Montréal. Ma soirée a débuté au café Little Vienna, rue Stanley. Le trompettiste, Herbie Spanier, s’était joint à titre d’invité au trio maison. 

On pouvait alors départager les trompettistes de jazz en deux grandes familles : les extravertis et les introvertis. Spanier avait un pied dans les deux camps : il s’appliquait à roucouler dans les demi-teintes, mais le naturel de faire sonner la trompette à pleins poumons revenait au galop à tout moment. Cela donnait un jeu tantôt introspectif, tantôt déclamatoire.

Le rituel des combos de jazz demeurait immuable. Le groupe attaquait un thème à l’unisson pour le développer à satiété, puis les solistes se détachaient, les uns après les autres, pour former des duos ou des trios jusqu’à ce que le quatuor, en l’occurrence, se reforme pour conclure.

À la quatrième ou la cinquième pièce, Spanier s’est fendu d’un solo vigoureux, hachuré de brusques envolées, soutenues par la rythmique aléatoire du batteur et un toucher pianistique fluide et atmosphérique. La prestation du trompettiste est accueillie avec enthousiasme et il sort de scène sous les applaudissements pour se rendre en coulisses. En fait il emprunte le corridor qui mène à la cuisine. 

Le trio enchaîne en reprenant le thème avec fougue. Au piano, Keith White mène énergiquement le bal, accompagné par le jeu discret de balais et la ponctuation de cymbales du batteur, possiblement George Braxton, qui se lance à son tour dans un solo de batterie, construit comme un puzzle dont les pièces trouvent progressivement et explosivement leur place jusqu’au crescendo final qui semble célébrer le fait d’y être parvenu. Le batteur pose ses bâtons, salue, et prend à son tour le chemin de la cuisine. 

Il ne reste plus que le contrebassiste et le pianiste en scène. Keith White a fondé le Jazz Workshop avec Paul Bley et il est attiré par le free jazz, tout en touchant un piano moins lyrique que Bley. On pourrait facilement imaginer que White aligne des équations mathématiques sur un tableau à la vitesse d’un physicien saisi par l’ivresse de l’infini. En s’éloignant de la référence mélodique, il procède par grappes de notes qui se répondent en écho. On se retrouve dans un univers sonore où toutes les notes scintillent jusqu’à la dernière… qui claque ! Le monde est une équation non résolue. Il se lève sous les applaudissements, salue, et prend le chemin de la cuisine. 

Le contrebassiste Stan Zadak poursuit sur la lancée atmosphérique de Keith White avec toute la concentration et l’énergie qu’exige la dextérité sur un instrument acoustique de la taille d’une contrebasse. Si tout se passe par les doigts pour le musicien, tout se passe dans son visage pour le public. Au visuel, toutes les notes sont senties et ressenties, tantôt comme un effort olympique, tantôt comme une souffrance qui débouche, en fin d’arpège, sur un large sourire partagé. La progression thématique s’articulait comme une suite de combinaisons mathématiques simples. Dans l’ordre et dans le désordre.

À la troisième séquence de son solo, ponctué chaque fois par un regard en direction du corridor de la cuisine ; d’abord appréhensif ; ensuite inquiet ; puis anxieux, nous avions presque cessé de l’écouter pour nous identifier à sa situation. De toute évidence, on l’avait oublié en scène.

Il était en sueurs, les doigts fatigués, le visage tendu, les yeux fermés comme s’il grattait toujours plus profond pour trouver les notes qui lui venaient de moins en moins facilement. Il aurait pu s’arrêter net et saluer. Mais il s’obstinait à respecter une partition qui n’était pourtant pas écrite, puisque tout était librement improvisé. 

Nous étions tout près de nous lever de notre chaise, pour l’applaudir et mettre fin à son calvaire, quand une sonnerie de trompette providentielle est venue à sa rescousse en provenance de la cuisine. Herbie Spanier et ses collègues, tout feu tout flamme et bien restaurés, sont apparus dans le couloir de la bouffe, sous les applaudissements destinés ironiquement  à l’oublié, pour se glisser, l’un à son piano, l’autre à sa batterie. 

