Levée de boucliers contre la décision du CRTC

Les productions originales québécoises ne sont plus protégées

2017/06/15

De vives réactions ont été suscitées par la décision du 15 mai dernier du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) de ne plus obliger les grands groupes de diffusion (TVA, V Média, Corus et Bell) à allouer un pourcentage de leurs revenus à des productions de langue française originales.

Si le CRTC maintient des quotas de dépenses en émissions canadiennes et en émissions d’intérêt national en fonction des pourcentages des revenus des diffuseurs, rien ne les oblige dorénavant à réserver une partie de ces sommes à des productions originales en français.

L’Association québécoise de la production médiatique (AQPM), l’Association québécoise de l’industrie du disque (ADISQ), la Société des auteurs de radio, télévision et cinéma (Sartec), l’Association des réalisateurs et réalisatrices du Québec (ARRQ) et l’Union des artistes (UDA) ont toutes dénoncé la décision du CRTC. Le ministre de la Culture et des Communications, Luc Fortin, demande au CRTC de revoir sa décision alors que la ministre du Patrimoine canadien, Mélanie Joly, propose « aux personnes affectées par cette décision de se faire entendre », suggérant de faire appel devant les tribunaux.  

L’onde de choc s’est d’ailleurs concrétisée par l’annonce de la chaîne Séries+ (Corus), trois jours après la décision du CRTC, de son intention de ne plus offrir des productions originales québécoises après que le CRTC eut aboli l’obligation de consacrer 1,5 million de dollars par année au financement de créations dramatiques en français. Série+ semblait pourtant miser sur les productions québécoises avec, entre autres, Mon ex à moi (2015 et 2016), Séquelles (2016), Mirador (2016), Sur-Vie (2017) et Plan B (2017).

La Sartec, l’ARRQ et l’UDA s’inquiètent du pari du CRTC, fidèle à l’approche préconisée lors des consultations Parlons télé – auxquelles plus de 13 000 citoyens et intervenants ont participé – qui veut que les productions francophones soient suffisamment bien placées pour rencontrer autant de succès sans forcer les groupes médiatiques à offrir du contenu original en langue française. Un pari fragilisé par la récente décision de Série +. 

En entrevue avec l’aut’journal, Gabriel Pelletier, président de l’ARRQ (Association des Réalisateurs et Réalisatrices du Québec), se dit inquiet de l’effet d’une telle décision sur ses membres. « Ces annonces s’ajoutent à une série de précédentes, dont celle du CRTC de réduire les quotas de diffusion de contenu canadien, pour conserver uniquement les obligations de dépenses, la logique voulant qu’il valait mieux se concentrer sur les heures de grande écoute. Cela dit, avec cette nouvelle décision, on assiste presque à l’effet contraire. La réduction de dépenses sur des productions d’intérêt national, créations certes plus chères à produire, mais qui possèdent une valeur culturelle plus élevée, engendra assurément des pertes d’emplois. »

La dérèglementation prend effet alors que la quotepart obligatoire des câblodistributeurs qui financent une partie des productions canadiennes – le « Fonds des médias » – diminue de 5 % par année. « Sans compter que les diffuseurs accumulent moins de revenus publicitaires à la télévision (mais davantage sur les réseaux sociaux), ce qui risque d’affaiblir les créations télévisuelles québécoises qui doivent faire face à une compétition féroce. Les chaînes spécialisées permettaient aussi aux artisans de développer une expertise, une grande habilité à travailler avec des productions étrangères et offraient un espace plus innovant permettant de développer un nouveau genre télévisuel », précise Gabriel Pelletier.

Selon le président de l’ARRQ, ces décisions ont un effet sournois particulier du côté francophone. « Le CRTC a espoir que certaines émissions seront coproduites entre un canal de diffusion et une plateforme. On pourrait voir des associations CTV-Netflix par exemple. Les productions de langue anglaise peuvent en effet bien se vendre à l’international, mais les productions francophones n’ont pas accès au même marché. Pour nous, qui avons des succès locaux, nous sommes davantage menacés par les nouvelles politiques. Nous risquons aussi de voir, de plus en plus, du contenu anglophone traduit en français afin de répondre aux nouvelles exigences. Tout ça a empiré le problème et nous sentirons les effets à court et moyen terme. »

