Apprendre à déguster le Divers pour jouir de ce qui est autre

Le portulan de la vie d’artiste

2017/10/06

Pour peu qu’on y prête at-tention, le cours naturel de la vie offre amplement d’occasions de faire le plein de personnages inspirants. Mais, depuis fort longtemps, j’ai également pris l’habitude de faire des rencontres tout aussi remarquables dans les livres.  

L’une de celles-là a été Victor Ségalen, médecin, voyageur, archéologue et avant tout poète. En 1903-1904, un séjour en Polynésie lui permettra de constater avec amertume la perte d’identité culturelle des Maoris sous l’influence d’une prédication morale méthodiste. Il en tire un roman ethnographique sur les derniers païens de Polynésie, les Immémoriaux, ceux qui sont par delà la mémoire. 

Peu de temps avant son arrivée aux îles, un païen d’adoption est décédé dans le dénuement et la réprobation. Ségalen peut ainsi racheter les dernières œuvres de Paul Gauguin dans un encan public et sauver le fonds de son atelier. Il publiera par la suite le premier livre sur l’« Insurgé des Marquises ». La rupture du peintre post impressionniste avec l’Europe était radicale. « Ayez toujours devant vous les Perses, les Cambodgiens et un peu l’Égyptien. La grosse erreur, c’est le Grec, si beau soit-il. »

Après la Polynésie, le médecin archéologue séjourne en Chine, où il retrouve  entre autres, le plus grand et le plus ancien tumulus impérial chinois : le tombeau oublié de Che Houang-ti. Si le poète s’applique à traduire ou à imaginer les inscriptions des stèles, il n’a pas pour autant la prétention de connaître la Chine, ou de jamais y parvenir. « Au fond, ce n’est ni  l’Europe, ni la Chine que je suis venu chercher ici, écrit-il,  mais une vision de la Chine ».

Pour Ségalen, l’exotisme est un art de vivre et une façon de voir le monde. Dans sa version simple, c’est  « se mettre à la place de l’autre ». Bref, l’exotisme est « tout ce qui est autre et pour en jouir, il faut apprendre à déguster le Divers ».

Dans le Montréal de la fin des années cinquante, les périples aventureux avaient un parcours de prédilection : la rue Saint-Laurent. Dans le Red Light, à l’exception du Chinatown, l’exotisme se résumait principalement aux danseuses et aux travestis. 

En haut de la côte, une fois dépassée la rue Sherbrooke, la rue Saint-Laurent nous offrait la possibilité d’emprunter une assiette pour voyager. Ma première escale hellénique a été un fromage féta avec un filet d’huile et des olives noires de Kalamata dans un resto ouvert 24 heures sur 24, près de l’édifice Balfour. 

Le féta était un plat très exotique à l’époque. Tout comme la crème sure au dessert et le yaourt traditionnel légèrement nappé d’un miel grec relevé. Sans oublier la soupe avgolemono, un mélange d’œufs et de citron. Les brochettes de porc souvlaki, le pain pita et la moussaka d’aubergines. La Grèce n’a jamais quitté mon palais depuis. La seule avenue que je n’ai jamais fréquentée, c’est le baklava. Doublement sucré, sans doute parce que la Grèce et la Turquie s’en disputent la paternité.
 
Dans la bohème montréalaise, le café expresso était le carburant de discussions généralement plus artistiques que politiques. La petite tasse de café aussi grec que turc portait à la dégustation et à la réflexion. Derrière son comptoir, notre hôte — avec qui j’étais souvent seul aux petites heures du matin — était généralement plongé dans ses pensées. Sa tristesse aurait pu être associée au mal du pays et la faune nocturne qui fréquentait son resto était trop disparate pour lui offrir le réconfort d’un nouveau foyer. 

Un soir, il m’a confié que le mal du pays n’était pas celui qu’on imagine. Il était plutôt attaché à ses basques. Son père était décédé et, à titre de fils aîné, il devait assumer une succession lourde à porter : celle de se charger de la dot et des frais de mariage de ses sœurs. Si je me souviens bien, elles étaient quatre. 

Je me suis amusé alors à les imaginer. La plus vieille d’entre elles approchait de la trentaine. Une Daphné, fidèle à la nymphe mythique, qui ne voulait pas se marier. Ce qui posait un sérieux problème à ses trois sœurs en attente de son mariage pour pouvoir convoler à leur tour. C’est Thalia, la troisième en ligne,  qui a trouvé la solution : un apollon marin qui n’était présent en Grèce que deux mois par année. Un compromis acceptable pour Daphné. Hermione, qui était jalouse de tout ce qui arrivait à son aînée, s’est empressée de trouver un candidat pour lui passer l’anneau au doigt dans l’année qui a suivi. 

Rieuse, accorte, Thalia voulait butiner à satiété, danser, chanter et se promener en maillot de bain en toute liberté sur la plage avant d’endosser à perpétuité la petite robe noire et le foulard de la femme mariée. Je me souviens de l’exotisme incongru d’un îlot dominical de ces robes noires entourées d’enfants au parc Jeanne-Mance, égarées au milieu de l’explosion estivale des corps dénudés, par un après-midi torride sous un soleil de plomb. 

