Le cégep Saint-Lawrence de Québec prouve le contraire

L’attrait des cégeps anglophones se résume-t-il au seul problème montréalais ?

2017/06/15

On entend parfois dire que l’attractivité démesurée des cégeps anglophones serait un problème concernant l’île de Montréal exclusivement et, qu’à ce titre, il n’y a pas lieu d’imposer une « loi 101 au cégep » à l’ensemble du Québec. Il est donc intéressant de valider cette hypothèse en se penchant sur la fréquentation des cégeps dans la Capitale Nationale.

Il existe trois cégeps de langue française à Québec (Garneau, Sainte-Foy, Limoilou) et un cégep de langue anglaise (Saint-Lawrence). Afin d’établir un portrait précis de la fréquentation relative de ces cégeps, j’ai obtenu les dernières données d’inscription pour la région de la Capitale Nationale du ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur (MEES) pour les 5 dernières années (2012-2013 jusqu’à 2016-2017). J’ai aussi obtenu les données des demandes d’admission au cégep Saint-Lawrence (CSL) – après un refus et l’utilisation de la Loi sur l’accès à l’information – pour les 5 dernières années (2012-2017).

Pour l’année scolaire 2015-2016, le MEES indique qu’il y a 20 448 étudiants inscrits à des DEC préuniversitaires ou techniques dans des établissements privés ou publics et qui étudient en français. Le chiffre correspondant pour ceux qui étudient en anglais est de 950. Seulement 4,7 % de l’effectif du cégep étudie en anglais à Québec. À première vue, cela est peu.

Le portrait change si on fait le décompte de ceux qui étudient au pré-universitaire seulement (sachant que Saint-Lawrence n’offre pas de programmes techniques). Dans ce cas, il y avait 8 198 étudiants qui étudiaient en français en 2015-2016 contre 810 qui étudiaient en anglais, soit 9,9 % de l’effectif. Un étudiant sur dix étudie donc en anglais au préuniversitaire à Québec, ce qui est pas mal pour une ville où seulement 1 % de la population a déclaré l’anglais comme langue d’usage à la maison au recensement de 2011.

La situation est encore plus intéressante si on se penche sur les demandes d’admission et non pas seulement sur les inscriptions. En 2015, 658 étudiants avaient fait une demande d’admission à Saint-Lawrence. À noter que Saint-Lawrence n’est pas membre du système régional d’admission de Québec et que ces demandes sont donc effectivement des demandes de premier tour. De ce nombre, 318 ont été admis au préuniversitaire (48,3 %). Seulement 73 (22,9 %) étaient des étudiants ayant terminé leurs études secondaires dans une école anglaise, tandis que 245 (77 %) terminaient leurs études dans une école secondaire de langue française. Intéressant pour une institution dont la mission première consiste à « répondre aux besoins de sa communauté ».

Saint-Lawrence opère actuellement à pleine capacité et ne peut accueillir un plus grand nombre d’étudiants, ce qui est indiqué nettement par l’important taux de rejet de demandes d’admission (51,7 %). L’accès à ce cégep est dans les faits contingenté par le Conseil du trésor qui ne finance pas – pour l’instant – de projet d’expansion de Saint-Lawrence, qui lui permettrait d’augmenter sa capacité d’accueil. 

Le contraste est saisissant avec les cégeps de langue française de la région de la Capitale Nationale qui subissent actuellement une baisse démographique importante. Les cégeps francophones sont ainsi passés de 9 192 étudiants au préuniversitaire en 2012 à 8 102 en 2016, soit une perte de 1 090 étudiants en 4 ans (13,5 % de l’effectif). Saint-Lawrence, quant à lui, déborde.

Le directeur de Saint-Lawrence, M. Edward Berryman, milite activement pour que le gouvernement du Québec (Le Soleil, 17 août 2016) finance des projets d’expansion de la capacité d’accueil de Saint-Lawrence, ce qui aurait pour effet de drainer vers ce cégep plusieurs centaines d’étudiants supplémentaires par année du secteur français et mènerait certainement à des fermetures de programmes et des abolitions de postes dans les cégeps de langue française à Québec. La pression augmenterait grandement pour que les cégeps « français » offrent eux aussi des programmes en anglais afin de faire concurrence à Saint-Lawrence. Certains ont déjà flairé la bonne affaire : le Collège Mérici (qui est privé) offre maintenant des DECs « bilingues ». Le cégep de Sainte-Foy (public) a annoncé son intention d’élargir son offre de cours en anglais.

Bref, à Québec, le seul cégep anglophone a une taille bien supérieure à celle requise pour servir les besoins de sa communauté. Il est rempli à pleine capacité, ne subit pas la baisse démographique, qui frappe de plein fouet les autres cégeps, et exerce une pression pour l’anglicisation des programmes dans les cégeps de langue française. La situation linguistique au postsecondaire dans la Capitale Nationale est plus fragile qu’elle n’y parait et l’équilibre pourrait être chamboulé si, par exemple, le gouvernement du Canada finançait un projet d’expansion de Saint-Lawrence. 

Ce qui ressort néanmoins crûment de la popularité du cégep anglophone à Québec, c’est le désir de nombreux finissants du secondaire français « d’étudier en anglais ». Est-ce simplement le désir de parfaire une maîtrise de l’anglais, qui serait perçue comme étant insuffisante à la sortie du secondaire ? Certains signes (telle la moyenne générale requise pour entrer à Saint-Lawrence) laissent plutôt penser que ce sont les étudiants les plus à l’aise en anglais, soit ceux qui paradoxalement auraient le moins besoin de « parfaire leur anglais », qui y sont admis. Ces étudiants ne veulent pas des cours d’anglais (qu’ils auraient partout ailleurs), mais des cours « en anglais ». Nuance de taille.

Le projet politique que portait autrefois le Parti Québecois était de faire, selon la formule de Jacques Ferron, du français une « langue complète », c’est-à-dire qui puisse servir l’ensemble des sphères de la vie individuelle et collective. Ferron affirme que, si le français et l’anglais ont pu coexister pendant longtemps, c’est que, depuis le début, ils n’ont célébré qu’un « mariage blanc », les Canadiens-Français étant relégués à l’agriculture et les Anglais occupant la sphère industrielle. 

La ville de Québec semble être une illustration de la pertinence continue de cette thèse. Cette ville a connu un fort développement industriel ces vingt dernières années et les emplois autrefois concentrés dans la fonction publique « provinciale » ont été largement supplantés par des emplois du domaine privé dans le domaine de la technologie et de l’assurance. La hausse de l’attractivité du cégep anglais à Québec semble aller de pair avec cette entrée tardive de Québec dans la « civilisation industrielle ». 

Le défi du Parti Québécois aujourd’hui, bien au-delà de la « loi 101 au cégep », est de formuler une doctrine linguistique qui vise à faire du français une langue « complète » tout en répondant au défi d’une jeunesse qui fait rimer – de façon assez naïve – « étudier en anglais » et « succès ».