Gabriel Pelletier reconnaît que la motivation d’une telle décision provient entre autres de la vision du président actuel du CRTC qui favorise la dérèglementation, la flexibilité et le libre marché, à l’image du gouvernement précédent. « On souhaite faire tomber les barrières pour que tout le monde soit sur le même terrain de jeu. Malheureusement, ce que nous demandons, dans le milieu c’est tout à fait le contraire ; les nouvelles plateformes doivent être réglementées. Nous faisons face à de nouveaux joueurs très puissants à l’abri de toute règlementation qui traversent les frontières impunément. »

« Le CRTC est un organisme de règlementation créé pour poser des obligations. Il me semble qu’on oublie la mission de cet organisme. Nous avons toujours fait face à une grande concurrence de l’étranger, mais c’est grâce à des organisations comme le CRTC que nous avons une télévision qui performe et un public fidèle. »
La solution, pour le président de l’ARRQ, réside dans la contribution des fournisseurs internet à la création de contenus et la taxation des nouvelles plateformes. « Et on peut imaginer la création de nouvelles plateformes entièrement québécoises venant de tous les diffuseurs. »

Yves Légaré, directeur général de la SARTEC (Société des Auteurs de radio, télévision et cinéma), s’inquiète également de l’effet de cette nouvelle dérèglementation sur ses membres : « Ça veut probablement dire des séries en moins. Les pertes estimées, avec les séries programmées qui ne seront pas diffusées, dépassent déjà le million. » 

Pour le directeur général de la SARTEC, cette décision provient avant tout d’une volonté du CRTC de dérèglementer et d’alléger les obligations pour les diffuseurs. « Quant aux nouvelles plateformes, on a décidé de ne pas les encadrer, même si on les voit prendre de l’ampleur, année après année. On a plutôt choisi d’offrir plus de flexibilité aux diffuseurs, comme le souhaitait d’ailleurs le précédent gouvernement fédéral. »

« Pour nous, il s’agit d’une concurrence déloyale et nous demandons une aide à cor et à cri. Les gouvernements doivent faire face à l’incongruité du double traitement pour les plateformes étrangères et nationales. Ces dernières sont les seules, pour l’instant, à être taxées. Ça occasionne une véritable iniquité culturelle. »

Yves Légaré reconnaît que la tâche est difficile et qu’actuellement l’on ne dispose pas de toutes les réponses. « Les règlementations doivent évoluer et cela se fera pas à pas, à l’image de l’instauration de la règlementation que l’on connaît actuellement. »

Du côté de la SARTEC, on a également de la difficulté à comprendre le pari que les émissions en langue française auront toujours autant de succès : « Le CRTC tient une position contradictoire à ce sujet puisqu’il affirme, d’un côté, que les nouvelles conditions se traduiront potentiellement par un plus grand nombre de nouvelles productions canadiennes de langue originale française et, de l’autre, qu’il surveillera la situation en demandant aux diffuseurs de produire des informations détaillées à cet égard. On révisera alors la situation dans 5 ans… mais pourquoi attendre 5 ans pour intervenir ? Et pourquoi surveiller, si on ne s’inquiète pas d’une telle dérèglementation ? »

Si les différentes associations représentant les artisans de la production télévisuelle québécoise espèrent une révision de la décision du CRTC, ils surveilleront aussi de près l’annonce de la nouvelle politique culturelle de Mélanie Joly qui est attendue dans les prochains mois. 

Pour Gabriel Pelletier, « la règlementation des nouveaux géants de la diffusion demandera un grand courage de la part du gouvernement. Ce ne sont pas des décisions populaires à court terme. Mais le prix à payer est élevé : Les auditeurs de demain qui, à une certaine époque, ont grandi en écoutant Bobino ou Passe-Partout, consommeront les Netflix et autres. Il n’y aura pas d’ancrage culturel québécois ou canadien pour cette nouvelle génération. »

M. Légaré abonde dans le même sens : « À une certaine époque, la vision politique voulait que les Canadiens et les Québécois bénéficient d’une télévision nationale. Aujourd’hui, il faut agir dans le même sens et appuyer les productions nationales face à la nouvelle concurrence. Cela demandera beaucoup de courage politique et nous attendons beaucoup de la ministre du Patrimoine. »