Le regard en liberté de Jean-Claude Labrecque

Une caméra pour la mémoire, un film de Michel La Veaux

2017/12/01

Clap ! « Ça tourne, Jean-Claude ! », lance Michel La Veaux, un sourire dans la voix. « Cet homme au bout du rail de traveling, dit-il, c’est Jean-Claude Labrecque. Il est un des bâtisseurs du cinéma québécois. Cet homme a passé sa vie derrière une caméra, autant comme directeur de la photographie que comme réalisateur. Son regard a été le témoin privilégié de l’évolution de notre société depuis plus de cinquante ans. Nous partageons, Jean-Claude et moi, une passion commune pour la lumière. Il a été pour moi une référence et une inspiration dans mon travail de directeur de la photographie. Je tiens une grande affection pour cet homme de cinéma qui continue toujours de regarder la vie à hauteur d’homme. »

Dans cette introduction magistrale de Labrecque, une caméra pour la mémoire, son deuxième film documentaire après Hôtel La Louisiane (2015), Michel La Veaux résume, dans une description aussi éloquente qu’émouvante, l’homme-phare de sa vie professionnelle. 

Kanuk noir et chemise blanche, col ouvert, en toute simplicité, naturel comme dans la vie, Jean-Claude Labrecque apparaît en gros plan. Solide et fragile, humain et accessible, une étincelle illumine son regard. Un demi-siècle d’images défileront sous nos yeux dans l’heure et demie qui suivra. 

Le film démarre sur l’Arriflex 3511, la première caméra que Labrecque a tenue dans ses mains.  « La plus belle », dit-il, en racontant comment il l’a apprivoisée. Il faut voir ses gestes délicats, attentifs, respectueux envers cette compagne qu’il caresse comme au premier jour. Tout est parfait chez elle : l’obturateur, ses magnifiques mouvements d’optique. Tout. Il en parle comme de sa première conquête féminine. 

À la fin des années 1950, Jean-Claude Labrecque fait la rencontre de Paul Vézina, qui travaille à l’Office du film du Québec. Il avait parcouru la ville de Québec à pied. Il connaissait la vieille capitale par cœur. « Surtout, il savait où se déposait la lumière. Il me disait : Tiens, c’est la bonne heure. Il le faisait régulièrement, même sans caméra », se souvient le natif de Limoilou, également influencé par l’importance de l’humain qui prévalait chez son maître.  

À l’Office national du film (ONF), il aura la chance de travailler avec les Claude Fournier, Michel Brault et Gilles Groulx, les plus grands réalisateurs de l’époque. 

Toujours à la recherche de quelque chose de nouveau, il avait une réelle intuition de l’image, de la lumière et de la caméra dont il tirerait l’effet recherché. Sans jamais vouloir s’imposer. Il attendait. Il s’adaptait. Il apprenait. « C’était très Québec, très fait français. C’était l’époque de la découverte de nous-mêmes. Une époque de liberté », se rappelle le pionnier du cinéma québécois.

En 1965, la même année que sort en salles La Vie heureuse de Léopold Z de Gilles Carles, Labrecque réalise 60 cycles, un reportage sur le 11e Tour cycliste du Saint-Laurent. Un premier film dans lequel il démontre, non seulement un sens aigu de l’exploration technique, mais une volonté d’aller au bout des possibilités qu’offrent les outils du cinéma. « Je suis très sensible comme directeur de la photographie aux risques qu’a pris Jean-Claude et à l’audace qui caractérise sa filmographie. Il aime les extrêmes », me confie Michel La Veaux. 

Audace et détermination se conjuguent lors de la visite de Charles de Gaulle à Québec en 1967. À six jours de l’arrivée du général, Jean-Claude Labrecque obtient carte blanche du premier ministre du Québec Daniel Johnson pour filmer l’événement. Pourquoi ne pas monter à bord du Colbert pour filmer le président de la République française à sa descente du bateau ? « Soyez prêt, on vous prend en passant », répond l’aide de camp du général français. La partie n’a pas été facile. Le réalisateur et son équipe doivent monter à bord à l’aide d’une échelle de corde, lestés du matériel de tournage. Une opération délicate. Et pourquoi, plus tard, ne pas monter dans l’automobile du général ?  Parce que les quais sont un territoire fédéral et, malgré une demande faite par le chef du cabinet du Premier ministre, ni la sécurité française ni la Police montée, n’accepte la proposition. Au final, c’est le général lui-même qui donne son accord. Bon joueur, Daniel Johnson sert d’assistant au cinéaste et prend sur ses genoux le chargeur de rechange. 

La rumeur voulait que la ville de Québec se soit offert un photographe de Time Life à grand frais pour faire ce reportage. « Au contraire, dit Labrecque, c’était un p’tit gars de Limoilou qui était monté dans la voiture du général ». Il ajoute que « dans ce temps-là, j’avais l’impression qu’on faisait des affaires chez nous ». 

