Quel est le livre qui a changé votre vie ?

Le portulan de la vie d’artiste

2017/09/08

Du temps où ma « vieille » vie était régie par le Ratio Studiorum des jésuites – adopté en 1599 et légèrement modifié en 1832 – cet imprescriptible fameux Plan raisonné et institution des études avait prévu de tout temps un passage obligé pour ses adhérents : une « retraite de décision » avant d’aborder les deux dernières années du cours classique, consacrées à la philosophie. 

La vie trépidante qui entourait le Collège Sainte-Marie n’était pas propice à la réflexion profonde sur les choix de vie. Ainsi ladite retraite de quelques jours se tenait dans le cadre bucolique de la villa Saint-Martin. Chacun de nous était accompagné d’un directeur de conscience personnel qui faisait office d’orienteur vocationnel à partir des Exercices spirituels (1491-1556) d’Ignace de Loyola. Avait-on l’étoffe nécessaire pour devenir un soldat du Christ et grossir les rangs de la Compagnie de Jésus ? Bref, tout ce pourquoi nous avions été formé en douce jusque-là. Pour la plus grande gloire de Dieu ! Ad majorem Dei gloriam !

Jésuite or not Jésuite ? L’ultime vocation que je n’aurais su choisir pour cause d’incompatibilité. «  Je ne crois pas en Dieu, mon père ! » Mon agent-recruteur a accusé le coup avec un sourire équivoque à-la-jésuite, reconnaissant que c’était là une « opinion ». Digne de respect, sans qu’il la partage. Une tolérance stratégique puisqu’il s’attendait à ce que j’étende la même indulgence à la foi religieuse de mes confrères. D’ailleurs,  pour ne pas la remettre indûment en question, ma participation à toutes les activités de la retraite et mon assistance aux messes étaient néanmoins requises. Sans aller jusqu’à communier, il va sans dire. 

Le confesseur jésuite de Louis XIV, le père Lachaise, faisait face à un dilemme plus pragmatique. Le roi Soleil pratiquait ouvertement l’adultère avec une maîtresse en titre. Ce qui devait mener son confesseur à lui interdire la pratique des sacrements. Dont celui de la communion lors de la messe quotidienne du roi. Mais, les conséquences politiques d’une telle condamnation étaient carrément inenvisageables pour le royaume et l’Église. 

En même temps, le confesseur du roi ne pouvait continuer de lui donner à répétition cette communion sans endosser à ses yeux des adultères tout aussi répétés. La solution qu’il a trouvée pour contourner le problème incarne la quintessence du jésuitisme. Lachaise n’a rien changé au rituel quotidien de la communion du roi, sauf de le pratiquer désormais avec des hosties « non consacrées ». Entre deux maux, toujours choisir le moindre. Sauvez les apparences et vous sauvez tout.

À partir du moment où pour sa part elles étaient sauves, l’orienteur m’a laissé me débrouiller avec la question qui turlupinait tous les jeunes gens de ma génération : qu’est-ce que je vais faire de ma vie ? Alors que la véritable question était plutôt : Qu’est-ce que la vie va faire de moi ?

 À la radio comme à la télé, j’ai été maintes fois soumis à un questionnaire fétiche des émissions culturelles : Quel est le livre qui a changé votre vie ? Et, un peu selon l’humeur du moment, je trouve le titre d’un ouvrage remarquable pour ne pas répondre tout bêtement : « Le » livre ! Ce qui pourrait porter à confusion. Si j’étais protestant, « Le » livre serait La Bible ; musulman, Le Coran ; juif, La Torah ; catholique, Le Nouveau Testament ; hindouiste, Le Rig-veda ; bouddhiste tibétain, Le Bardo Thodol ; maya, Les Prophéties du Chilam Balam, mais « le » livre que j’ai en tête, c’est l’objet tel qu’il est sorti des presses de l’atelier de Johannes Gutenberg entre 1452 et 1458. 

Cet objet de tous les possibles qui peut contenir des mondes, des civilisations, des religions, des destins, des rêves, des enfers et des paradis, de grandes peines et de petites joies qui traversent les siècles, l’air du temps des temps et les belles heures des vies illustres, la vesprée d’une rose et le savoir des étoiles, le chiffre d’or et la table d’émeraude, le sourire éternel du Bouddha et la fanfare cosmique du combat final entre le bien et le mal.

J’ai une grande affection pour une figure tutélaire du livre qui date d’avant l’invention de l’imprimerie, Christine de Pizan (1364-1430). Au beau milieu de la guerre de Cent Ans, elle s’invente comme femme écrivain – féministe par surcroît. Elle ne se contente pas d’écrire. Copiste, elle se fait éditrice et engage des enlumineuses pour peindre les miniatures qui ornent ses livres. Sans oublier leur mise en marché.

Dans une image qui pourrait fort bien être une carte d’affaires, on la voit agenouillée, dans une robe bleue, les bras tendus pour offrir fièrement un livre manuscrit, clos par un fermoir, à une souveraine plutôt quelconque. Un ouvrage qui n’est pas un livre de prière ou de vies de saints, mais un « livre de fantaisie » de son cru. Elle présente son œuvre à une « Haulte Dame » dans l’espoir d’obtenir en retour rémunération, bien et pension. Christine de Pizan est le premier écrivain professionnel. 