 Sous la commande de Spanier, qui revenait de Los Angeles pétri des idées révolutionnaires d’Ornette Coleman qui ont donné naissance au Free jazz, la finale a été enlevée dès lors dans une improvisation collective qui ne se souciait ni de la métrique, ni du tempo, ni des mesures, ni des accords ou des formes.

En quittant le café, l’obstination esseulée de ce contrebassiste m’a hanté pendant longtemps. Elle incarnait l’étrange persévérance des artistes de la bohème à écrire, à peindre et à sculpter dans une société, au pire, hostile, et au mieux,  indifférente.

Une image que je n’ai remise à jour que des années plus tard. Le comédien Jean Perraud est associé éternellement dans ma mémoire à son comparse de jeu, Guy L’Écuyer. Ils interprétaient respectivement Berthelot Petitboire et Épisode Surprenant, deux comédiens itinérants, dans deux pièces que j’ai écrites et mises en scène : Un Pays dont la devise est je m’oublie et L’École des rêves.

Que serait le théâtre sans les anecdotes de théâtre ? Dans les années soixante, la Place Ville-Marie hébergeait un théâtre de poche bien nommé Théâtre de la Place. Il offrait la particularité de présenter des pièces courtes sur l’heure du midi. Des créations québécoises à l’occasion. Perraud avait été engagé pour l’une d’entre elles : un soliloque en deux parties.  

Un de ces midis, il fait son entrée en scène comme d’habitude, en prenant le monde à témoin de ce qui vient d’arriver à son personnage, pour se rendre compte qu’il n’y a qu’un spectateur dans la salle. Au milieu de la troisième rangée. La règle non écrite du théâtre veut qu’on soit autorisé à ne pas jouer quand la distribution est plus nombreuse sur scène que l’auditoire dans la salle. Le spectateur aurait-il été accompagné d’une autre personne qu’il y aurait eu un public. Mais il est aussi seul que l’acteur est seul en scène.

Tout en jouant son personnage pour toute la salle, Perraud ne peut cesser de se poser des questions. C’est un professionnel. La pièce n’a pas été écrite sur le ton de la confidence. Mais dans  les circonstances, il a l’impression de tout surjouer. Et il doit faire son deuil de tous les rires. Le spectateur est sans doute plus intimidé que lui par la situation.  Il se répète qu’il a du métier.  Mais il se demande toutefois si ce ne serait pas mieux d’avoir un partenaire pour lui donner la réplique. À deux, ils pourraient faire abstraction du public. Mais c’est un soliloque. Il prend tout à coup conscience qu’il a arrêté de parler. Ouf ! Il est rendu à l’entracte. 

À la guerre comme à la guerre ! Il prend une longue inspiration avant d’entrer en scène pour la deuxième partie. Et, après quelques phrases et quelques regards  vers la salle obscure. Non ! C’est ridicule ! Complètement ! C’est absurde et je suis ridicule de faire comme si ce n’était pas absurde. Il N’Y A PERSONNE DANS LA SALLE ! J’arrête de jouer ou  je n’arrête pas ?  Pourquoi je continue ? Pourquoi je fais ce métier ? Pourquoi faire comme si je ne parlais pas tout seul ? Je pourrais faire comme si c’était de la télévision mais je sais qu’il n’y a pas de pellicule dans la caméra ! C’est comme passer une audition  devant un  metteur en scène qui a déjà décidé que t’es pas fait pour le rôle.  Next ! Au moins y aurait la décence de me flusher. Est-ce que c’est à moi de tirer la chasse d’eau ? C’est la pire humiliation de ma vie !  Si au moins je jouais le Journal d’un fou de Gogol,  je pourrais virer fou pis ça serait le nec plus ultra du théâtre expérimental ! Noir !

Perraud avait prononcé la réplique finale de la pièce et, à sa grande surprise, il entendit un applaudissement. Lumière. Le spectateur s’était retiré dans la dernière rangée de la  salle. 

Et Jean concluait avec un sourire. Maintenant, quand je me demande pourquoi je continue à faire du théâtre, j’ai une réponse : « Deux mains qui applaudissent dans le noir d’une salle vide ».