Rappelant le Speak White de Michèle Lalonde, le RIN de Pierre Bourgault, la campagne électorale de Bernard Landry, La Nuit de la poésie (1970 et 1980), Marie Uguay (1982), et plusieurs autres, Labrecque, une caméra pour la mémoire est un véritable album souvenir des moments charnières qui ont ponctué l’histoire du Québec. On reconnaît la signature de Jean-Claude Labrecque dans ses documentaires et par la grande justesse de son regard sur notre société. 
« Je tenais absolument à retrouver Jean-Claude dans le Stade Olympique au même endroit où, quarante ans plus tôt, il avait tourné ce fameux plan du 4 fois relais 100 mètres. Je tournais le plan le plus large possible où le petit Jean-Claude Labrecque entre dans ce grand stade vide et il va s’installer en plein centre pour retrouver la même caméra et le même trépied qu’il avait utilisés, à faire le même mouvement qu’en 1976. Je suis à côté de lui et ma caméra rejoint l’écran du stade sur lequel est projeté le plan qu’il avait tourné à l’époque. »

Cette mise en scène de cinéma de fiction dans un documentaire met toute la grandeur et la justesse de l’importance du talent de ce grand virtuose de la caméra en évidence dans la splendeur du Stade. Un moment inoubliable pour les deux hommes de cinéma. Une fois encore, pas un mot qui se dit, c’est le cinéma qui parle.

Le film se termine sur un gros plan où l’on voit le cinéaste appuyé sur sa caméra. Son regard transperce l’écran à tel point qu’on dirait qu’il rejoint chacun des spectateurs dans la salle. Dans cette dernière image, la splendeur du cinéma est à la hauteur de l’immense homme de cinéma qu’est Jean-Claude Labrecque.
 
« J’aime le Québec, j’aime beaucoup les gens qui y vivent. Aller ailleurs, aux États-Unis ou en France pour me perfectionner », reconnaît-il s’être déjà demandé. La réponse est venue spontanément. « Non, je reste au Québec. Je vais me laisser prendre par ce que je vois, ce que je trouve étonnant. Pourquoi on ne ferait pas de films pour nous autres ? », conclut celui qui a laissé aux Québécois des traces tangibles de leur mémoire collective.

Le devoir moral, selon Michel La Veaux

Dès son entrée dans les locaux de l’aut’journal, l’énergie brute de Michel La Veaux impressionne. Aux premiers mots prononcés, ses yeux plantés dans les miens, tout disparaît autour de moi. Ne restent que le cinéma et l’homme, volubile et captivant, qui me fera partager sa passion pour son métier avec autant de conviction que Jean-Claude Labrecque, qui évolue devant sa caméra. Le parallèle entre les deux hommes est étonnant.

Le réalisateur du film Labrecque, une caméra pour la mémoire raconte ainsi l’origine du projet. En 2015, dans le cadre des Rendez-vous du cinéma québécois, la Cinémathèque se préparait à rendre hommage à Jean-Claude Labrecque. « Ça prend un directeur de la photographie pour parler de mon père, me dit son fils Jérome au téléphone. Accepterais-tu de venir parler de lui ? » 

« Lorsque je suis descendu de scène, le déclic s’est fait », dit La Veaux. Michel Brault, mort deux ans auparavant, n’avait eu droit qu’à un court-métrage de dix minutes sur sa carrière. Il a senti un devoir moral envers Jean-Claude Labrecque de lui offrir un long métrage, de son vivant. Il l’informe de son intention et repart avec un accord en poche. Les démarches s’amorcent rapidement.  

« Dès que le tournage a commencé, Jean-Claude s’est engagé à fond dans cette aventure au cours de laquelle il allait retrouver son énergie de jeunesse. Tout lui plaisait dans mes choix d’images, d’entrevues, bien sûr, mais, surtout, c’est le cinéma qui prévalait. Hyper dynamique, il était curieux des nouveaux outils utilisés par l’équipe. Lorsqu’il m’a vu installer des rails pour faire des travelings, je le sentais prêt à sauter sur la caméra. » 

Le parcours de La Veaux

Francine Laurendeau, journaliste et compagne de Labrecque, avait également confirmé l’énergie renouvelée de son compagnon lorsqu’il partait en tournage pour deux ou trois jours. Il était dans l’action du cinéma, c’était pour lui un véritable bonheur. 
Michel La Veaux débute une formation en cinéma au collège Ahuntsic. Véritable académie du cinéma de l’époque, le directeur visionnaire propose un  programme ambitieux. « Quand, à 19 ans, vous aspirez à devenir directeur de la photographie et qu’on invite des cinéastes, tels que Michel Brault, un des plus grands directeur photo au monde, et Gilles Groulx, à donner des cours, c’est un grand privilège. » Il y découvre également les films de Jean-Claude Labrecque. L’aspirant directeur photo est fasciné. Il vient de trouver ses modèles. 

