Se mentir en faisant mentir les chiffres

Les conditions du débat sur la langue : entre science et idéologie

2017/12/01

Dans Census and Identity. The Politics of Race, Ethnicity, and Language in National Censuses, David Kertzer et Dominique Arel décrivent comment les États utilisent les recensements pour consolider leur pouvoir. L’ardeur que met Statistique Canada à renforcer l’unité canadienne avec ses analyses linguistiques en est un parfait exemple.

Le mouvement indépendantiste québécois carbure à l’inquiétude quant à la situation du français. Statistique Canada s’emploie donc à brouiller nos perceptions à ce sujet.

Ottawa porte aux nues le multiculturalisme pour faire oublier, voire diaboliser la nation canadienne-française, devenue québécoise. Célébrer le bilinguisme et le multilinguisme au lieu d’exposer de manière franche le recul historique du français est une variante du même stratagème.

C’est ainsi que Jean-Pierre Corbeil, analyste en chef des données linguistiques à Statistique Canada, a apprêté les résultats du dernier recensement. Il nous a servi un salmigondis de langues parlées à divers titres à la maison, afin de détourner notre attention de la plongée en piqué du français.

Corbeil s’en est défendu. Il prétend dans Le Devoir du 13 octobre que « Dans le document intitulé Le français, l’anglais et les minorités de langue officielle au Canada, on peut voir clairement que la proportion de la population ayant déclaré parler surtout ou uniquement le français à la maison est passée [au Québec] de 80 % à 79,1 % entre 2011 et 2016. »

Ces chiffres ne se voient pas « clairement » dans son document. Il faut additionner certaines données d’un certain tableau pour les obtenir.

Or, d’après un autre tableau, le poids des personnes qui parlent surtout ou uniquement l’anglais au foyer a, toute proportion gardée, reculé tout autant. Il en ressort aussi que le français et l’anglais ont tous deux fortement progressé au Québec comme langues parlées au foyer, à égalité avec une ou deux autres langues.

En somme, d’après Corbeil le français et l’anglais reculent tous deux sur le plan de l’unilinguisme, mais avancent tous deux sur celui du multilinguisme. Impossible de saisir « clairement » de cette façon l’évolution d’un indicateur aussi essentiel que le poids du français par rapport à celui de l’anglais. Ce rapport de force entre les deux langues conditionne pourtant notre situation linguistique de manière fondamentale. Corbeil fait ainsi dans les fleurs du tapis pour mieux semer la confusion.

Les deux autres documents d’analyse des données de 2016 publiés sous Corbeil poursuivent la célébration du multilinguisme. Passons sur Diversité linguistique et plurilinguisme au sein des foyers canadiens, dont le titre dit tout. Quant à Un nouveau sommet pour le bilinguisme français-anglais, on plastronne : « Le taux de bilinguisme est passé de 12,2 % en 1961 à 17,9 % en 2016. Il s’agit d’un nouveau sommet pour le bilinguisme français-anglais dans l’histoire canadienne. »

On y tait que durant le même demi-siècle, l’unilinguisme anglais a augmenté de 67,4 à 68,3 %, tandis que l’unilinguisme français s’est effondré, plongeant de 19,1 à 11,9 %. Si bien que la connaissance de l’anglais au Canada a progressé de 79,6 à 86,2 %, un autre sommet historique, alors que la connaissance du français a reculé de 31,4 à 29,8 %, un creux tout aussi historique.

Autrement dit, le bilinguisme canadien se construit au bénéfice de l’anglais et sur le dos du français. Vérité que Statistique Canada choisit d’étouffer.