À une époque où l’écriture préfère le recul du légendaire pour raconter, elle invente le « Je Christine » qui lui permet, par le biais de l’allégorie, de circuler partout dans le temps et la pensée. Dans sa Cité des Dames, elle convie des immortelles et des mortelles, des femmes de l’Histoire et des héroïnes de l’antiquité, des saintes et des magiciennes, des impératrices et des conquérantes, pour réfuter la doctrine prédominante qui accusait les femmes d’être responsables du malheur du monde. Fidèle à sa cause, un de ses derniers textes célèbre la victoire de Jeanne d’Arc à Orléans, en 1429. Quant à son éventuelle postérité, elle ne l’imagine pas ailleurs que couchée sur du papier. « Mort, écris-moi dans ton livre ». 

John Taylor (1578-1653) est un poète élisabéthain, mineur et prolifique, dont les vers nous ont légué la première mention imprimée de la mort de Shakespeare, dans un poème intitulé The Praise of Hemp-Seed (1620), où il chante déjà les vertus du cannabis. Taylor accordait également des qualités magiques au papier. Tout d’abord celle d’assurer l’immortalité des grands poètes comme Chaucer, Sidney et Spenser en leur permettant de survivre à leur trépas par l’imprimerie. Et il ajoutait à la liste le nom de Shakespeare, décédé quatre ans plus tôt.

 À son avis, le grand Will était plus un écrivain pour la page imprimée que pour la scène. La suite des événements a validé son intuition puisque les Puritains ont tout d’abord interdit les représentations théâtrales pour ensuite raser les théâtres. Bref, Shakespeare n’a pas été joué sur une scène pendant plus de cinquante ans et a dû attendre la fin du XIXe siècle pour qu’un  grand acteur et directeur de théâtre, Henry Irving, impose l’interprétation du texte original aux acteurs sur scène. Alors que l’édition de ses œuvres était la plus vendue après la Bible.
  
Pour Taylor, l’autre qualité magique du papier, fabriqué alors à partir de tissus usagés et de vieux habits récupérés par les chiffonniers, était d’avoir déjà eu une autre vie. Les feuillets qui portaient les vers de Shakespeare avaient déjà été des cordes de chanvre, des chemises de lin ou des pourpoints de satin. «  Qui sait si le sonnet que je lis aujourd’hui / n’est pas écrit sur le linge de corps d’une comtesse ou d’une reine / entremêlés avec les haillons d’une tenancière de bordel, / d’un voleur ou d’une putain ? » clamait le poète à son public. « Même si un prisonnier est mort comme un traitre / sa chemise peut être transformée en papier royal ». On peut se laisser à imaginer qu’un auteur pouvait alors aider à assurer sa pérennité, en ne léguant pas tout son habillement à la postérité, mais aux chiffonniers. 

J’aurais aimé être un apprenti dans l’atelier de Gutenberg, prêtant une oreille attentive à toutes les réponses que le maître imprimeur donnait à mes questions. Une en particulier à propos d’une pile de livres qui amassaient de la poussière dans un coin. Après un long  soupir d’éditeur, il m’a répondu : « Des invendus de la première Bible, mon cher Johann Claus ! » L’idée qui m’a aussitôt traversé l’esprit a été de pouvoir en obtenir une copie à moitié prix. Ma longue carrière d’écumeur de librairies d’occasion ne date pas d’hier. 

J’ai connu les derniers moments de l’imprimerie traditionnelle. Ma relation n’était pas avec le papier vivant de Taylor, mais avec la chape de plomb des caractères d’imprimerie. Journaliste au Petit Journal, j’ai été pendant un moment assigné au marbre pour boucler les pages hebdomadaires de la section culturelle, c’est-à-dire superviser la mise en page et en forme des articles par un typographe. 

C’était une tâche supplémentaire qui se poursuivait après les heures régulières de la rédaction, mais j’étais dans le cœur de la bête. J’ai appris qu’écrire c’était couler des mots et des paragraphes dans une forme, parce que chaque ligne était coulée dans le plomb et chaque correction nécessitait qu’elle soit coulée à nouveau par un linotypiste et remise dans la forme à sa place par le typographe. On ne coupait pas du texte mais du plomb. Plus tard à la radio, à la télé ou au cinéma, on coupait des minutes. Au théâtre, des longueurs. 

Christine de Pizan voyait l’écriture comme un miroir, Shakespeare, la scène de même, et les mots imprimés tiennent dans un miroir de page. Mon miroir de carrières était teinté par mes lectures où, à moins d’être écrivain, il y avait peu de médecins ou d’avocats : de Rabelais à Conan Doyle en passant par Tchékov ; de T. S. Eliot à Gaston Leroux en passant par Kafka.

De fait, j’avais fait mon choix depuis longtemps. Coureur de bois ? Mon père voyageur de commerce en était le dernier avatar. Il m’avait appris à ne pas porter de jugement et à m’adapter à l’étrangeté de chaque nouveau client. Coureur de jupons ? J’avais le prénom pour être frivole et volage, mais je n’avais pas le physique de l’emploi. Coureur d’idéal ? Sûrement  ! Mais comme unité de mesure. Le satori comme l’émerveillement n’est pas acquis, mais donné. 

En ouvrant ma chambre à tous les auteurs du monde, mon choix de carrière ne pouvait que s’arrêter sur celle-là qui les conviait à demeure : chasseur de livres. Comme l’a écrit Gustave Flaubert : «  Le livre pour moi est une manière spéciale de vivre ».