Il ne fera pas long feu à l’UQAM puisqu’il accepte une proposition de stage à l’Office national du film (ONF) comme assistant caméraman. Les vrais, les bons cinéastes sont là. Il gravit les échelons. D’abord 2e assistant à la caméra, puis 1er assistant, pour ensuite concevoir les éclairages et manipuler l’appareil. 
Il vient d’entrer dans la cour des grands. Il croise Jean-Claude Labrecque et Michel Brault dans les couloirs. Il est impressionné. « Ils étaient les stars, les kings », se rappelle La Veaux, dont les yeux pétillent encore à ce souvenir. 

Le travailleur infatigable est recruté par Jean-Claude Labrecque qui l’engage comme assistant-caméraman. Cette collaboration lui fait découvrir l’audacieux cinéaste. « Il est dangereux Jean-Claude, il prend des risques, il n’a peur de rien. Il fallait toujours que je le surveille », dit-il en riant tant l’image lui rappelle le caractère fonceur du cinéaste. Au-delà des anecdotes, au-delà de la technique, son regard, sa façon de filmer et sa démarche à hauteur d’homme fascinent et façonnent le directeur photo en herbe. 

Jean-Claude Labrecque et Michel La Veaux ont beaucoup en commun. « Dans mon viseur, les valeurs humanistes priment. Comme Jean-Claude, je veux aimer avec ma caméra la personne que je filme », dit-il. Le rapport de connivence et d’affection entre les deux hommes est manifeste. C’est pour ça que le film est touchant. C’est un film d’hommes de cinéma.

Selon La Veaux, le bonheur de faire ce métier est immense, mais il comporte aussi sa part de responsabilité. « La moyenne des longs métrages que je fais est d’environ cinq millions de dollars. L’argent provient de l’État. Ce sont sept millions de Québécois qui financent mes films et, non seulement, ils paient pour que je les fasse, mais ils paient aussi pour les voir. C’est pourquoi je me sens une responsabilité de faire en sorte d’être à la hauteur de la confiance qu’ils me font. » 

Il enchaîne en disant que c’est un privilège de faire des films. Un nombre de plus en plus grand de réalisateurs ont cette vision. Au générique de fin de son dernier film, Luc Picard remercie les contribuables du Québec.

L’art de raconter avec l’image

À 13 ans, Michel La Veaux a découvert la lumière dans un champ où il a vu des herbes hautes jaunes avec un soleil en contrejour. « Ça m’a ébloui, ébranlé, se souvient-il, tellement que je me suis dit que je voulais capter ces lumières pour le reste de mes jours. Certains seraient devenus peintres, moi c’est la direction de la photographie qui m’a happé. »
« Quand j’étais assistant, je dormais avec mes caméras, incapable de me séparer de mes appareils ni de mes ceintures de batteries, renchérit Michel La Veaux. J’ai fait tous les motels du Québec comme ça. C’était mon kodak et j’y faisais attention. Faire corps avec son l’outil de travail renforce l’attachement, beaucoup plus que si on le considère comme un objet technique ». 

« Le rôle du directeur de la photographie est de défendre auprès des réalisateurs le langage du cinéma, confie Michel La Veaux. Un film de fiction où il n’y a que des dialogues qui racontent l’histoire, ce n’est pas du cinéma. Un documentaire où il n’y a que des entrevues pour raconter l’histoire, ce n’est pas du cinéma. » 

Quand Michel La Veaux reçoit un scénario, qu’il soit ancré dans le réel ou que ce soit une œuvre de fiction, il transforme l’écriture en langage cinématographique. Les noms, les adjectifs, les verbes deviennent mouvements de caméra, profondeur de champ, éclairage, vitesse, plans, les travelings qui se mettent au service de l’image. C’est son travail d’utiliser tous ces outils pour faire en sorte que les images racontent l’histoire tout autant que les mots. 

Quand il y a des moments de silence, le cinéma parle. Par exemple, quand Jean-Claude Labrecque est assis à la cinémathèque, il choisit des plans significatifs. La caméra supplée aux silences. Voilà pourquoi Michel La Veaux insiste pour parler de film documentaire et non de documentaire. 
« Un directeur photo, ce n’est pas quelqu’un qui trippe juste sur les kodaks. J’ai besoin de l’art sous toutes ses formes pour faire mon métier », confie-t-il. La littérature, la philosophie, le théâtre, la danse l’alimentent. « Je capote sur la peinture. Revoir un Caravaggio, assister à un spectacle de Marie Chouinard et sa troupe m’inspirent. La danse est le rythme et la lumière », poursuit l’homme de cinéma qui utilise ses observations pour ensuite concevoir les éclairages de ses tournages. Il pense, réfléchit, puis choisit, décide et affirme avec sa caméra.

Labrecque, une caméra pour la mémoire, Un film de Michel La Veaux, ACPAV / ONF, 2017