La plus jeune, Aphrodite, n’avait pas l’intention d’être à la charge de son frère. Elle se voyait en chanteuse. J’imagine comme celle qui dominait l’affiche d’un tout nouveau cabaret grec qui complétait la palette culturelle du Red Light. Les chansons d’amour populaires et enlevées de la chanteuse étaient accompagnées par un groupe où dominait le bouzouki, soutenu par un accordéoniste, un guitariste, un clarinettiste et des percussions. Même si on aurait cru que c’était le privilège du joueur de bouzouki, elle se laissait faire explicitement la cour par une clarinette enjôleuse. On peut présumer qu’Aphrodite interprétera bientôt les textes engagés de Mikis Theodorakis avec la même ferveur.

 Ce qui n’arrangeait pas la situation de notre restaurateur. Avec deux sœurs qui tardaient à se marier, ce qui aurait pu réjouir son portefeuille ne faisait qu’accentuer sa mélancolie. Bref, tous les Grecs ne dansaient pas en brandissant une bouteille de retsina comme l’Alexis Zorba du roman de Kazantzakis. 

C’est mon ami, le photographe John Max, qui m’avait initié à sa gâterie préférée, une petite assiettée de crème sûre nappée de miel. Pour nous, notre hôte droit comme un piquet derrière son comptoir, était le Veilleur de nuit. Tout comme Stuart Wilson était l’Arpenteur de nuit, l’architecte qui marchait inlassablement la ville parce que sa femme lui avait fermé sa porte ou que les gardiens de McGill l’avaient expulsé de son bureau de professeur. L’argument qu’il devait s’allonger sur un divan pour visualiser ses plans n’était pas toujours satisfaisant. 

Depuis mon séjour estival à l’île Bonaventure, je n’avais pas eu l’occasion de revoir mon ami John. On s’est retrouvé au Mas, une boîte à chansons rue Saint-Dominique qui avait accueilli les photos censurées du Chemin de croix au féminin de Max, après l’expulsion de leur exposition à l’université McGill. Avec un auditoire qui reprenait les chansons en chœur, la soirée était peu propice à la discussion. Mais, il était impossible de ne pas être gagné par l’euphorie ambiante.

La porte d’entrée et de sortie du Mas était située à l’arrière d’un édifice de trois étages qui faisait face à la rue Saint-Laurent. On y accédait par un escalier de sauvetage. Une fois sortis dehors sur le palier métallique, je ne sais plus lequel d’entre nous en a eu l’idée, mais au lieu de descendre, on a grimpé l’échelle qui menait au toit. Et, sous un ciel de pleine lune, on s’est mis à gambader d’une toiture à l’autre. Pour se retrouver un coin de rue plus loin, assis au pied d’une cheminée de briques.

Depuis mon retour de l’île Bonaventure, je n’avais qu’une idée en tête : Me trouver un atelier pour écrire. Avec John, le fond de l’air était soit ensoleillé, soit fortement ombragé. Quand le soleil était à son zénith – ce qui était habituellement le cas – sa nature était bonhomme, moqueuse, rieuse et nous avons rigolé ensemble plein notre soûl. Mais lorsque le ciel se couvrait, les questions existentielles lui poussaient drues comme les épines sur un porc-épic. 

Son questionnement sur la « Vérité » de ses portraits d’artistes n’était pas nouveau. Cette fois, il m’annonce son intention de se rendre au lac Mistassini pour photographier les Indiens Cris. Dans la foulée d’un retour aux sources d’une « vérité première ». Ce qu’il a fait.

Max est un chasseur d’images, doublé d’un pourchasseur de la Vérité. Il désespère d’en trouver une qu’il ne doive pas à son œil, trompeur par nature. Tous les artistes, les peintres et les poètes qu’il a photographiés ont reconnu John Max dans leurs portraits. Son regard ne peut pas voir par-delà sa vision expressionniste. Le satori pour lui aurait été de trouver une image « autre » au développement de la pellicule. 

Toute la formation bouddhiste zen qu’il s’est donnée par la suite était d’apprendre que le monde n’est qu’une image – celle qu’on se fait du monde. C’est la finalité de la Tentation de Saint-Antoine ou celle de Jésus dans le désert. Se libérer de l’image, c’est se libérer du monde. Plusieurs années plus tard, c’est un peu dans le même esprit que John Max est entré au bercail, après un long séjour dans un monastère zen au Japon, avec des centaines de rouleaux de pellicule, remplis de prises de vue qui ne seront jamais développées.

Contrairement à la photo, la littérature peut créer l’illusion d’un au-delà des mots qui permet à chacun de façonner ses images. Comme l’a écrit Gilbert K. Chesterton, le but du voyage de l’écrivain « n’est pas de poser le pied sur une terre étrangère. C’est finalement de poser le pied dans son propre pays comme s’il s’agissait d’une terre étrangère ».

Mais ce soir-là, nous n’en étions pas là. Nous avons mis une bonne demi-heure à nous orienter à l’Ouest, à l’Est, au Nord, au Sud pour retrouver l’échelle qui menait à l’escalier de sauvetage du Mas qui a nous permis de retrouver le plancher des vaches. Un peu à l’image de nos cheminements dans les années qui ont suivi.