Un féminisme universaliste et laïque

Rencontre avec Ibtissame Lachgar, une activiste marocaine

2017/06/20

Entre Paris et Rabat vit et milite une activiste marocaine bien connue : Ibtissame Lachgar, alias Betty. Cofondatrice du Mouvement Alternatif pour les Liberté Individuelles (M.A.L.I.) avec la journaliste Zineb El Rhazoui (anciennement au Charlie Hebdo), elle est aussi l’une des premières Marocaines à assumer publiquement son athéisme. Psychologue clinicienne de formation, spécialisée en criminologie et victimologie, mais surtout féministe audacieuse et scandaleuse, nous la rencontrons dans sa ville natale, Rabat, capitale du Maroc.

D’où, vous vient cette capacité à reconnaître et dénoncer pleinement les injustices ?

Toute petite, j’étais déjà assez « marginale » ou plus exactement « marginalisée ». Beaucoup de choses m’interpellaient, me paraissaient étranges, voire injustes. C’est que j’étais féministe sans en avoir conscience, et qui dit féministe dit égalité entre les garçons et les filles. Avoir les mêmes droits et la même liberté. Liberté chérie, donc…

À l’âge de 6 ans, je disais que j’étais un garçon, j’avais choisi un nouveau prénom. Une manière, paradoxale je le conçois, de m’imposer, de me rebeller contre les camarades de sexe masculin et contre les cousins.

Plus tard, j’ai accepté d’être une fille, mais je continuais de refuser cette différence de traitement entre les filles et les garçons. Je faisais des crises et je luttais contre tous les interdits liés à mon appartenance au sexe féminin en optant pour la désobéissance à tous les niveaux ; école, famille, société. La dé-sobéissance civile deviendra à cet effet, à l’âge adulte, le mode d’action du mouvement que j’ai cofondé. 

Cette lutte personnelle a pris un tournant à l’adolescence, et donc à la puberté, suite aux harcèlements sexistes et agressions sexuelles. D’autres remises en question se sont mises en place à cette époque, notamment sur la place et le rôle de l’islam dans la société marocaine, les interdits et la misogynie qui découlent de la religion.
À l’âge de 20 ans, j’ai été atteinte d’un cancer qui a touché mes os : un sarcome d’Ewing. Tout a basculé. Je suis passée par plusieurs phases de réflexion. Cet évènement de vie – devenir une « survivante », une rescapée d’un cancer grave —, mon parcours personnel et le fait que j’étais étudiante en psychologie ont forgé la militante scandaleuse que je suis ! 

Comment décririez-vous le mouvement M.A.L.I ? Quelle est votre raison d’être ? 

M.A.L.I, qui veut dire « qu’ai-je de différent ? » en arabe, est un mouvement alternatif, un mouvement avant-gardiste. Le noyau de nos actions concerne la défense des libertés individuelles au Maroc. Nous remettons en question l’omniprésence de la religion musulmane (religion d’État) dans l’espace public, nous luttons contre la torture et la peine de mort, nous organisons des actions pro-choix et nous défendons les droits et l’émancipation des femmes et des minorités religieuses. 

Nous souhaitons que tout citoyen puisse mener une vie qui lui permette de s’épanouir, que chacun soit libre de pratiquer la religion de son choix ou de n’en pratiquer aucune – et, à ce sujet, que des mariages civils soient réalisables – et que nous soyons tous et toutes en mesure de nous exprimer librement.

En fait, nous avons construit le seul mouvement universaliste et laïque au Maroc. Et c’est important : Nous insistons beaucoup sur cette universalité. 

 M.A.L.I. est également un mouvement pacifiste de désobéissance civile. Je l’ai cofondé en 2009 – donc avant les révolutions du Printemps dit « arabe » –. C’était la première fois au Maroc qu’un groupe de jeunes activistes passaient du virtuel à l’espace public. 

Nous avons, par exemple, organisé un pique-nique symbolique afin de condamner l’article 222 du Code pénal marocain et de lutter en faveur de la liberté de conscience qui n’existe pas au Maroc. L’article 222 de la nouvelle Constitution condamne à 6 mois de prison toute personne « notoirement connue » pour son appartenance à l’islam et qui rompt ostensiblement le jeûne en public... Notoirement connue ? Par qui ? Comment ? Nous dénonçons fermement cette dictature religieuse, qui définit les Marocains de facto comme musulmans de la naissance à la fin de leurs jours. 

En quoi votre combat est-il urgent et essentiel ?

Au Maroc, nous vivons dans un pays où l’islam est religion d’État, où le roi Mohamed VI est le « commandeur des croyants » (et des croyantes d’ailleurs…). C’est l’équivalent d’un pape. Le Maroc se veut donc une monarchie absolue de droit divin. 

C’est ce qui est à l’origine de plusieurs problèmes et d’inégalités sociales, comme la situation des mères célibataires. Il est quasi impossible d’avoir un enfant hors mariage au Maroc. Les relations sexuelles extra-conjugales sont interdites et, en théorie, la sexualité est inexistante avant le mariage… L’enfant né hors mariage ne sera pas reconnu par la loi, qui le qualifiera de « bâtard ». Cet enfant sera privé de tout libre arbitre, sera infantilisé toute sa vie et puni. 

Quelle est la réception de vos actions ?

Nous dérangeons. Nous faisons beaucoup réagir, nous ébranlons l’ordre social. 

En 2015, j’aurais été identifiée comme personne à « abattre » sur la liste de Daesh, parue dans un journal arabophone au Maroc, interdit le jour même de sa parution en kiosque par les autorités. Plusieurs de nos actions sont aussi fortement réprimées. En 2010, nous avons tenté d’organiser un sit-in pour lutter contre le harcèlement de rue, mais il a été interdit par les autorités ; nous avons été molestées et interpellées.

Trois ans plus tard, nous avons organisé un kiss-in devant le parlement en soutien aux deux adolescents poursuivis pour avoir publié sur Facebook leurs photos en train de s’embrasser. L’action a causé de violentes réactions : plaintes, insultes, intimidations, menaces ; nous avons été bousculées et on nous a lancé des chaises d’une terrasse d’un café voisin.

Qu’en est-il de la situation des minorités sexuelles au Maroc ?

En ce qui concerne la liberté sexuelle, l’homosexualité est « interdite » et « illégale » et celui ou celle qui s’en rendra « coupable » sera jugé, condamné, puis emprisonné. 

Au Maroc, l’homophobie est institutionnalisée et étatisée. Le combat pour la dépénalisation de l’homosexualité et la liberté sexuelle sera donc long. Il émanera d’abord d’une éducation sexuelle… qui passera nécessairement par une révolution sexuelle ! 

Et dans le cas de la situation des femmes et du mouvement féministe au pays ?

Les stéréotypes à l’égard des femmes découlent de valeurs, normes et préjugés profondément enracinés, qui façonnent des idées et des opinions servant à justifier et maintenir la domination des hommes sur les femmes. Notre combat est quotidien contre l’oppression patriarcale et le sexisme en tant qu’idéologie.

Notre féminisme universaliste lutte contre la domination masculine et le patriarcat dont les femmes, musulmanes, en premier lieu, sont victimes au moyen des lois, qui sont en leur défaveur. Nous critiquons les textes religieux, le droit divin, ainsi que toutes les lois marocaines qui en découlent. 

Les principaux combats menés actuellement concernent les inégalités dans l’héritage, le mariage des mineures, le viol et, en particulier, le viol conjugal – perçu comme un devoir conjugal, le harcèlement dans les lieux publics et l’invisibilité du travail domestique. Nous dénonçons aussi les conséquences dramatiques de l’avortement clandestin, un véritable business pour certains médecins.

Le mouvement féministe est traversé par un débat qui divise les militantes. D’un côté, les héritières d’un féminisme de troisième vague, un féminisme du relativisme culturel, issu des réflexions de militantes afro-américaines, qui insiste sur les différents facteurs d’oppression. De l’autre, des féministes qui défendent un mouvement universel unificateur, considérant que toutes les femmes partagent une oppression commune : le patriarcat. 

Comment vous positionnez-vous vis-à-vis ce débat ?

Pour que la lutte féministe puisse progresser, pour une véritable égalité des sexes, je rejette la notion d’intersectionnalité et toute question de relativisme culturel. De même que les droits des femmes sont universels, la lutte contre la domination masculine ne connaît ni frontière, ni religion, ni couleur de peau. Mêmes droits pour toutes et tous, mêmes droits pour toutes les femmes. Et tout est question d’éducation !

En bref, il n’existe pas de droits humains musulmans, pas plus qu’un féminisme islamique. « Halaliser » les droits humains exclut certains droits – des minorités sexuelles par exemple –, « halaliser » les droits des femmes est un contre-féminisme, à mon sens.

Qu’est-ce que vous espérez pour les années à venir ?

S’il fallait cibler le plus important, je crois que je reviendrais à cette idée de révolution sexuelle. Ça, sans oublier la laïcité.